L’offensive géorgienne en Ossétie du Sud le 7 août et l’occupation rapide par l’armée russe du territoire géorgien ont ouvert un nouveau cycle d’affrontement au Caucase. Bernard Dreano décrypte la situation en ouvrant sur la question nationale, une fois encore posée en Géorgie. 

Que signifie cette « guerre d’Ossétie » d’août 2008 ? Ce conflit, qui a mis aux prises deux pays membres du Conseil de l’Europe, n’a guère suscité de mobilisations sur nos rivages européens. Au-delà des explications souvent pertinentes sur l’héritage historique, les rivalités des grandes puissances, l’importance du pétrole de la Caspienne, etc., c’est plutôt la confusion politique qui règne ; beaucoup se contentent de lieux communs sur la main de Moscou pour les uns, sur les troubles menées de l’impérialisme américain pour les autres. Ces visions partielles empêchent de tirer les leçons de cet épisode et, plus généralement, de ces conflits caucasiens dont les effets sont importants et la fin n’est pas annoncée.

Les Russes ont-ils vraiment gagné, les Américains perdu, les Européens sauvé l’honneur ?

Rappelons les faits. Le 7 août, le président géorgien Mikheïl Saakatchvili a donné l’ordre à ses troupes de marcher sur Tskhinvali, la capitale de la province sécessionniste d’Ossétie du Sud, et celles-ci l’ont occupée au prix de violents combats et de nombreuses victimes civiles. Depuis son arrivée au pouvoir à la faveur de la « révolution des roses » de novembre 2003, Saakatchvili rêve de réunifier son pays, dont les provinces d’Ossétie du Sud et l’Abkhazie ont fait sécession. Après des années d’échec, les circonstances lui ont enfin paru favorables, certains signes de Moscou semblant indiquer que la Russie laissait tomber son protégé, le chef ossète Edouard Kokoïty, et, si la Géorgie n’a pas réussi à se faire admettre ce printemps comme membre de l’OTAN, Saakatchvili pensait avoir le soutien occidental face à une hypothétique réaction russe. George W. Bush ne l’avait-t-il pas présenté comme un modèle lors de sa récente visite en Géorgie ?

De toute évidence, il s’agissait d’un piège et l’armée russe en a profité pour donner aux Géorgiens la « leçon » que Vladimir Poutine leur promettait depuis longtemps. L’armée géorgienne a été repoussée quelques heures après la « libération » de Tskhinvali et les Russes ont pris le contrôle de plusieurs points stratégiques, non seulement autour de l’Ossétie du sud mais aussi sur le front abkhaze (les gorges de Kodori et l’aéroport de Senaki) et même dans des vallées qui se situent entre l’Abkhazie et l’Ossétie (Svanie) et, au sud, en contrôlant, à Gori, l’axe routier Est-Ouest vital pour la Géorgie. S’agit-il aux yeux du Kremlin des « mesures additionnelles de sécurité » dont parle le document qu’a fait adopter Nicolas Sarkozy pour obtenir un cessez-le-feu ? Quant aux mesures additionnelles de la « punition », elles ont pris la forme de bombardements délibérés de civils à Gori et dans d’autres villes et villages géorgiens.

Au-delà des mâles déclarations de George Bush junior, le soutien américain s’est en pratiquement limité à… libérer les quelques dizaines de soldats géorgiens présents en Irak pour qu’ils puissent aller défendre leur pays. En termes de crédibilité, la guerre d’Ossétie est une défaite américaine. L’Union européenne, par la grâce de Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, semble par contre avoir joué son rôle de puissance médiatrice et obtenu la fin des combats, sauvant la mise du président géorgien menacé par les chars russes. Mais l’objectif des Russes était-il vraiment de remplacer Mikheïl Saakatchvili par une de leur marionnette amenée dans les fourgons d’une armée occupant Tbilissi ? Une telle opération signifiait tout autre chose que de bombarder les immeubles à Kaspi ou Agara ou de mettre hors d’usage les installations portuaires de Poti, coulant au passage la flottille militaire géorgienne. En fait, le cessez-le-feu n’est réellement intervenu qu’une fois que les Russes ont atteint leurs objectifs politiques et militaires, laissant au bouillant Mikheïl une Géorgie plus affaiblie que jamais, renforçant leurs pions abkhazes et ossètes, galvanisant l’opinion publique russe autour de la défense des « frères ossètes massacrés » et exaltant un nationalisme victorieux qui efface le syndrome tchétchène.

