FABRIQUE DES IDÉES. La France serait-elle en train d’accomplir sa mue postcoloniale ? La révision du « fait colonial » au sens large semble engagée, à savoir non seulement ce qu’a été le colonialisme à proprement parler mais aussi l’empreinte des rapports de pouvoir coloniaux sur les rapports sociaux actuels, quelques décennies après la fin de l’empire. 4 octobre 2007

Pourtant, ce « moment postcolonial » a été longtemps retardé. Du passé faisons table rase : cette maxime qui tient lieu de vade mecum à la gestion française des pages sombres de son histoire a occulté les rémanences et échos assourdis laissés par l’esclavage et la colonisation dans les structures sociales et politiques. Le caractère inachevé de la décolonisation est encore à inventorier. Des phénomènes convergents témoignent néanmoins d’une profonde transformation du regard que la société française porte sur l’héritage du passé colonial et de la prise en compte du poids de ce passé. Si ce moment postcolonial correspond au tout début d’une reconnaissance par la société française de la diversité qui la constitue — et qui doit beaucoup aux territoires ex-colonisés —, les voies de cette prise de conscience sont à la fois diverses et contradictoires. Le couvercle saute et le refoulé remonte en gros bouillonnements.

Mutations sociales et émergence du postcolonial

Jusqu’au début des années 90, avec moins de crédibilité au-delà, le discours républicain dominant a tenté de « normaliser » le processus d’ouverture et de brassage culturel consécutif à l’installation en France de populations immigrées issues des ex-colonies. La crise du « modèle français d’intégration » et l’affirmation croissante des « minorités visibles » dans l’espace public créent une situation nouvelle, obligeant médias et décideurs à prendre en compte la dimension multiculturelle de la société française. Ce changement de regard sur le statut de l’altérité interagit avec les transformations des relations que la France entretient avec les pays d’Afrique issus de l’ex-empire, dont les sociétés manifestent de plus en plus ouvertement le rejet de la posture néocoloniale affectée par l’ancienne métropole.

La prise de conscience du caractère multiculturel de la société française a été accélérée par le « retour des mémoires coloniales ». Réciproquement, les conditions même de la remontée des mémoires sont construites par la remise en question du modèle d’intégration. Les discriminations subies, notamment, par les immigrés issus de l’empire et de leurs descendants ont largement contribué à cette révision. Le « retour des mémoires » se manifeste sur le mode conflictuel, comme l’a illustré le cas emblématique des « mémoires algériennes », où Français issus de l’immigration, pieds-noirs, harkis et anciens appelés sont en quelque sorte entrés en concurrence pour faire reconnaître leur version du récit de la guerre d’Algérie comme partie intégrante de l’histoire nationale. La loi du 23 février 2005 qui en a été le débouché politique temporaire, tout comme la loi Taubira (2001) ou l’adoption du 10 mai comme journée commémorative de l’abolition de l’esclavage en France (2006), montrent à quel point l’Etat représente, pour ces groupes intermédiaires, le point d’aboutissement de toute stratégie de reconnaissance. Les « lois de mémoire », comme on a pu rapidement les qualifier, traduisent la volonté de prise en charge, par les institutions étatiques, de l’exigence de reconnaissance de la part de catégories de Français trop longtemps relégués, matériellement et symboliquement, à la marge de la société. Que cette reconnaissance puisse être perçue comme une diversion à des exigences de justice sociale illustre l’ampleur des malentendus et la difficulté à dépasser une opposition manichéenne entre question sociale et question « identitaire » ou « raciale ». Face aux revendications mémorielles, le milieu académique a adopté une posture souvent très défensive et s’est inquiété de la traduction de questionnements historiques en plate-forme de mobilisation politique. A peine esquissé, le travail de mémoire sur le passé colonial était déjà disqualifié.

