La focalisation sur le duel Obama vs Mc Cain a fait oublié que chaque élection présidentielle est l’occasion pour des “petits” candidats issus des mouvements sociaux de se présenter et d’obtenir une certaine visibilité. En évoquant le cas de Rosa Clemente, Bernard Dreano tire le bilan de l’engagement des Greens dans la campagne. 

Evidemment l’élection de Barack Obama est historique. Evidemment, ce n’est pas pour autant la victoire d’un candidat antisystème, la nouvelle administration va sans doute suivre une ligne proche de celle l’ancienne administration Clinton, en politique étrangère comme intérieure ; encore que la crise financière et la dépression économique imposent des mesures inédites. De ce point de vue l’insistance d’Obama sur la refondation du contrat social et politique des Etats Unis, pendant toute la campagne et plus encore dans son magnifique discours de Chicago le soir de la victoire, pourrait annoncer un nouveau New Deal. Le talentueux et charismatique sénateur de l’Illinois sera-t-il un nouveau Roosevelt ?

Ce moment de grâce qui cristallise les espérances

La campagne et son résultat nous permettent de mieux analyser ce moment d’Histoire de novembre 2008, et de faire des hypothèses sur ses suites. Ce qui frappe d’abord c’est la mobilisation. La participation électorale a été la été la plus élevée depuis près d’un siècle (69% des gens votant pour la première fois ont choisit Obama), Les jeunes, les noirs et les hispaniques, traditionnellement peu votants, ont été cette fois ci massivement aux urnes pour voter Obama qui recueille 66% des électeurs de moins de 30 ans, 95% des noirs, 67% des hispaniques, tout en conservant l’appui de la majorité des groupes traditionnellement démocrates (juifs, catholiques, intellectuels, ouvriers). La mobilisation dans les urnes été précédée d’une mobilisation de volontaires, principalement de jeunes, comme on n’en avait pas vu depuis les années 60, et d’une mobilisation financière impressionnante, constituée à la fois des dons des star du show-biz ou de la fraction du bizness tout court acquise aux démocrates, mais aussi de centaines de millier de dons modestes de citoyens ordinaires. Ce qui est peut être encore plus frappant c’est la ferveur qui a accompagné cette séquence, ferveur croissante au fil des meetings, des foules enflammées par un orateur dont le New York Times dit qu’on en rencontre qu’un par génération et qui a culminé dans ce moment de communion ressentie par des millions d’Américains à l’annonce des résultats.

Une telle émotion est en soi un événement historique. Elle s’explique bien sur par le fait qu’un noir accède à la Maison Blanche, et que, comme l’a dit Bernice King, la fille de Martin Luther King, «  le rêve est réalisé », et, comme elle le soulignait également, c’est leader de la nouvelle génération. Mais chacun sait aussi qu’une vague d’espérance peut être lourde de désillusions et de désenchantements futurs. Et si Obama lui-même a annoncé que la route serait difficile, cette route peut aussi mener dans des directions bien éloignées des rêves de paix dans le monde et de justice et de réconciliation sociale aux Etats Unis.
Faire de ce moment de grâce qui cristallise les espérances le point de départ de politiques concrètes ne dépend pas seulement du bon vouloir du Président, et des ses objectifs proclamé – à supposer qu’ils soient progressistes. Cela dépend beaucoup des forces sociales et des mouvements qu’elles engendrent dans le nouveau contexte de l’hégémonie démocrate.

De ce point de vue la situation est très différente de ce qu’elle était lors de l’élection de Roosevelt, ou à l’époque de Kennedy, quand il y avait, dans le premier cas une intelligentsia progressiste active et un mouvement ouvrier combatif (marqué par la création du syndicat CIO) |1|, et dans le second avec le développement du mouvement des noirs et plus largement des droits civiques, puis le mouvement anti-guerre, et une effervescence culturelle et politique considérable. Le New deal, fait de volontarisme d’Etat, de régulation économique et de politique sociale, et ses prolongations sous diverses formes jusqu’à la Great Society de Lyndon Johnson à la fin des années 60 étaient aussi des politiques permettant de répondre à certaines revendications des mouvements sociaux et de contrer les demandes des plus radicaux. Rien de tel aujourd’hui. Comme ailleurs dans le monde les syndicats sont très affaiblis, même si certain d’entre eux ont formé une nouvelle confédération « Change to Win » qui se veut combative |2|. Le mouvement antiguerre demeure très faible malgré le rejet populaire massif de la guerre en Irak. Certes il existe de multiples initiatives locales, culturelles et civiques, de soutien aux immigrés ou aux sans logis ou de solidarité de quartier, et les community organisers qui les animent ont sans aucun doute voté Obama. Mais cela ne représente pas un mouvement national à la manière des années 30 ou 60.