Les États-Unis ont, depuis la chute de l’URSS, cherché à entraver la renaissance de la Russie comme puissance régionale. Ce faisant, ils ont aussi renforcé la sympathie à leur égard des États (et aussi le plus souvent des peuples) qui s’inquiètent de toute nouvelle velléité d’impérialisme russe. C’est ainsi, par exemple, qu’ils ont favorisé la création de l’axe de coopération Mer Noire-Caucase – dit GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie) – et prôné une adhésion à l’OTAN de la Géorgie et de l’Ukraine. Avantage supplémentaire, une alliance avec l’Azerbaïdjan (prudent) et avec la Géorgie (enthousiaste) offre un « balcon stratégique » par rapport à l’Iran et à l’Irak, surtout alors que la Turquie ne se plie pas toujours aux volontés du pentagone (comme lors de l’invasion de l’Irak). Enfin, bien sûr, les Américains et leurs alliés européens, britanniques, français, turcs, etc., ont soutenu l’organisation de l’acheminement du pétrole et du gaz de la Caspienne et de l’Asie centrale en contournant la Russie par les magnifiques tuyaux Caspienne-Méditerranée, Bakou-Tbilissi-Ceyan (pour nos voitures) et Bakou-Tbilissi-Erzeroum (pour nos gazinières).

La guerre a montré que ces beaux édifices politiques et ces beaux pipelines, outre qu’ils n’apportaient pas aux peuples du Caucase la paix et la prospérité promises, demeuraient fragiles et vulnérables. Un point gagné pour Moscou. Vladimir Poutine, quand il est arrivé au pouvoir, avait fait du Caucase une priorité pour affirmer la force de l’État russe. D’abord au nord, en provoquant la deuxième guerre de Tchétchénie et en écrasant, non sans difficultés, la sécession au prix de la mort de 15 % de la population locale. Le dernier épisode connu de cette guerre a été la tragique prise d’otage, par un commando tchétchène, des écoliers de Beslan en Ossétie du nord, en septembre 2004. Puis au sud, en affirmant la présence d’une Russie qui distribuait des passeports russes aux Abkhazes et aux Ossètes du sud. Il vient de démontrer ce qu’il peut faire à partir de ces territoires. L’avertissement vaut aussi pour une autre république autoproclamée, la Transdienstrie, sécessionniste de la Moldavie, que pour la base navale russe de Sébastopol en Crimée (ukrainienne mais peuplée majoritairement de Russes), etc. L’empire du Kremlin est de retour.
Mais ce retour consolide le front anti-Moscou des voisins ; les chefs d’État ou de gouvernement d’Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Ukraine sont venus à Tbilissi affirmer leur solidarité avec la Géorgie. Un problème sérieux pour la Russie.