Avec un retard significatif, les sciences sociales et historiques françaises ont fini par aborder de nouveaux territoires, élaborer de nouvelles problématiques, et en fin de compte s’intéresser au vaste chantier des « postcolonial studies » et des « subaltern studies » ouvert depuis bientôt trente ans dans le monde anglophone, notamment en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en Inde. Après la parution en 1978 de L’Orientalisme, ouvrage pionnier d’Edward Said qui déconstruisait les représentations occidentales de l’Autre, l’enjeu de ce nouveau courant était d’apporter une attention particulière au regard et au vécu des colonisé de façon à renverser la perspective adoptée sur le passé colonial comme sur les traces de ce passé dans le présent. Que cette littérature ait été redevable de grands précurseurs francophones (Aimé Césaire, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, plus près de nous Edouard Glissant, Leila Sebbar ou Maryse Condé), qu’il y ait eu aussi en France quelques figures isolées engagées dans une démarche comparable (Abdelmalek Sayad), n’empêche pas de constater que ce courant s’est toujours inscrit à la marge du champ académique. Or, l’importance de la thématique « postcoloniale » dans les parutions récentes, notamment dans les revues, illustre un phénomène, si ce n’est de légitimation, du moins de transposition de théories et de concepts. Signe des temps, les travaux d’auteurs comme Stuart Hall et Paul Gilroy sont enfin traduits en français.

Reste que ce mouvement s’est heurté à une forte résistance de la part de tous ceux qui, au sein des sphères politique, médiatique ou académique, ont pu avoir le sentiment que la recomposition de repères consécutive à ce changement de perspective mettait à mal leurs convictions et positions. Le front d’opposition aux postcolonial studies est loin d’être homogène. Au contraire, il fédère des acteurs aux intérêts et aux backgrounds très éloignés, voire antinomiques. Il est ainsi difficile de relier entre elles les réactions presque unanimement hostiles à l’encontre du mouvement des « Indigènes de la République », sinon dans leur utilisation commune de l’argument d’autorité, comme si le discrédit, l’ostracisme et la délégitimation de ces vilains petits canards de l’hyper-critique relevaient de l’évidence. A côté du classique anathème de « communautarisme » , on aura abusé de l’opposition entre « question sociale » et « question raciale », notamment dans le contexte des émeutes de novembre 2005. Comme si ces deux dimensions n’étaient pas étroitement liées. En même temps, ces débats et controverses intellectuels et politiques ont été l’occasion de questionner des sujets réputés délicats, voire scandaleux, notamment la notion de « race » (avec ou sans guillemets), le rapport entre immigration et racialisation, la notion d’« hybridité » des identités, l’imbrication des dominations de genre, de couleur et de classe dans la postcolonie, ou encore la continuité des structures mentales et des imaginaires associés à la domination coloniale.

Sortir des malentendus

Sur ces différents fronts de débat, le malentendu est omniprésent et les polémiques sont parfois violentes. L’une des raisons tient sans doute aux protocoles incertains et flottants de l’usage dans la sphère publique des connaissances issues de la recherche. Quel est l’espace légitime du débat « scientifique » ? Comment, dans quelles conditions, est-il admissible de mobiliser des connaissances historiques pour construire des argumentaires politiques ? Ces questions se posent avec acuité à l’heure où, face à la salutaire confrontation de la République à son passé colonial et son actualité des discriminations raciales, certains, à gauche comme à droite (mais surtout à droite) tiennent à défendre coûte que coûte l’intégrité de son image. Le spectaculaire retour en force de la fierté nationale pendant la compagne des présidentielles et sa déclinaison autour de l’« identité nationale » érigée en fétiche gouvernemental témoignent de la crispation provoquée par les remises en cause de ces dernières années.

Si le postcolonial fait réagir et fédère contre lui, que propose-t-il qui puisse définir un répertoire d’action ou une référence théorique ? S’il est vrai que le tournant postcolonial signifie d’abord l’ouverture – réelle mais non sans heurts – d’un espace de débat critique sur la nature du lien social et du pouvoir aujourd’hui, il n’incarne aucune orientation politique ou idéologique précise. Il faut le rappeler avec force : la pensée postcoloniale n’est pas autosuffisante et n’a pas prétention à embrasser l’ensemble des contradictions pour les résumer en une.

L’adhésion à une problématique postcoloniale suppose de prendre très au sérieux l’inscription raciste dans la construction des inégalités sociales, mais elle n’implique aucune détermination systématique en faveur d’une politique de réparation de type « discrimination positive ».

