Un collectif de sociologues réagi au plan banlieue que doit présenter, ce 8 février, Nicolas Sarkozy : les banlieues n’ont pas besoin d’un plan de plus, mais d’une politique globale.

Par Stéphane Beaud, Isabelle Coutant, François Dubet, Michel Kokoreff, Didier Lapeyronnie, Olivier Masclet, Serge Paugam, Gérard Mauger, Laurent Mucchielli, Yasmine Siblot, Patrick Simon, Loic Wacquant, Agnès van Zanten

Nous sommes des sociologues de diverses orientations théoriques et méthodologiques qui travaillent depuis 20 ans sur la situation des banlieues populaires. Aujourd’hui nous signons ce texte commun pour dénoncer l’insuffisance criante du diagnostic et l’indigence des remèdes proposés par le plan Amara pour enrayer la paupérisation continuée des quartiers stigmatisés de la périphérie urbaine |1|.

Depuis vingt ans, chaque nouvelle législature est l’occasion de lancer un plan banlieue, sans que l’on ait même pris la peine d’évaluer le précédent. L’avant-dernier, le plan de « rénovation urbaine » de Jean-Louis Borloo, visait à « casser les ghettos » pour rétablir la « cohésion sociale ». Il devait « sauver et pacifier nos banlieues ». Il n’a pas encore produit ses premiers effets que, déjà, la nouvelle secrétaire d’État à la Ville – la dix-neuvième à occuper cette fonction en dix-sept ans – présente un nouveau « plan Marshall », « Espoir Banlieue », censé lui aussi tout résoudre. Trois directions d’action « nouvelles » sont annoncées : éducation, emploi, désenclavement urbain. Au milieu des années 1980, l’éducation (les ZEP), l’emploi des jeunes (les Missions locales) et le désenclavement (le DSQ) étaient les priorités du gouvernement socialiste. Dans les années 1990, les zones franches devaient ramener l’emploi, la veille éducative devait favoriser la réussite scolaire, la politique de la ville devait urbaniser les quartiers. Aujourd’hui, on change les labels mais la seule innovation est de le faire en miniature : après en avoir ciblé 13, puis 26, puis 150, puis 751, puis 163, le nouveau plan vise 50 quartiers. Pourquoi 50 ? Que deviendront les autres ?

On pourra toujours gloser sur l’ambition de Fadela Amara, avancer que même sa ministre de tutelle n’y croit guère et le fait savoir. Malgré le soutien affiché du Président de la République, l’engagement des ministères dans cette politique interministérielle, qui n’est jamais parvenue à en être une, apparaît, comme à chaque fois, plus que mitigé. Certes, le plan prévoit un montant d’un milliard d’euros. Mais les cadeaux fiscaux aux ménages les plus riches se montent à 15 milliards d’euros, ce qui résume bien les priorités de ce gouvernement.

Faut-il en conclure que toutes ces politiques ne servent à rien ? Certes non. Le gouvernement Raffarin avait fortement réduit les budgets sociaux, coupé les crédits aux associations, et supprimé la police de proximité. Cette politique a directement contribué aux émeutes de novembre 2005. Or rien n’a changé depuis. Dans les quartiers où nous avons enquêté, plus personne ne se fait d’illusions sur les effets d’un énième plan. Entre la communication et les actes, la crédibilité de l’État et de ses représentants s’est évaporée. Pour les habitants des cités, l’élection du Président de la République a été acquise, « grâce » à leur stigmatisation publique et « grâce » à ses échecs comme ministre de l’Intérieur. Que l’on envisage de recréer discrètement une « police de quartier » ne suffira pas à redonner un semblant de légitimité à des politiques qui l’ont perdue et à une République qui a tellement trahi ses promesses que ses représentants sont parfois honnis.

Depuis trente ans, alors que le pays a continué de s’enrichir, doublant pratiquement son PIB, malgré les plans successifs, la situation des banlieues populaires n’a cessé de se dégrader et les inégalités entre quartiers riches et quartiers populaires n’ont cessé d’augmenter. Ce problème ne peut être circonscrit aux 751 (ou 189 ou 50) quartiers labellisés par telle ou telle procédure. En 2006, 25% de la population de moins de 65 ans en Seine-Saint-Denis vivaient sous le seuil de pauvreté, trois fois plus que dans les Yvelines. L’écart entre le revenu moyen des habitants de Seine-Saint-Denis et celui des habitants de Paris intra-muros s’est fortement accentué. Les disparités entre les services offerts sont aussi criantes : en 2000, les services municipaux des communes riches d’Ile-de-France disposaient de budgets supérieurs de 60% à ceux des communes pauvres. Depuis deux décennies, le taux de chômage dans les zones urbaines sensibles reste obstinément deux fois supérieur à la moyenne nationale. Mais dans certaines villes, parmi les catégories ouvrières ou d’origine immigrée, il dépasse fréquemment 40% à 50%. Les périodes de chômage y sont aussi plus longues et plus dures. De même, l’accès à la santé, au transport, à la culture, continue de caractériser négativement les populations des « quartiers ». Et la politique de « rénovation urbaine », au lieu d’accroître le parc HLM, va réduire le nombre de grands logements sociaux à bas loyers et rendre plus difficile encore l’accès au logement social de ceux qui en sont déjà exclus.

Chez les habitants, domine un sentiment d’humiliation et d’injustice. Ils se sentent traités comme des citoyens de seconde zone. Ils se sentent abandonnés par l’État (ce qui explique aussi une part du « sentiment d’insécurité ») et plus généralement par une société française qui ne veut pas d’eux. Le déficit massif d’emplois et la discrimination à l’embauche se cumulent pour creuser toujours plus le fossé entre les cités périphériques et les centres-villes. Les services publics se sont retirés, semblant plus préoccupés de se protéger de la population qu’à lui venir en aide. L’école apparaît plus comme un obstacle à franchir que comme une chance. La police passe plus de temps à contrôler et neutraliser les jeunes qu’à protéger les habitants qui vivent dans ces quartiers. L’objectif du « plein emploi » résonne comme une insulte pour les milliers de jeunes qui, chaque année, désespèrent de trouver un travail, même quand ils ont une qualification.

Depuis trente ans, les dirigeants du pays, de gauche comme de droite, ravalent les quartiers populaires au rang de « problème social ». Marginalisés par l’absence de reconnaissance politique, leurs habitants se voient enfermés dans le rapport exclusif à la norme et à l’ordre, dans l’alternative de la passivité et de la violence. Ils vivent les politiques publiques comme des décisions d’en haut et d’ailleurs, au mieux destinées à leur faire la charité pour qu’ils se tiennent tranquilles. Tant qu’il ne pourra s’appuyer sur une légitimité politique retrouvée, quel que soit son contenu, le nième « plan banlieue » s’enlisera dans les sables de la communication et de l’impuissance. Jusqu’aux prochaines émeutes, jusqu’au prochain plan. Les banlieues populaires n’ont pas besoin d’un plan de plus, mais d’une politique globale et continue de création d’emplois, de renforcement des services publics, de réduction des inégalités et de lutte active contre les discriminations multiformes.


|1| Ce texte a été initialement publié dans Libération, le 22 janvier 2008