Les Américains ont-ils d’ailleurs vraiment perdu non seulement la face, mais aussi la partie ? Après quelques jours de conflit, le bilan est contrasté. Les Européens se sont divisés comme lors de l’indépendance du Kosovo, mais pas tout à fait selon les mêmes clivages. L’Est, du moins une partie, a pris fait et cause pour les Géorgiens, l’Ouest, dont les Allemands et les Français, demeurant plus circonspects, ne voulant pas une détérioration profonde des rapports avec la Russie pour une histoire d’Ossètes. Une division assez bien perçue par certains stratèges de Washington. D’autant que finalement, Angela Merkel, rejoignant la Pologne et les pays Baltes, a proposé, à Tbilissi même, à la mi-août, une adhésion rapide de la Géorgie à l’OTAN, une perspective qui est un des motifs de l’expédition punitive russe !
Comme au XIXe siècle, c’est le « grand jeu » géopolitique des influences impérialistes, sauf que depuis, les Américains ont pris la place des Britanniques et les Russes ont perdu leur empire. Et sur le terrain, c’est le « petit » jeu, concret et sanglant, des « affrontements ethniques ».
Avant même l’effondrement de l’URSS, la Géorgie avait réaffirmé sa volonté d’indépendance.

Lors de l’effondrement de l’Union soviétique, les Géorgiens ont proclamé une indépendance que beaucoup attendaient depuis… 1800 ! Pendant des siècles, les royaumes géorgiens sont parvenus à demeurer autonomes ou totalement indépendants des empires perses ou byzantins (puis ottomans), développant une culture spécifique et forte. Au XVIIIe siècle, les Georgiens chrétiens orthodoxes ont cherché la protection de la nouvelle puissance régionale, l’empire russe, contre les empires musulmans ottomans et persans, se traduisant par le traité de protectorat de 1783 puis le manifeste « d’union volontaire » à l’empire russe de 1801. Mais cette union s’est transformée en annexion et même, dans une large mesure, en russification, les tsars faisant de Tiflis (Tbilissi) la capitale de leurs possessions au-delà du Caucase. Aussi, beaucoup de Géorgiens ont accueilli avec enthousiasme les révolutions de 1917 et, en mai 1918, la république démocratique de Géorgie a proclamé son indépendance, le gouvernement élu étant dirigé par les sociaux-démocrates géorgiens (mencheviks). Après quelques mois, les bolcheviks, sous la direction de leurs leaders locaux Staline et Ordjonikidze, ont entrepris la reconquête brutale de cette Géorgie indépendante avec, entre autres, le soutien actif de deux minorités du Caucase, les Ossètes et les Abkhazes.
En février 1921, la Géorgie était incluse dans l’URSS, dans la nouvelle république soviéti-que de Transcaucasie. Mais Joseph Dougatchvili, dit Staline, commissaire aux nationalités du gouvernement central soviétique, enfant d’un couple mixte ossèto-géorgien (un cas tout à fait banal dans sa région natale de Gori) s’est ingénié à créer des régions autonomes, surtout au bénéfice des groupes ethniques jugés les plus loyaux à Moscou ; une architecture achevée avec l’éclatement de la Transcaucasie en 1936 (en Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, dans leurs frontières actuelles), et le parachèvement à la fin de la guerre mondiale, avec les massacres génocidaires et déplacements forcés de certaines populations musulmanes du Nord et du Sud Caucase (Tchétchènes, Ingouches, Mechkètes…).

Avant même l’effondrement de l’URSS, la Géorgie avait réaffirmé sa volonté d’indépendance, mais, quand celle-ci a été proclamée en avril 1991, le président élu, Zviad Gamsakhourdia a développé un discours raciste et xénophobe, très hostile aux minorités. Il en a résulté une très violente guerre civile entre Géorgiens et l’insurrection des minorités ossètes et abkhazes, avec le soutien immédiat et décisif des forces russes. Quand les combats ont ces-sé et que l’ancien leader communiste géorgien Edouard Chevardnadze est venu au pouvoir, une région automne, l’Adjarie (où vit une forte minorité musulmane de langue géorgienne) avait pris ses distances sans effusion de sang, et les deux autres, Abkhazie et Ossétie du Sud, avaient fait sécession.
En Ossétie du sud, les combats de 1991-1992 ont fait des centaines de morts, mais une po-pulation géorgienne est demeurée sur le territoire ossète, et des milliers d’ossètes ont continué à vivre ailleurs en Géorgie. L’Ossétie du Sud proprement dite est un petit territoire qui doit compter aujourd’hui moins de 75 000 habitants. Les Ossètes, parlant une variété de persan, généralement chrétiens orthodoxes, se réclament de lointains ancêtres des Alains, qui ont été jusqu’en Gaule lors des premières invasions de la fin de l’empire romain. Ils vivent principalement au nord du Caucase (Ossétie du Nord ou Alanie, 750 000 habitants dont 60 % d’Ossètes) mais aussi au sud, de part et d’autres du col de Daria. La conquête russe du Cau-case au XVIIIe siècle a commencé par le ralliement des Ossètes (1774) et la fondation sur leur territoire de la ville impériale de Vladikavkaz (la porte du Caucase). Elle s’est achevée plus d’un siècle plus tard avec la soumission des Tchétchènes voisins.