Des mouvements sociaux existants éclatés et dispersés, mais aussi un formidable moment qui semble unir toutes sortes d’aspirations autour de l’idée du time for change et de la profession de foi Yes we can ! Et quelle dynamique ensuite ? La chute de la maison Bush n’est pas un petit événement, y compris pour le développement des mouvements sociaux. L’émergence d’une dynamique vraiment progressiste au point de déborder l’agenda plutôt conservateur des démocrates est pourtant peu probable, même si il peut se passer bien des choses.
Une analyse de la campagne et des résultats du parti des Verts (Green Party of the United States), peut apparaître comme une illustration microscopique de la phase actuelle. On pourrait évidemment prendre bien d’autres exemples politiques et sociaux plus ou moins « de terrain ». Nous allons voir qu’elle peut cependant fournir des éléments révélateurs, pour comprendre des espaces et des opportunités qui existent pour forces progressistes et des difficultés politiques qu’elles rencontrent.

Des grands et des petits partis

Cette analyse d’une micro-campagne dans la grande campagne exige préalablement quelques explications sur le système politique américain.
On sait que celui-ci est, depuis les origines, organisé autour de deux partis dominants. Ces « partis » sont de grandes coalitions organisées pour les élections et dans lesquelles cohabitent des tendances très diverses. Les tentatives de « troisième parti » ont été nombreuses et ont toutes échouées sauf une, celle du parti Républicain (le Grand Old Party) créÉ en 1854 par des anti-esclavagistes et qui, lors de l’élection de son leader Abraham Lincoln en 1860 a dépassé le parti Whig (favorable à la suprématie du parlement sur l’exécutif) et fait face au parti Démocrate (favorable à la suprématie de l’exécutif). La différence démocrate-républicain n’est donc pas à l’origine une division droite-gauche au sens français du terme, elle ne l’est devenu que relativement et progressivement, et le parti Démocrate a compté dans ses rangs des forts contingents racistes du Sud profond (Solid South), jusqu’à leur départ vers les Républicains après l’échec des tentatives de leur leader George Wallace de créer un troisième parti dans les années 60 |3|. La dernière tentative relativement réussie d’un troisième candidat, sinon d’un troisième parti, fut celle du milliardaire populiste Ross Perot en 1992 (18,9% des voix) et en 1996 (8,4%).

Cala ne signifie pas la fin des « petits candidats ». D’une part parce qu’ils peuvent rêver d’obtenir les 5% de vote populaire donnant droit à un financement public, et d’autre part parce que la candidature présidentielle est une tribune (malgré le blocage quasi-total des grands médias à l’égard de ces petits) et un drapeau pour les élections parlementaires au niveau fédéral, au niveau de chaque Etat et d’autres élections locales qui se déroulent en même temps (malgré les obstacles institutionnels qui existent dans certains états à l’égard des tiers-partis).
Dans la floraison de petits tiers partis qui existent aux Etats Unis, trois tendances se sont régulièrement affirmées ces dernières années : les libertariens (conservateurs ultra libéraux anti-Etat), l’extrême gauche (de plus en plus faible, principalement trotskyste) et les écologistes. Avant même le scrutin, le rapport de force entre « petits » se mesure à la capacité d’obtenir la reconnaissance du droit de figurer sur le bulletin de vote présidentiel officiel, acquis dans des conditions particulières à chaque Etat (en général grâce à l’engagement écrit d’un assez grand nombre d’électeurs), sinon il faut écrire le nom du candidat, et encore si vous savez comment faire avec votre machine à voter ou votre bulletin à trous !

Ainsi le candidat libertarien Bob Barr était sur le bulletin officiel de 45 Etats, les deux écologistes de gauche Ralph Nader et Cynthia McKinney (des Verts), respectivement sur 46 et 32, tandis que le principal représentant de l’extrême gauche Roger Calero (SWP trotskyste) n’avait accès qu’à 5 bulletins d’Etats.