L’ouverture au postcolonial engage à considérer des formes d’auto-organisation des minorités comme un passage nécessaire et légitime dans l’action politique, notamment pour lutter contre les discriminations, sans que cela n’implique de soutien systématique et a-critique à toute expression identitaire des minorités en France.

L’ouverture au postcolonial ne signifie pas qu’on ait nécessairement un point de vue déterminé sur le statut de l’Islam en France, ou sur l’usage du voile, ou sur les contours précis de la laïcité, mais elle traduit certainement une opposition à toute discrimination anti-musulmane, une méfiance par rapport aux lois qui visent sans le dire une communauté religieuse, une volonté de mieux connaître les racines – contemporaines, coloniales et même précoloniales – des attitudes islamophobes dans l’imaginaire français.

L’ouverture au postcolonial ne signifie pas qu’on soit frontalement opposé à ce qu’il est convenu d’appeler le modèle républicain français, mais elle signifie à coup sûr une volonté de comprendre cette référence normative dans un certain contexte historique, de saisir la manière dont, dans ses énonciations les plus rigides et dogmatiques, elle tend à occulter les rapports de domination en décourageant un traitement sérieux et systématique du problème des discriminations.

L’ouverture au postcolonial n’implique, enfin, aucune position normative précise sur la manière dont l’Etat devrait interpréter l’histoire et reconnaître des mémoires collectives, mais en revanche elle prend très au sérieux les discussions sur l’héritage du colonialisme et de l’esclavage, en refusant l’idée que la reconnaissance de ces formes de domination et d’oppression conduirait automatiquement à verser dans la « victimologie », la « concurrence des victimes », la « repentance » ou le « communautarisme ».

Comprendre la mue postcoloniale en France

Ainsi, nous avons d’abord voulu, dans la première partie de ce dossier, aborder la « question postcoloniale » au second degré, en nous interrogeant sur les conditions d’émergence du débat. Qu’est-ce qui explique la violence des controverses en cours ? Les réfutations et critiques contre le postcolonial sont-elles liées au contenu même des propositions, aux concepts et axes théoriques utilisés, aux positions politiques, sociales et académiques des différents acteurs ?

La difficulté à mener le travail de mémoire autour du passé colonial — introspection qui contribuerait à refonder le contrat social et à réduire le fossé entre le mythe national-républicain et la réalité sociale —, pose la question de la nature de ce processus de dévoilement, notamment au regard du travail de mémoire qui a été mené sur Vichy et le sort des Juifs de France sous l’Occupation. Les usages de l’histoire dans ce travail mémoire sont clairement mis en question dans les deux cas. L’histoire doit-elle aider à consolider les mémoires ?

Plusieurs auteurs qui commentent cette situation dans notre dossier sont également acteurs du débat, que ce soit dans le domaine proprement universitaire ou dans la sphère politique. Notre seul parti pris dans ce débat postcolonial consiste à l’aborder sans exclusive. Les enjeux sont loin d’être seulement théoriques. Par le débat postcolonial à la française se formulent de nouvelles interprétations critiques de l’histoire – l’histoire coloniale elle-même, ses prolongements possibles dans l’histoire contemporaine, mais aussi la question de l’usage des connaissances historiques dans la construction d’une mémoire publique de ce que fut la domination coloniale pour les peuples qui l’ont subie.

Si la France et son complexe (post)colonial sont au centre du dossier (mais la Belgique y figure aussi, en contrepoint), nos horizons sont loin d’être strictement hexagonaux ou même francophones. Plusieurs textes ouvrent en direction des Amériques, de la Grande-Bretagne, de la Caraïbe, de l’Afrique et du Moyen-Orient, démontrant amplement que le débat postcolonial, quelles que soient ses formes d’apparition dans tel ou tel pays, relève d’emblée de l’espace transnational et mondial.