En Abkhazie, les combats de 1992-1993 ont fait des milliers de morts. Cette très belle province avec sa magnifique riviera sur la mer Noire, était peuplée à la fin de l’URSS d’environ 500 000 habitants géorgiens, russes, arméniens, grecs, et de moins de 20 % d’Abkhazes. Mais les groupes armés abkhazes, puissamment soutenus par des miliciens extérieurs (musulmans notamment) et surtout par l’armée russe, ont pris le contrôle de la quasi-totalité de la région et, surtout, expulsé l’ensemble de population d’Abkhazie identifiée comme géorgienne (près de deux cent cinquante milles réfugiés). Les Abkhazes sont des montagnards parlant une langue caucasienne différente du géorgien, et en majorité de confession musulmane.
Sans renoncer à rétablir l’intégrité territoriale de la Géorgie et à permettre le retour des réfugiés d’Abkhazie et d’Ossétie dans leurs foyers, Edouard Chevardnadze avait dû accepter un accord avec la Russie de Boris Eltsine, dans le cadre de la « Communauté des États indépendants » constituée par les ex-républiques soviétiques. Au terme de cet accord, entériné par l’ONU et l’OSCE (Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe), les troupes russes – qui avaient pourtant été tout sauf neutres – étaient considérées comme « forces de paix », stationnant en Ossétie et Abkhazie en « interposition » entre les belligérants ! Mais les réfugiés, principalement géorgiens d’Abkhazie, n’ont jamais pu rentrer chez eux. Et les Russes, qui s’étaient engagés à évacuer les bases militaires qu’ils occupaient ailleurs en Géorgie, ne l’ont fait que très lentement et avec une mauvaise volonté évidente, par exemple en truffant de mines tous les terrains et infrastructures abandonnées.

Les conflits sont restés « gelés », des dizaines de milliers de refugiés demeurant dans des camps, des écoles ou des hôtels réquisitionnés en Géorgie. Pire, la troisième région autonome de Géorgie, l’Adjarie, au sud, faisait sécession à son tour (les Adjars sont en général des musulmans de langue géorgienne), le satrape local Aslan Abachidze croyant profiter de l’appui d’une base russe locale non évacuée.
Si l’on ajoute aux réfugiés en déshérence et aux processus de règlement qui n’aboutissent à rien, une situation économique difficile et une corruption galopante, on comprend mieux pourquoi le régime à bout de souffle d’Edouard Chevardnadze s’est effondré lors de la révolution des roses de 2003. Et comme le nouveau président Mikheïl Saakatchvili a pu récupérer l’Adjarie sans réaction russe (et avec l’assentiment évident de la population locale), il s’est imaginé pouvoir faire assez vite de même avec l’Ossétie d’abord, l’Abkhazie ensuite, comptant pour se faire sur le soutien européen et américain. À chaque tentative, de 2004 à 2007 la réaction russe a été plus virulente, les relations russo-géorgienne plus dégradées, les relations américano-géorgiennes plus fortes. Les difficultés intérieures de Saakatchvili, les scandales politico-financiers, la régularité des élections de 2008 contestée dans la rue par l’opposition, etc., n’ont fait qu’accentuer ce cercle vicieux, jusqu’à la fuite en avant géorgienne du 7 août.

