LABORATOIRE DES LUTTES : A l’occasion du Forum social mondial de Belem (27 janvier-1er février), retour sur le FSM 2007 qui se tenait à Nairobi. Une équipe d’une vingtaine de chercheurs, français et kenyans, en a mené une observation collective et qualitative. L’ouvrage issu de ce travail, Un autre monde à Nairobi (Karthala, 2008), rend compte des multiples facettes de cet événement militant : ses débats, ses protagonistes, ses lieux, ses à côtés, ses paradoxes et sa complexité aussi. En voici des extraits.

« À TABLE LES ENFANTS ! », L’INVASION DU « RESTAURANT DU MINISTRE » AU FORUM

Stade Kasarani, mardi 23 janvier 13h

L’accès à une alimentation saine pour tous et la souveraineté alimentaire ont été des sujets largement débattus en différents ateliers du Forum Social Mondial. Néanmoins, cette préoccupation vis-à-vis des problèmes d’alimentation n’aura pas empêché qu’une polémique naisse et gonfle à propos des services de restauration proposés aux participants du Forum.

Une fois au stade de Kasarani, deux possibilités s’offraient à vous pour vous alimenter et vous rafraîchir : marcher un bon quart d’heure sous le soleil pour sortir du stade et arriver aux parkings, où avaient éclôt de nombreuses cantines locales ; ou rester dans l’enceinte du Forum, et vous rendre à l’un des deux restaurants qui jouissaient, de fait, d’une situation de monopole. L’enjeu n’était pas seulement physique : il était également économique. En effet, à la surprise générale, un repas dans ces derniers restaurants était trois fois plus cher qu’une assiette prise dans l’une des cantines du parking (500 contre 150 Kenyan shillings). Certes, le service n’était pas le même. Les restaurants appartenant à de grandes chaînes d’hôtellerie, le standing et les codes de restauration (menus, organisation, service…) étaient alignés sur les standards internationaux, mais rien ne justifiait vraiment une telle différence, hormis l’emplacement.

Ainsi, de longues files de militants-clients assoiffés et affamés se formaient devant ces « luxueux » stands. Elles débouchaient sur une caissière, à laquelle il vous fallait passer commande et payer dans la foulée. Puis une seconde queue se constituait, pour que vous échangiez votre ticket de caisse contre un repas. Il fallait alors longer les différents mets, présentés derrière des vitrines ou directement accessibles dans de grands plats en cuivre disposés sur une cuisinière ambulante et chauffante. Après avoir remonté ainsi la chaîne, vous receviez des mains de cuisiniers en toque et tunique blanche une assiette garnie.

L’attente était longue, propice aux échanges avec d’autres participants. Ces files furent, à n’en pas douter, de véritables lieux de socialisation. L’une des discussions récurrentes concernait justement ce système de restauration, le monopole de ces luxueuses chaînes et le prix que vous deviez payer par repas. Rapidement, l’information concernant l’existence d’autres cantines à l’extérieur du stade se répandit, et les queues se réduisirent partiellement. En revanche, la polémique ne désenfla pas, bien au contraire ! Une rumeur commença à circuler : l’une des deux enseignes en question appartiendrait à la famille du ministre kenyan de la Sécurité intérieure alors en exercice. La situation fut jugée inacceptable aux yeux de nombreux militants altermondialistes, qui décidèrent donc d’envisager une riposte. Des appels au boycott commencèrent à se répandre.
Mais, à la veille de la clôture du FSM, un petit groupe de militants radicaux, sud-africains, européens et kenyans, se décida à aller plus loin dans la contestation. Se situant à la fois « un pied dedans, un pied dehors », ils s’étaient déjà retrouvés pour d’autres actions. La veille, une bonne partie d’entre eux avait ainsi forcé les grilles du stade, pour dénoncer les frais d’inscription. N’en étant pas à leur premier coup d’éclat, ils se savaient bénéficier d’une certaine indulgence de la police, peu encline à intervenir dans l’enceinte d’un tel événement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ils décidèrent de mener une action contre ce qu’ils désignèrent aussitôt comme le « restaurant du ministre ».
Accompagné de quelques dizaines d’enfants kenyans, filles et garçons d’une dizaine d’années qui vivaient dans les quartiers alentours du stade et s’étaient faufilés dans l’enceinte du FSM, le groupe marcha sur sa cible, bien décidé à procéder à une distribution gratuite de repas. La surprise fit tout son effet. Serveurs, cuisiniers et responsables du restaurant, blasés par le nombre incalculable de manifestations qu’ils avaient vu passer dans le stade, ne prêtèrent aucune attention à cette importante colonne qui fondait sur le restaurant. Puis tout s’accéléra et se transforma une cohue rocambolesque !