Malgré le véritable blocus institutionnel, financier et politique à leur encontre le système électoral présidentiel américain pourrait favoriser le vote pour des petits candidats. En effet le vote n’est pas direct puisqu’il s’agit d’élire des grands électeurs et que celui qui arrive en tête dans un Etat récupère tous les grands électeurs de cet Etat. Ainsi on pourrait s’attendre à ce que, dans un Etat dont les sondages indiquent qu’il est largement acquis, par exemple à Obama, mettons New York, des progressistes, assez nombreux à New York, inquiets du caractère trop centriste du programme démocrate envoient sans grand risque un message critique en soutenant un petit candidat progressiste. Mais ce type de comportement est extrêmement rare. Et ceci d’autant plus qu’il y eu en 2000 la controverse sur Nader le spoiler (le gâcheur d’élection). Ralph Nader, célèbre avocat, militant écologiste, était cette année là le candidat d’une coalition incluant les Verts, et il avait fait le score, important dans le contexte décrit ci-dessus, de 2,7% (2,8 millions de voix). Il a alors été accusé d’avoir provoqué la victoire de George W. Bush, ayant obtenu plusieurs dizaines de milliers de voix en Floride, là ou, s’est joué l’élection entre Gore et Bush à quelques milliers de voix et dans des conditions plus que douteuse.

Une campagne mettant au premier plan les solidarités

Toutes les conditions étaient réunies pour que les petits candidats ne fassent pas recette en voix en 2008, avec une bipolarisation symbolique forte, la volonté de rejet des Républicains, un candidat noir en position de victoire possible. Il est intéressant de voir comment, dans ce contexte, se sont positionnés les Verts qui avaient fait de Ralph Nader leur candidat en 2000, mais pas en 2004 (ils avaient leur propre candidat David Cobb).

Lors de la convention verte 2008 s’est tenue en juillet alors que la nomination de Barack Obama était déjà certaine du coté démocrate, les Greens ont récusé Nader, qui sollicitait leur investiture, au profit de Cynthia McKinney, avec Rosa Clemente comme vice présidente.
Un tel choix, pour une candidature qui est de toute manière essentiellement symbolique avait un sens particulier compte tenu de la personnalité des deux femmes.

Cynthia McKinney (53 ans) a été représentante démocrate (députée) au parlement fédéral (chambre des représentants) entre 1993 et 2006, et la première femme afro-américaine élue à ce niveau en Géorgie, un de ces Etats du Sud profond. Pendant ces années démocrates elle s’est notamment fait remarquer pour ses combats contre l’administration Bush, sa dénonciation, après le 11 septembre, des relations américano-saoudiennes et de la politique américaine au Moyen Orient, ses prises de positions en faveur de population spoliées par les compagnies minières ou pétrolières en Australie ou en Amérique Latine. Elle est également connue pour sa campagne pour la vérité sur la mort de Tupac Amaru Shakur, ce célèbre rappeur, fils de deux membres des Black Panthers, assassiné en 1996, son engagement auprès des victimes de l’ouragan Katrina, son implication dans le mouvement anti-guerre, etc. A la suite d’une altercation avec un policier de faction au capitole qui ne l’avait pas reconnu, Cynthia McKinney a fait l’objet de campagnes de dénigrement systématique, tandis qu’à l’intérieur du parti démocrate on la critiquait pour son soutien aux Palestiniens ou au Venezuela. Toujours est-il qu’elle a été battue lors des primaires et n’a donc pas pu défendre son siège parlementaire en 2006, elle a donc rejoint les Greens avec lesquels elle avait déjà beaucoup de liens.

Rosa Clemente (36 ans) est une journaliste et militante Hip Hop d’origine portoricaine, née dans le quartier du Bronx à New York. Féministe et antiraciste, très engagée dans l’éducation populaire, elle est à l’origine de la première convention politique du mouvement Hip Hop qui a rassemblé 3000 militants en 2003 et contribua à la mobilisation de tout le mouvement Hip Hop et des médias indépendants pour soutenir les réfugiés de l’ouragan Katrina. Elle a reçu le soutien enthousiaste de certains des rappeurs les plus connus, comme par exemple Chuck D du group Public Enemy.

Le choix de telles candidates indiquait le type de message que les Verts voulaient faire passer. Une campagne mettant au premier plan les questions des solidarités, notamment celle des assurances sociales, un très grand nombre d’américain, évidemment parmi les plus pauvres, ne disposant d’aucune couverture, les questions culturelles, en particulier dans les ghettos urbains, et la fin des expéditions militaires et de la politique impérialiste. Tout ceci correspond à des demandes sociales et parfois à des mouvements qui ont été beaucoup moins présents dans la campagne Nader. Les question environnementales n’étaient évidemment pas oubliées, dans un pays ou la prise de conscience de la crise écologique est de plus en plus importante, ou existent de multiples initiatives écologistes locales dans lesquelles les militants des Greens sont souvent impliqués, de forts réseaux de production et diffusion d’alimentation biologique, etc. Mais ces thèmes sont aussi ceux de Ralph Nader, qui dispose de la légitimité d’une grande antériorité en la matière.