Les nationalistes, des héros ou des vilains ?

Certains nous expliquent que « les Russes ont rendu en Ossétie la monnaie de leur pièce aux occidentaux qui avaient reconnu l’indépendance du Kosovo » ; d’autres que « les sécessionnistes sont manipulés par les impérialistes américains », au Tibet comme au Kosovo, « par la main de Moscou » en Abkhazie, en Ossétie du Sud, en Transdienstrie, « par les deux », au Nagorno-Karabakh, « par l’Algérie » au Sahara Occidental, « par les terroristes » en Tchétchénie et au Sin-Kiang, au Pays Basque, etc. On nous dit que « le droit des peuples à disposer d’eux mêmes est une valeur absolue », que « l’intégrité des nations et la non-ingérence » sont aussi d’autres valeurs absolues. Selon les circonstances et le sens du vent, les Palestiniens, les Albanais, les Kurdes, les Arméniens, les Tchétchènes, les Touaregs, les Amérindiens, les Kanaks, les Juifs, les Roms, les Serbes, les Corses, les Baloutches, les Tibétains, les Ouigours, etc., sont présentés comme les parangons du progressisme démocratique ou les instruments de la réaction obscurantiste, les héros ou les vilains.

Contrairement à la « prison des peuples » de l’empire tsariste, l’URSS prétendait avoir résolu la « question nationale », et cela scientifiquement. Comme l’expliquait Joseph Staline lui-même, les « peuples » étaient des groupes qui pouvaient se revendiquer d’une histoire, d’une langue, d’une culture, d’un territoire. Ces « peuples » pouvaient constituer des entités nationales fédérées, des Républiques soviétiques comme l’Ukraine ou la Géorgie. D’autres « nationalités », parce que petites en nombre, à l’histoire indécise, non territorialisées, etc., pouvaient cependant bénéficier de droits nationaux dans des « républiques autonomes » dé-pendants des Républiques soviétiques majeures. La mise en œuvre de ce modèle a été faite de manière autoritaire, créant des divisions historiques parfois artificielles (par exemple entre Kazakhs et Ouzbeks), des histoires réécrites et fixant des frontières sans consultation des populations diverses vivant de part et d’autre. Ce modèle a été interprété à leur manière par les communistes chinois et yougoslaves. Il n’a pas empêché la domination du groupe majoritaire et notamment une russification ou une sinisation vécues souvent par les peuples périphériques comme coloniales. Néanmoins, il offrait aux populations des droits, par exemple d’enseignement des langues nationales, que ne fournissait pas du tout le modèle « jacobin » français de négation des minorités « au nom de l’égalité » dans son propre espace national et a fortiori colonial.

Mais quand l’empire éclate, les garanties relatives de ces droits nationaux, d’un certain autogouvernement, etc., n’apparaissent plus sûres, surtout si leur maintien dépend du groupe voisin, parfois historiquement antagonique, et non d’un « centre » lointain, yougoslave ou soviétique. De plus, le modèle de « l’autodétermination » pour chacun des peuples semble signifier la constitution d’un État-nation unitaire et indépendant, sur le modèle prototype de la République française ; chaque groupe ethnique aspirant au statut de « peuple » veut donc son « indépendance », avec les insignes de celle-ci, son drapeau, son hymne, son comité olympique… C’est du moins ainsi que les dirigeants présentent les choses.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de définition « scientifique » possible d’un peuple qui vaille en tous lieux et en toutes circonstances, quels que soient les mérites des anthropologues, des historiens et des linguistes pour nous faire comprendre une situation donnée. La notion de culture est mouvante, de même que celle de langue quand on voit par exemple les efforts ridicules de l’État croate pour distinguer sa langue de celle de son voisin serbe. Quant à l’histoire, elle est faite de mythes et de récits des origines, variables et contingents. Et si l’on croise les différents critères pour définir des « ethnies » candidates au statut de « nation », on arrive dans le monde à plus d’un millier de groupes qui pourraient y prétendre… Faut-il autant d’États ?