Discuter les mots pour mieux déplacer le regard

Le débat achoppe en premier lieu sur les notions utilisées et l’approche délibérément décalées des études post-coloniales. La nécessité de décaler le regard est à l’origine même de l’approche postcoloniale puisqu’elle cherche à faire apparaître un impensé radical enfoui dans les rapports sociaux, masqué par les représentations dominantes. Il s’agit de dévoiler la prégnance de l’héritage colonial sur la nature du système-monde — ce qu’Anibal Quijano condense dans son concept de « colonialité du pouvoir ». Il y a nécessité de discuter ces notions encore en construction, qui ne font toujours pas consensus, mais qui donnent à voir autrement les rapports de domination fondés sur des structures sociales et mentales héritées de l’expansion européenne.

Si le postcolonial est d’abord, au sens littéral, ce qui vient « après le colonialisme », la première vertu de ce mot est d’exprimer un paradoxe : « après le colonialisme », au moment des migrations qui marquent « l’explosion du monde impérial hors de ses frontières » (Stuart Hall), il peut rester un « après-colonialisme », une « postcolonie » (Mbembe) qui survit au colonialisme et le perpétue, selon des formes renouvelées. Bien sûr, il n’est pas simple de déterminer ce qui relève, à l’époque contemporaine, du colonial dans les rapports sociaux. Il n’est pas indifférent que l’essentiel des controverses entre historiens, sociologues, anthropologues et politistes porte sur les continuités et les discontinuités entre le colonialisme et le postcolonial, dans les institutions, dans les pratiques sociales, dans les structures mentales, les formes culturelles et les imaginaires.

Avec notamment la traduction inédite d’un texte pionnier d’Ella Shohat paru en 1992 et souvent repris dans les anthologies sur les postcolonial studies, ou encore un entretien exclusif avec Paul Gilroy, célèbre militant et écrivain issu des cultural studies anglaises et auteur de L’Atlantique noir (traduit en français en 2003, dix ans après sa publication en anglais), nous voulions apporter, dans la seconde partie du dossier, des éléments de référence pour comprendre le courant de pensée post-colonial, en contrepoint des débats. Ce courant de pensée est loin d’être unifié et se laisse difficilement résumer. L’entretien avec Achille Mbembe témoigne en ce sens d’un renouveau de ces problématiques à l’aune d’un questionnement original, plus ancré dans des disciplines comme la philosophie, sommant cette dernière à penser sa propre contemporanéité. Le point commun des « études postcoloniales » est sans doute de servir de boîte à outil pour contrer les visions rigides des frontières identitaires, les mécanismes de sélection qui condamnent les uns à rester dehors (hors frontières), les autres à subir les effets des catégorisations, des distinctions (de classe, de race, de genre), des discriminations et des stigmatisations qui sont en partie — beaucoup plus qu’on ne l’admet généralement — liées à un héritage colonial, à des hiérarchies sociales et des représentations anciennes et tenaces. Elles inaugurent aussi, en lien avec un agenda politique brûlant, de nouvelles postures épistémologiques, dans un contexte académique et social antagonique, où la question de « qui parle ? » — au nom de qui (« eux/nous ») ou de quoi (de l’autorité scientifique, de l’objectivité, de la « subalternité », de la rage, de la mémoire des luttes, …) ? Et selon quelles ressources symboliques (la « blanchitude » qui ne se dit pas, la science, …) ou bénéfices en retour —, demeure des plus pertinentes.

Alors qui a peur du postcolonial ? Il n’y a pas de réponse simple à la question qui ouvre ce dossier. Pas d’ennemi principal à dénoncer, sinon l’impensé colonial qui ronge la société française et les hiérarchies sociales dont il assure la pérennité dans une « continuité discontinue ». Pas de complot républicain à découvrir, mais une difficulté spécifiquement française à revisiter les fondamentaux de la République et à les confronter aux faits sa propre historicité. La décolonisation n’est pas terminée, nous le savons, c’est le principal message porté par le postcolonial. Ce message il est urgent d’en prendre acte contre les tenants d’une « identité nationale », qui veulent la rendre plus fréquentable parce que prétendument fière de sa nouvelle multiculturalité, affichée dans les ministères. Penser la France postcoloniale, c’est précisément re-politiser ces identités, s’attacher à leur conflictualité, pour construire leur convergence. Ce numéro est donc une critique radicale qui invite à déconstruire nos structures de pensée et d’action pour les débarrasser du pli colonial sur lequel se fondent le racisme et les discriminations aujourd’hui