Les enfants déboulèrent sous la tente du restaurant, se positionnant devant les vitrines de nourriture et les plats chauffants. La quinzaine de militants à l’initiative de l’action prit position derrière les fourneaux pour forcer à la distribution des repas. Munis d’un mégaphone, deux d’entre eux scandaient des slogans en faveur du partage des richesses, de l’accès à la nourriture pour tous, et dénonçaient le scandale du prix des repas servis dans cet établissement. Les clients, médusés, furent débordés par cette déferlante d’enfants. Ils ne bougèrent pas, témoins d’une action dont la cause parlait à chacun, tout en étant surpris de s’y trouver directement confrontés. Dépassés par les événements, embourbés dans une situation physique inextricable, les gérants du restaurant comprirent qu’il fallait réagir avec pragmatisme : dans ce contexte, la seule solution qui s’offrait à eux était d’obtempérer. Une brève négociation s’engagea alors entre le gérant et un des activistes qui menait l’opération pour mettre les enfants en rang devant chaque plat. Les cuisiniers semblèrent même un instant reprendre le dessus, s’autorisant quelques coups de louche en direction des enfants trop impatients. La distribution de gobelets, en guise de récipient pour collecter la nourriture, déclencha une nouvelle bousculade. L’excitation provoquée par cet instant de renversement des rapports de force en leur faveur rendait les enfants difficilement maîtrisables. Eux, les enfants des slums, auxquels il avait été fait maintes et maintes fois référence lors des ateliers pour illustrer la réalité de la pauvreté, allaient enfin devenir des acteurs de ce Forum, et recevoir, gratuitement, autre chose que des mots et de la compassion. Hier traqués par les militaires kenyans aux abords du stade pour assurer la sécurité des participants au forum, ils étaient aujourd’hui, pour un instant, un instant seulement, les rois de la fête de l’altermondialisme.
Les activistes s’emparèrent alors des louches et la distribution de nourriture commença, provoquant une nouvelle fois une joyeuse pagaille. Les enfants se bousculaient pour s’assurer d’être en bonne position pour recevoir « leur part ». Il est vrai que, pour eux, ce n’est pas tous les jours « spaghettis à la sauce bolognaise » ou « curry de veau ». Les clients qui venaient de payer leurs plats assistèrent impuissants à la scène, certains prenaient des photos, persuadés de vivre le summum d’un Forum un peu calme ; d’autres, ébaubis, admiraient combien la réalité physique d’une foule déterminée avait balayé en un instant l’ensemble des normes et des règles qu’ils suivaient depuis trois jours. Une brigade de police fut dépêchée sur place mais leurs chefs firent le même constat : il n’y avait rien à faire, sinon attendre que l’orage passe.