La question nationale est dramatiquement posée si l’État régnant n’a aucune intention de la résoudre

Les « communautés imaginées » que sont les nations, selon l’expression de l’historien britannique Benedict Anderson, sont des produits de la psychologie collective et des contingences historiques qui déterminent un cadre politique dans lequel s’exprime une volonté active ou une acceptation passive de vivre ensemble dans un système institutionnel (local, étatique, su-pra-étatique et unitaire ou fédéral). Les « groupes imaginés » – et pourtant bien réels au quotidien – de Bretons, d’Alsaciens ou de Kabyles de Paris, de Mingréliens, de Kakhètiens ou d’Arméniens de Tbilissi, vont se reconnaître dans, ou accepter, le cadre français pour les premiers, géorgien pour les seconds, dans la mesure où ils s’y sentent respectés, capables d’exercer les droits individuels et collectifs qu’ils jugent essentiels.
Prenons quelques exemples. Pour un Palestinien de passeport Israélien, ces droits ne sont pas respectés, non seulement du fait de discriminations juridiques et de la politique des gouvernements israéliens successifs, mais aussi parce que toute la symbolique de l’État, toute l’histoire enseignée, etc. nie l’arabité du pays, et ceci même si formellement l’arabe est langue officielle… Et pour un Palestinien des territoires occupés, il n’est pas question d‘une citoyenneté ! La question nationale est dramatiquement posée, l’État régnant n’a aucune intention de la résoudre et, donc, la question de l’État palestinien est essentielle. Pour un Albanais du Kosovo, la frontière fixée par les grandes puissances en 1912, sans tenir aucun compte de la répartition de population et l’annexant à la Serbie, est vécue comme injuste. Les gouvernements successifs, monarchistes serbes, yougoslaves monarchistes, yougoslaves communistes, serbes post-yougoslaves, ont nié ces droits nationaux. La Yougoslavie titiste les avait reconnus, mais sans en permettre réellement toute la pratique (par exemple pour l’enseignement supérieur), sauf pendant la période d’autonomie réelle (1974-1988). À partir de 1988, du fait de la politique de Milosevic, plus aucun Albanais du Kosovo (90 % de la population) ne reconnaît la moindre loyauté active ou passive envers l’État de Belgrade.
Et le Caucase ? Avant même l’éclatement de l’URSS, les Arméniens du Nagorno-Karabakh (80 % de la population) avaient remis en cause leur appartenance à l’Azerbaïdjan, vécue comme injuste depuis la décision soviétique de 1923. Il s’en est suivi une guerre féroce, l’indépendance proclamée de la province, l’expulsion des populations azéries du Nagorno-Karabakh et des environs, et le départ de tous les Arméniens d’Azerbaïdjan et de tous les Azéris d’Arménie, soit au total 700 000 réfugiés azéris et 250 000 réfugiés arméniens. Nous avons vu qu’un processus similaire s’est déroulé en Abkhazie géorgienne, avec les différences considérables que là, les Abkhazes n’étaient qu’une petite minorité et que l’intervention directe de l’armée russe a été décisive.
Les inquiétudes des habitants de zones reconnues comme autonomes, des Ossètes et des Abkhazes vis-à-vis des Géorgiens, des Arméniens vis-à-vis des Azéris, étaient-elles justifiées ? Le contexte était de fer, de peur et de sang. L’irruption d’un fou furieux comme Gam-sakhourdia en Géorgie n’avait rien de rassurant.

