Au nom de la « lutte contre le séparatisme », « le communautarisme » ou l’« islamisme », les associations de défense des droits des musulman·es et celles faisant preuve de solidarité à leur égard sont la cible de sanctions répétées de la part des pouvoirs publics. Le deuxième rapport de l’Observatoire des libertés associatives analyse 20 cas de sanctions abusives entre 2016 et 2021. En pénalisant des associations aux pratiques légales au regard du droit, et parfois sur des accusations aux bases factuelles incertaines, ces entraves s’avèrent dangereuses et contre-productives pour lutter contre le terrorisme islamiste, contribuant à affaiblir les capacités d’auto-organisation des musulman·es et de toutes celles et ceux attachés à l’État de droit. 

Antonio Delfini, Chercheur associé au Ceraps/université de Lille, chargé de recherche à l’Institut Alinsky/Observatoire des libertés associatives. Il a notamment publié Démobiliser les quartiers. Enquêtes sur les pratiques de gouvernement en milieu populaire (Presses Universitaires du Septentrion, 2021).

Julien Talpin, Chargé de recherche au CNRS, CERAPS/Université de Lille. Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements, coordinateur de l’Observatoire des libertés associatives. Il a notamment publié L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires (PUF, 2021).

Le 24 septembre dernier, le Conseil d’État a définitivement validé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Cette décision constitue un important précédent pour une association de lutte contre les discriminations. Car, rappelons-le, l’objet du CCIF était de défendre par voies judiciaires les personnes musulmanes (ou perçues comme telles) victimes d’islamophobie. Dès sa publication, cet arrêt a été dénoncé par plusieurs associations de défense des droits humain. Pour la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), le Syndicat de la magistrature, l’Union syndicale Solidaires ou encore Attac : « L’arrêt du Conseil d’État affirme qu’en combattant, par la voie légale, ce qu’on tient pour injuste, on se rend complice des infamies commises au prétexte de l’injustice, et qu’en exigeant de l’État qu’il respecte le droit, on se rend coupable de sédition. Cette décision fait fi des valeurs fondamentales de l’État de droit. »[1] Les réactions à gauche, en revanche, ont été plus rares…

Mais, à bien des égards, la dissolution du CCIF n’est que l’arbre qui cache la forêt. Derrière l’ampleur – nationale voire internationale – de cette affaire, derrière l’importance des moyens déployés – la dissolution est l’un des outils de police administrative les plus coercitif envers le monde associatif –, beaucoup d’autres associations font l’objet de sanctions institutionnelles sur la base d’accusations de « communautarisme », « d’atteinte à la laïcité » ou « d’accointance avec l’islamisme ». C’est ce que montre le deuxième rapport de l’Observatoire des libertés associatives, paru le 1er février 2022. En s’appuyant sur l’analyse de vingt cas d’associations sanctionnées par les pouvoirs publics, ce travail met en évidence une dérive des politiques de lutte contre le terrorisme ou le « séparatisme islamiste », qui dans certains cas sanctionnent de manière arbitraire et contre-productive un ensemble d’associations aux pratiques tout à fait légales[2].

Haro sur les subventions publiques

« Pas un euro d’argent public aux ennemis de la République. » C’est le principal élément de langage qui a accompagné la présentation par le gouvernement, et le vote par le parlement fin 2020, de la loi confortant le respect des principes de la République, dite « loi séparatisme ». Au-delà d’incarner une position générale de fermeté de l’exécutif sur la lutte contre l’islamisme à quelques mois des élections présidentielles, ce mantra avait pour vocation d’illustrer l’une des mesures phares de la loi : l’entrée en vigueur au 1er janvier 2022 du « contrat d’engagement républicain » (CER). Un document censé se substituer aux chartes locales de la laïcité et qui subordonne le versement de subventions publiques et l’obtention d’agréments au respect des « principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine, ainsi que les symboles de la République c’est-à-dire l’emblème national (le drapeau), l’hymne national et la devise de la République » ainsi qu’au fait « de ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République et, enfin, [celui] de s’abstenir de toute action portant atteinte à l’ordre public ». Une mesure qui a immédiatement soulevée l’inquiétude d’une grande partie du monde associatif[3]. Mais avant-même l’entrée en vigueur du CER, la formule censée l’illustrer a déjà été utilisée pour justifier des attaques contre certaines associations.

« Des gens qui se mettent en dehors des valeurs de la République ne peuvent pas bénéficier de fonds publics. » Interviewé le 18 janvier 2019 par le journal Marianne, Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement, attaque Anne Hidalgo au sujet de sa politique de subvention aux associations[4]. En cause ? Le versement par la municipalité d’une subvention de 3000 euros à la Fédération des associations de solidarité avec tous·te·s les immigré·e·s (Fasti) pour un projet d’accompagnement de couturièr·es sans papiers du quartier de la Goutte d’Or à Paris. A la suite d’élu·es locaux·ales parisien·nes[5], le présumé candidat pour les municipales à Paris en 2020 accuse la Fasti d’être une association « politique militante », de faire partie de la « mouvance décoloniale » et comme le soulèvera quelques mois plus tard Robin Réda, député Les Républicains de l’Essonne, d’être « anti-républicain » et de « justifi[er] le terrorisme ».