Surtout Obama a magnifiquement su, avec ses discours généraux et généreux, donner l’impression que la refondation du contrat social et politique national qu’il propose va créer la dynamique favorable. Que, comme il l’a dit dans son discours très « social » à la convention démocrate de Denver, « nous garderons nos promesses vivantes », ajoutant « la promesse de l’Amérique » c’est « l’idée que nous sommes responsables de nous même, mais que nous nous élèverons ou que nous chuterons ensemble en tant que nation ; la croyance fondamentale que je suis le protecteur de mon frère et de ma sœur ».Une promesse qui ne laisse personne au bord du chemin, avec la défense de l’emploi, un système de santé universel, une éducation pour tous, la reconversion « verte » de l’industrie, etc.

Dans ces conditions, les électeurs progressistes et militants, déjà favorables à l’élection d’un noir et au renversement des Républicains, ont évidemment voté massivement Obama. Il a été choisit par 65 millions d’électeurs, contre 57 à McCaïn, les petits candidats étant totalement marginalisés (0,5% des voix pour Nader, 0,1% pour McKinley, soit les même mini pourcentages Nader et Verts qu’en 2004). Notons pour mémoire que dans les scrutins où ils se présentaient, principalement pour des sièges de représentants des parlements des Etats les 73 candidats Verts ont toutefois souvent obtenus des scores de l’ordre de 4 ou 5%, quelques fois plus, et un élu, Richard Caroll au parlement d’Arkansas.

Beaucoup de militants verts que nous avons rencontré à New York, qui sont toujours aussi militants d’autre chose et souvent de sympathiques blancs grisonnants de la génération de 68, semblaient un peu dépités des résultats (et aussi vis-à-vis du frère ami-ennemi Nader) et grommelant par rapport à l’enthousiaste obamania qui déferlaient dans les rues : « klaxonner ta-ta-ta (Yes-We-Can) dans la rue c’est bien joli mais c’est quand même un candidat-du-système ». Certains heureusement étaient parties prenantes de la joie ambiante, en sachant qu’il ne s’agissait pas seulement de la belle émotion d’un soir, mais d’une force potentielle, d’une ouverture de possibles, au-delà des limites évidentes qu’une majorité démocrate au sénat et à la chambre des représentants peut donner au time for change. C’est d’ailleurs ce que les Verts on dit dans leur message de félicitation au nouveau président-élu : « Les électeurs ont exprimé un mandat pour le changement dans l’espoir que le président-élu Obama respecterai son engagement pour « un changement auquel nous puissions croire » et inverser la direction dangereuse dans laquelle le pays est engagé »

Ce soir là, dans ce bar de l’East Village ou nous échangions quelques mots et quelques badges français et américains, Rosa Clemente, certes un peu déçue par son résultat et la morosité de certains de ses amis verts, était aussi pleine d’enthousiasme pour la période qui s’ouvre. Comme quand elle avait déclaré à la convention des Verts en acceptant de s’engager dans cette affaire, « Pour moi et tout ma génération, la génération Hip Hop je suis honorée d’y aller, parce que cela signifie que l’on nous demande maintenant pas seulement de rebondir mais d’agir, d’agir contre ceux qui préféraient que nous soyons abattus plutôt que de réussir… C’est difficile d’imaginer des temps meilleurs, mais nous y sommes. Chacune de nos histoires et ce moment que nous vivons nous disent que nous y sommes ».


|1| La confédération syndicale CIO (Congres of Industrial Organisation) organisé dès 1932 et dont les syndicats membres ont rompu avec le syndicat historique AFL (American Federation of Labor). Contrairement à ce dernier, le CIO syndiquait les noirs et les ouvriers non qualifiés et menait des luttes dures. Le CIO et l’AFL se sont réunifiés en 1955 (AFL-CIO)

|2| Les syndicats de « Change to Win » qui ont pour la plupart quitté la confédération AFL-CIO en 2005, se veulent plus combatifs, mais sont aussi souvent très bureaucratiques et opportunistes. Il s’agit principalement de syndicats des secteurs des services, on y retrouve également le très controversé syndicat des camionneurs (Teamsters) qui fut un temps instrumentalisé par la mafia.

|3| George Wallace, gouverneur à l’origine démocrate de l’Alabama, furieusement opposé au mouvement des droits civiques, a obtenu comme troisième candidat aux élections présidentielles de 1968, 10 millions de voix (13,5%) et la majorité dans 5 états du Sud.