Mais dans leurs provinces « libérées » sous protectorat russe, qu’on fait les leaders ? Les nationalistes abkhazes ont pratiqué une purification ethnique massive et brutale. Quant aux miliciens ossètes, affichant sans complexes le portrait du tueur serbe de Bosnie, Radovan Karadzic, dans des locaux officiels, ils ont affirmé leur allégeance à Moscou et refusé les ouvertures de Tbilissi.
On sait comment les opprimés minoritaires peuvent se transformer en oppresseurs majoritaires, comment des Albanais héroïques face à l’oppression serbe des années 1980 deviennent les acteurs des pogroms antiserbes de 2004. Il s’est produit la même chose dans le Caucase et pour les leaders abkhazes et leur mentor russe, il n’a jamais été question d’accepter, même théoriquement, le retour des réfugiés.
Si la légitimité des revendications nationales est souvent niée par les groupes majoritaires ou dominants, elle est reconnue en droit international et participe de l’égalité des êtres humains. La Constitution d’un État indépendant, séparé, peut, si l’État régnant empêche l’exercice de ces droits, être le moyen d’y accéder. Mais en termes de droits des gens, l’indépendance n’est qu’un moyen, pas le but sacré et mythique. D’ailleurs, en ces temps de mondialisation, l’indépendance nationale est devenue fort relative… Surtout, l’indépendance comme moyen d’exercer les droits des uns ne doit pas se retourner au détriment du droit des autres, dans la série infernale des héros devenant vilains.

Le respect des droits égaux pour tous est la condition de la paix et de la prospérité commune

La Russie a été largement expulsée d’une zone qu’elle considère comme naturellement la sienne et où vivent encore de nombreux Russes ou russophones. Le partage du pétrole d’Azerbaïdjan s’est fait à son détriment, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyan contre elle. L’agressivité occidentale, principalement américaine, à son égard, s’est manifestée dans le projet d’installation de radars antimissiles soi-disant contre l’Iran, dans ces pays voisins de l’Iran que sont la Pologne et la République tchèque (malgré les manifestations hostiles surtout en Tchéquie). L’affaire du Kosovo ne concerne la Russie que principalement sur le plan symbolique mais elle a été humiliée par la décision occidentale de passer outre son opposition à l’indépendance. L’éventualité de l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie a été le dernier chiffon rouge. La Russie a donc décidé de démontrer pleinement sa capacité de nuisance en profitant de l’offensive imbécile de Saakatchvili. Et Poutine, dont on connaît pourtant le sanglant bilan tchétchène, s’est présenté au monde comme le défenseur de petits peuples du Caucase !

La Russie et les États-Unis portent, chacun à sa manière, une responsabilité énorme dans le développement de la crise. L’attitude de l’armée russe ne va faire qu’approfondir la division, la haine et la xénophobie. Le racisme anti-géorgien (et plus généralement anti-caucasien) est déjà très répandu en Russie. Le racisme antirusse, très limité jusqu’à présent en Géorgie, risque de se développer. Les populations minoritaires géorgiennes ou ossètes coincées « du mauvais côté du front », sont menacées, et l’on parle déjà de centaines d’otages et de viols. Des dizaines de milliers de personnes déplacées, surtout géorgiennes réfugiées au sud mais aussi ossètes au nord, vont s’ajouter aux dizaines de milliers de réfugiés existants. L’économie de toute la région est déstabilisée et cela peut affecter aussi la situation arméno-azerbaïdjanaise.
Quand les conflits se sont « gelés », en 1993, la « communauté internationale » a essayé de trouver les voies et moyens d’une paix juste et durable. Comme ailleurs, ces « processus de paix » se sont enlisés, du fait de la mauvaise volonté évidente de certains des leaders nationaux ou locaux arrivés au pouvoir par la guerre et, plus encore, du fait des grandes puissances elles-mêmes. Contrairement à d’autres théâtres de guerre, il existe, dans le cas du Caucase, des instruments européens prévu pour la résolution des conflits, l’OSCE et le Conseil de l’Europe – dont Russie, Azerbaïdjan, Géorgie et Arménie sont membres. Mais ces instruments sont paralysés largement par la volonté des principales puissances.