« Pas d’argent public pour les ennemis de la République », relance quelques mois plus tard l’élu du XVIIIe arrondissement de Paris, Pierre Liscia, revendiquant même la paternité de l’expression[6]. Le 12 novembre 2019, il écrit à Michel Cadot, alors préfet d’Île de France, pour attirer son attention sur les subventions attribuées par la Ville de Paris à des associations qu’il juge « communautaristes », dont l’Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie (ACORT). L’association bénéficie de 5000 euros de subventions dont l’ex-élu Les Républicains souhaite l’annulation au motif que l’association dénonce un « racisme d’État » et qu’elle serait « noyautée par des mouvances indigénistes, décoloniales ». Dans son courrier, l’élu enjoint le préfet d’Île de France à saisir le procureur de la République pour un dépôt de plainte contre l’association sur les mêmes fondements que ceux du préfet de la Drôme, Hugues Moutouh, qui avait porté plainte en octobre 2019 contre le militant associatif de Valence, Hakim Madi, qui dénonçait sur Internet « une chasse aux musulmans ».

« Mon mot d’ordre c’est : pas un euro d’argent public pour les ennemis de la République ». Fin 2020, c’est Marlène Schiappa qui popularise définitivement l’expression en réagissant publiquement à un ensemble de polémiques sur l’islam (mosquée de Strasbourg, etc.). Au même moment, elle déclare au journal Le Point qu’il y a un « malentendu sur le projet » de l’association Coexister qui « semble en apparence bien sympathique, mais qui défend davantage les relations interconfessionnelles que la laïcité. »

« Pas un euro d’argent public ne doit aller aux ennemis de la République » reprend enfin la secrétaire d’État à la Jeunesse et à l’Engagement Sarah El Haïry dans le JDD en mars 2020[7]. Cette fois, il s’agit de viser la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France et l’association d’éducation populaire amiénoise la Boite sans projet, organisatrices d’un débat entre des jeunes des quartiers populaires et la secrétaire d’État le 22 octobre à Poitiers. Invitée à la restitution d’une semaine de discussions, la secrétaire d’État n’a pas apprécié les récits et propositions des jeunes et a dénoncé des « atteintes à la laïcité »[8]. Suite à cet événement, plusieurs rapports d’inspection des deux structures ont été commandités et des menaces pèsent sur le renouvellement d’agréments « jeunesse éducation populaire ». Ce retour rapide sur les contextes dans lesquels cette formule a été mobilisée permet d’anticiper les potentielles dérives que le CER pourrait générer.

Un continuum répressif

Le premier enseignement à tirer de ce travail est que les associations sont aujourd’hui particulièrement visées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Une campagne de communication du SGCIPDR se faisait récemment particulièrement explicite : « Cette influence [islamiste] qui mène à ce qu’une partie de nos concitoyens se séparent du reste de la communauté nationale, passe par des associations communautaires de tous ordres : clubs sportifs, œuvres de charité, associations humanitaires, ligues de défense, structures d’entraide locales, champ éducatif, écoles et soutien scolaire. Les entrepreneurs communautaires islamistes développent un réseau d’officines saturant l’échange économique, culturel et social par le biais du monde associatif et plus généralement de la société civile. »[9] Les sanctions institutionnelles étudiées dans ce rapport trouve en effet leur justification dans une idéologie plus large résumée par la thèse du continuum entre la défense des droits des musulman·es, la radicalisation religieuse et le terrorisme djihadiste. Dans la mesure où il s’agit, en théorie, de protéger la nation du terrorisme islamiste, la répression ne se limite plus à cibler les terroristes potentiel·les, mais cherche à s’attaquer au terreau, à « l’écosystème », qui le ferait naitre. Dans cette perspective, lutter contre le terrorisme revient donc à sanctionner des actions aussi banales que : la diffusion d’une vidéo d’appel à témoignage de femmes musulmanes ; la vente de gâteau en marge d’une conférence ; l’existence d’une relation passée avec des militant·es politiques musulman·es ; l’expression de critiques à l’égard de certaines lois ou pratiques institutionnelles… Et in fine à étendre les cibles de la répression.