Après une première vague, le gérant du restaurant tenta de mettre fin à la distribution. C’était sans compter sur la détermination des activistes sud-africains résolus à ne pas restreindre cette action à une simple œuvre de bienfaisance utile, consistant à offrir un « repas » gratuit à des enfants démunis. Ils entendaient au contraire en faire une action politique symbolique pour dénoncer combien les inégalités et les injustices existent dans le FSM même. L’action ne pouvait s’arrêter là ! Au grand dam du gérant, ils ouvrirent alors tous les plats restants. La distribution recommença de plus belle, et tout y passa. Plus la distribution avançait, moins les enfants faisaient attention à la nourriture en tant que telle, comme lors des cinq premières minutes. Très vite, l’impression d’une abondance inattendue dans un lieu qui leur était jusqu’ici inaccessible, la surprise de la gratuité de quelque chose qui, au quotidien, est une question de survie, firent basculer le comportement des enfants. Il n’était pour eux plus question de veiller à être parmi les bénéficiaires de la distribution mais de jouer et profiter au maximum d’un instant magique, carnavalesque, où les rapports sociaux s’inversaient. Certains se mirent à danser, les mains pleines de spaghetti, d’autres à jouer avec les plats en inox, qui avaient fini dans la foule. Tout naturellement de la nourriture volait un peu partout. N’en déplaisait à certains clients écœurés par le gaspillage, l’intensité de la situation importait plus que la nourriture et les « jeux d’enfants » prirent le dessus.

En moins de dix minutes tout fut rasé, du ketchup à la salade de courgettes ou de carottes, en passant par la viande de bœuf mitonnée et les poulets-frites. À n’en pas douter ce fut également pour certains une véritable découverte culinaire. Certains prenaient d’ailleurs le temps de goûter ce qui passait à leur portée, afin de ne se servir que d’aliments à leurs goûts.
Via leurs mégaphones, les initiateurs de cette distribution gratuite appelèrent tout le monde dehors. Dansant et chantant d’allégresse, les troupes se reformèrent dans l’allée du stade, laissant derrière eux un restaurant exsangue. Rassasiés et motivés comme jamais, ils décidèrent de faire une descente dans la deuxième enseigne du forum. Prévenue, la police avait déjà pris position sur les lieux, bloquant l’accès. Quelques irréductibles militants français entamèrent alors une brève manifestation devant les policiers, les prenant à témoin, mais l’action s’acheva là et le deuxième restaurant ne subit pas le même sort que son homologue. Par précaution, le gérant avait d’ailleurs commencé à vider les plats de leur contenu. La foule se dispersa alors progressivement. Deux enfants, vêtus d’une grande chemise d’écolier sale et déchirée, s’en allaient bras dessus-dessous, le ventre plein ; pour eux aussi, un autre monde avait été possible, ne fut-ce qu’un éphémère instant.

(Xavier Audrain, Nicolas Haeringer, Vincent Opondo)

LES ARACHIDES DE CHRISTINE : UNE PREMIÈRE EXPÉRIENCE DU FORUM SOCIAL MONDIAL

Une vingtaine de femmes – jeunes et moins jeunes, d’origines diverses (canadienne, française, espagnole, brésilienne, indienne…), forment un petit cortège festif – avec banderoles et tambours – qui part de la All Saints Cathedral pour rejoindre 500 mètres plus loin le parc Uhuru afin d’assister à la cérémonie d’ouverture du forum social mondial. En queue de cortège se trouve Christine, jeune femme kenyane d’abord assez effacée. Invitée par l’organisation la Marche mondiale des femmes à participer au Forum, elle n’a pas pris la parole pendant la réunion de préparation et observe un peu étonnée l’animation euphorique du petit groupe. On lui remet un foulard violet, aux couleurs de l’organisation, qu’elle ne quittera plus. Alors que la petite délégation entre dans le parc, elle se faufile au cœur du cortège chantonnant gaiement « So-so-so-so-so-lidarity ! » aux bras d’autres participantes. Grisée par l’ambiance agitée de la fosse devant l’estrade principale, elle finit par participer avec enthousiasme à cette cérémonie, tenant tant bien que mal la lourde banderole sous le soleil écrasant de midi.