La crise actuelle pouvait aisément être prévue, sinon dans ses formes et sa date exacte, du moins son inéluctabilité. C’est une démonstration de l’inadéquation de mécanismes de pré-vention et de résolution des conflits « gelés », qu’il faudrait d’ailleurs plutôt qualifier de conflits « ulcéreux », qui prolifèrent dans la région et peuvent se réveiller à tout instant. En ne voyant que la dimension géopolitique au niveau des gouvernements et l’arithmétique ethnique sur le terrain, les organisations internationales évacuent la réalité humaine des situations. Et si quelques faibles moyens de l’ONU ou de l’Union européenne ont été alloués à des opérations de « réconciliation », hélas trop souvent formelles, très peu a été fait avec et pour les sociétés. Pourtant, depuis la tourmente des évènements dramatiques du début des années 1990, des mouvements des sociétés civiles de la région, en Géorgie, en Arménie, en Azerbaïdjan, en Russie et dans une moindre mesure dans le Nord-Caucase, se sont efforcés de défendre les positions du respect des droits de chacun pour la paix entre tous, au risque d’être physiquement menacés en tant que « traîtres » par les divers nationalistes.
Ces mouvements ne baissent pas les bras. Ils savent, comme le disent les militants du Mouvement de jeunes pour les droits de l’homme de Russie (YHRM) que « bien que la guerre se déroule sur un seul territoire, la haine, les tensions interethniques et la propagande militariste s’étendent au-delà de ses frontières, et de ce fait la guerre ne touche pas seulement nos amis et nos camarades dans la zone des opérations militaires, elle vient aussi jusque dans nos villes et nos maisons ». Ils savent, comme les militants du Comité géorgien de la Helsinki Citizens’ Assembly, actifs de longue date dans le dialogue entre Géorgiens et Ossètes, que malgré le flot de haine qui vient de se déverser, il n’y a pas d’autre alternative que de vivre ensemble.
Nous leur avons trop mesuré notre solidarité. Leurs voix doivent être entendues. Et nous devons contribuer à l’instauration, sur le terrain, des mesures immédiates qui sont la condition de quelque processus de paix que ce soit, c’est-à-dire le retrait des forces russes sur la frontière de la fédération de Russie, le retrait des forces géorgiennes en deçà des frontières d’Ossétie et d’Abkhazie, l’installation d’une vraie force d’interposition multinationale dans ces territoires, puis le développement des conditions permettant le retour des réfugiés dans leurs foyers. Mais nous devons aussi agir contre un alignement sur une politique atlantiste et belliqueuse, facteur direct de crise dans le Caucase.

Nous devons aussi nous interroger sur le « deux poids, deux mesures » qui sévit dans certains secteurs de notre opinion publique et de nos dirigeants. Au nom de l’anti-impérialisme, quelques-uns semblent considérer le retour des habitants géorgiens dans leur région natale d’Abkhazie et le retrait des forces russes comme une revendication « américaine » ! D’autres, bien plus nombreux chez nous, et au nom de la démocratie, considèrent Mikheïl Saakatchvili comme un héros du monde libre ! Les premiers considéraient les revendications des Albanais du Kosovo comme autant de manœuvres de la CIA. Les seconds, dont la voix porte bien plus fort, ne sont pas loin de lancer une croisade antirusse et de considérer chaque Ossètes comme un pion de Moscou ; et s’ils exigent le retrait des forces russes du territoire géorgien, ils n’exigent par exemple jamais celui des forces israéliennes du territoire palestinien.
Le piège de l’Ossétie, c’est aussi de considérer qu’il y a des peuples dignes d’avoir des droits et d’autres qui ne le sont pas.