Quand l’État s’affranchit du droit

Par conséquent, et c’est le deuxième enseignement : les sanctions institutionnelles envers les associations ne s’appuient que rarement sur le droit. Et pour cause : les activités associatives ciblées sont légales. La neutralité religieuse en vigueur au sein de l’État ne s’applique pas aux associations – même délégataires de service public – y compris aux centres sociaux, comme on le pense parfois. Le « prosélytisme », parfois vaguement reproché à certaines associations est en droit français… une liberté. Seul le « prosélytisme abusif » est sanctionné, or aucun des cas enquêtés n’a fait l’objet d’une telle qualification juridique. De la même manière, « le communautarisme » ou « le séparatisme » supposé de certaines associations ne dispose pas de base légale, seule les « dérives sectaires » qui pourraient le cas échéant s’y apparenter le sont, mais là encore, aucune association étudiée n’a été sanctionnée sur cette base. Dès lors, les attaques institutionnelles passent par la disqualification publique et des mesures administratives : de la dissolution à la coupe de subvention. Autant de décisions qui ne respectent pas les principes d’une procédure de justice équitable. En l’absence notamment d’une procédure permettant le respect du principe contradictoire, les associations n’ont bien souvent même pas la possibilité de se défendre devant l’institution. Les attaques contre ces associations se relèvent in fine idéologiquement motivée. On assiste dans les cas observés dans ce rapport à une chasse aux sorcières qui devrait heurter toutes celles et ceux qui restent attaché·es à l’État de droit et aux libertés associatives.

A ce jour, ce sont principalement les associations de défense des droits des musulman·es qui ont été touchées, le plus souvent dans l’indifférence générale. En pénalisant des associations aux pratiques légales au regard du droit, et parfois sur des accusations aux bases factuelles incertaines, ces entraves s’avèrent dangereuses et contre-productives pour lutter contre les phénomènes terroristes. Dangereuses parce qu’elles ouvrent la porte à l’arbitraire et mettent à mal l’État de droit. Et contre-productives parce qu’elles contribuent à approfondir la marginalisation civique de nos concitoyen·nes musulman·es par l’affaiblissement ou la disparition d’associations tout à fait légales qui, loin de faire le lit du terrorisme islamiste comme le prétendent des commentateur·rices pressé·es, en constituent le meilleur rempart[10].

Le spectre de la répression s’étend pourtant, comme en atteste la récente volonté de dissolution du média Nantes révoltée. Au-delà des seules associations musulmanes ou perçues comme telles, on assiste ces dernières années à une attaque plus large de toutes formes de contre-pouvoirs, médiatiques, politiques, associatifs ou syndicaux. C’est à partir de ce constat, et pour défendre les vertus émancipatrices et démocratiques de la critique, que s’est constitué l’Observatoire des libertés associatives, faisant le pari que face à la répression, des secteurs militants qui n’ont pas l’habitude de coopérer pourront peut-être enfin minimalement converger. Si la dissolution du CCIF, comme les autres attaques institutionnelles documentées dans cet article, n’ont pas susciter de tels élans collectifs, peut-être que la répression d’acteurs moins minoritaires entrainera davantage de réactions.

[1] « La dissolution du CCIF validée par le Conseil d’Etat : les associations en danger ! », communiqué commun, 08/10/2021.

[2] Cet article est une synthèse d’un travail d’enquête plus approfondit. Ce travail s’appuie sur l’analyse de vingt cas d’associations entravées par les pouvoirs publics en raison dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Ces différentes expériences de répression ont fait l’objet de fiches récapitulatives détaillées disponibles sur le site de l’Observatoire. Voir le rapport « Une nouvelle chasse aux sorcières. Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme ».

[3] « “Associations présumées coupables ?” : une disposition du projet de loi “confortant les principes républicains” inquiète le Mouvement associatif », France Info, 18/01/2021.

[4] « Subvention de Paris à une asso indigéniste : Griveaux dénonce une atteinte “aux valeurs de la République” », Marianne, 18/01/2019.

[5] Voir notamment l’intervention de Pierre Liscia sur CNews le 7 octobre 2020.

[6] « J’avais martelé, il y a deux ans, un message qu’on entend de plus en plus aujourd’hui : “pas d’argent public pour les ennemis de la République”. Aujourd’hui, à chaque fois que Marlène Schiappa fait un plateau télé ou une matinale à la radio, elle utilise cette punchline. Je ne dis pas que c’est moi qui en suis à l’origine, mais en tout cas, ce sont des mots que j’étais le seul à prononcer il y a deux ans et qui, aujourd’hui, sont prononcés au plus haut sommet de l’État. », « Pierre Liscia : “Pas d’argent public pour les ennemis de la République” », Front Populaire, 10/10/2020.

[7] « La ministre Sarah El Haïry au JDD : “Pas un euro d’argent public ne doit aller aux ennemis de la République” », Le JDD, 21/03/2021.

[8] « Poitiers. La laïcité divise les jeunes des quartiers et la secrétaire d’État à la jeunesse », France 3, 23/10/2020.

[9] « Décryptage : le séparatisme islamiste », 03/10/2021.

[10] À ce sujet, voir l’étude coordonnée par Francesco Ragazzi. « “Séparatisme” : et si la politique antiterroriste faisait fausse route ? », The Conversation, 08/11/2020.