Christine fait partie d’une petite organisation kenyane de femmes qui a été contactée tout récemment par une troupe de théâtre kenyane, elle-même en lien avec la Marche Mondiale des Femmes : ce réseau à prédominance francophone, basé au Québec, ne disposait en effet pas encore de relais permanents dans le pays où allait se tenir le FSM. A l’ouverture du forum, je la retrouve au stade de Kasarani, toujours coiffée du foulard violet. Elle participe à l’une des premières activités de la Marche Mondiale des Femmes, visant à présenter la courtepointe (tenture-patchwork rassemblant des carrés de tissus fabriqués par les délégués de chacun des pays où la Marche est passée en 2005). Christine est assise dans la salle, un peu en retrait, avec d’autres femmes kenyanes qui bénéficient d’une traduction en kiswahili. Elle observe, un peu amusée, les oratrices qui se succèdent à la tribune pour présenter la Marche Mondiale des Femmes à un public parsemé et surtout composé de femmes portant également le foulard violet ; elle remarque notamment une des organisatrices, une Canadienne aux cheveux coupés très courts et colorés en bleu.

Le lendemain, je la croise devant la salle où devrait avoir lieu un premier atelier de l’organisation. Elle me demande de l’accompagner dehors un instant, loin du brouhaha de la salle. Elle a l’air inquiet, le visage soucieux. Elle hésite, bafouille, puis, pensant que je fais partie de l’organisation, elle m’explique :
« Cela fait maintenant trois jours que je pars de chez moi, que je paie le transport chaque matin pour venir soit en ville, soit ici jusqu’au stade |elle vient de Korogocho – un bidonville de la capitale| et je rentre chaque soir assez tard… ». Elle poursuit : « Et, mes enfants m’ont vu partir toute la journée… Mais, je n’ai toujours rien là… Elles ne m’ont rien donné encore… J’attends mais je ne sais pas si je vais revenir ici demain : cela ne me sert à rien, tu comprends ? ».

Alors que je lui (re)précise que je ne fais pas partie du bureau de l’organisation, elle s’arrête un instant, observe autour d’elle, semblant ne plus pouvoir contenir une colère rentrée. Elle semble ignorer mes réponses et poursuit en désignant d’un geste ferme de la main des participants déambulant dans l’allée centrale :
« Parce que tous ces gens là, eux là…– je parle des Kenyans qui sont là – eux ne sont pas là pour rien, ils ne sont pas venus ici comme ça sans rien… Non ! Alors je ne comprends pas pourquoi moi je viendrais pour rien ! ». Elle se calme, puis reprend à nouveau :
« Et puis, moi j’ai vu ici qu’il y a aussi plein de femmes -et d’enfants même- qui vendent de l’eau ou des trucs comme ça ici… Si je reviens demain, je vais amener ça moi aussi, parce que je ne vais pas continuer à aller aux ateliers comme ça ! ». Elle se décide alors à chercher à discuter avec l’organisatrice.

Le troisième jour, elle est à nouveau assise dans la salle -aux premiers rangs- pour un atelier sur la souveraineté alimentaire. Elle tient à la main une petite poche de boulettes d’arachides sucrées. L’organisatrice la présente, en ouverture de l’atelier : «  On peut commencer la souveraineté alimentaire dès maintenant… avec Christine ! Une jeune femme kenyane des slums – qui fabrique des petites boulettes sucrées… Christine, peux-tu nous donner la recette… ? ». Elle monte sur l’estrade, visiblement gênée… « Quelqu’un peut-il traduire Christine qui parle en swahili ; pour nos sœurs ici présentes ? » – alors que Christine me parle pourtant depuis le premier jour, dans un anglais très compréhensible… Elle est longuement applaudie, devenue en l’espace de quelques minutes la « mascotte » idéale de l’atelier -jeune femme africaine développant une stratégie de valorisation des produits locaux- comme cela sera souligné à nouveau par la modératrice alors que Christine rejoint les gradins, quelque peu émue…. Des dizaines de femmes – également coiffées du foulard violet – viennent alors lui dévaliser son maigre stock de boulettes.

A la sortie de l’atelier, elle vient me voir le sourire aux lèvres «  Elle a été très compréhensive finalement, tu vois : je vais rester… ».
Elle reviendra alors les autres jours, assise au fond de la salle, écoutant attentivement les ateliers alors que son stock de boulettes – complété par des sachets d’arachides décortiquées pour l’occasion – diminue rapidement ; si bien qu’elle n’en aura finalement pas assez à la fin du forum…

(Aurélie Latourès)