Le fokonolona occupe une place très importante dans l’histoire et le système de croyances et de valeurs des Malgaches. L’institution désigne à la fois l’ensemble des membres d’une communauté rurale et l’assemblée qu’ils et elles constituent pour régler leurs affaires courantes. Suite notamment aux écrits de l’anthropologue anarchiste David Graeber, il est parfois présenté comme un modèle d’organisation politique locale reposant sur un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique. Il pourrait ainsi exprimer une culture de la démocratie directe. Cet article revient sur ces représentations et montre qu’elles relèvent plus d’une tradition inventée que d’une réalité immanente.

Le fokonolona malgache : une utopie réelle ?

Dans Utopies réelles, Erick Olin Wright expose un projet de développement d’une « science sociale émancipatrice » du capitalisme, visant à révéler et analyser le fonctionnement d’expériences alternatives concrètes pour nourrir la réflexion sur la construction d’une « société plus juste »1. Il s’agirait ainsi de soutenir, par la science, la légitimité et la soutenabilité de propositions politiques, utopiques parce qu’engageant un changement radical, mais réelles, car reposant sur la reproduction, l’adaptation et la généralisation d’expériences se développant dans les « fissures » du système. L’idée, soutenue par les milieux anarchistes, est en effet « que, s’il n’existe plus aucun lieu sur la terre totalement non colonisé par l’État et le capital, […], il existe[rait] toujours […] des espaces éphémères dans lesquels des communautés auto-organisées peuvent émerger et se développer »2.

Ces analyses, reposant sur le postulat que marché et État pervertissent les organisations humaines en créant hiérarchies, domination et exploitation, ne sont pas isolées. On les rencontre dès les premiers écrits des socialistes scientifiques avec l’affirmation de l’existence d’un communisme primitif. S’inspirant des travaux de l’anthropologue Lewis Henry Morgan sur les communautés iroquoises, Karl Marx et Friedrich Engels ont en effet développé l’idée d’une égalité sociale primitive que le passage à une économie de production et le développement de l’État aurait mise à mal. Presqu’un siècle plus tard, partant de l’observation d’un grand nombre de sociétés indiennes du continent américain, Pierre Clastres indiquait également que l’organisation politique « primitive » se distinguait essentiellement par le sens de la démocratie et le goût de l’égalité, ce qu’il traduisait comme étant un refus de l’État. Plus récemment, Christopher Boehm, suivant une démarche de paléoanthropologie, s’est attaché à montrer que l’éthos et le système politique égalitaire caractérisaient les premières sociétés humaines de chasseur·ses-cueilleur·ses.

En tant qu’institution politique traditionnelle des sociétés malgaches, maintenue et revigorée au fil du temps du fait de l’abandon des campagnes par l’État et de leur marginalisation économique3, le fokonolona pourrait être une bonne illustration de ces organisations égalitaires premières des sociétés humaines. C’est ce que suggère un article mis en ligne en 2014 sur le site populaction, qui, à partir d’une interprétation des travaux de D. Graeber, le présente comme un modèle idéal « d’autogouvernement via des assemblées d’habitants ouvertes à tous ». Mais c’est aussi ce qui était sous-jacent aux programmes politiques malgaches du début des années 1970 dans lesquels le fokonolona était exposé comme devant constituer « le noyau du développement socialiste de l’économie rurale ».

C’est ce point que le présent article se propose de discuter, en s’intéressant aux analyses du fokonolona malgache et aux usages politiques qui en ont été faits, les deux étant en réalité souvent indissociablement liés. La première partie présente cette institution en pointant ce qui pourrait en faire, selon plusieurs observateur·rices, un type de communalisme (forme d’organisation politique locale reposant sur des assemblées de citoyen·nes, dans un esprit de démocratie directe). La deuxième partie montre cependant que le fokonolona traditionnel relève plus d’une invention et d’un discours politique que d’une réalité immanente.

Le fokonolona, un communalisme ?

Le fokonolona (prononcer foukounouln), signifie étymologiquement « groupe de descendance » (foko : clan et olona : gens, personnes, êtres humains). Il occupe une place très importante dans l’histoire et le système de croyances et de valeurs des Malgaches. Le terme désigne à la fois l’ensemble des membres d’une communauté rurale et l’assemblée qu’ils et elles constituent pour régler leurs affaires courantes. C’est une institution ancienne des Hautes terres centrales malgaches qui s’est maintenue au fil du temps.

Avant l’unification du royaume merina, dans un contexte marqué par la concurrence entre « petits » rois pratiquant « un racket de protection »4, le fokonolona était un ensemble de descendant·es d’un même ancêtre organisé·es en vue de la culture du riz et de la défense de leur village. L’instabilité de ces royaumes, l’insécurité générale et la nécessité de maitriser l’eau nécessaire à la culture du riz renforçaient alors la cohésion du clan et la nécessité de son organisation politique. L’institutionnalisation d’un État merina sous l’égide du roi Andrianampoinimerina à la fin du XVIIIe siècle ne firent cependant pas disparaître les fokonolona. Ils furent au contraire utilisés comme base du royaume dans une organisation assurant un contact permanent entre le roi et le peuple. Plus tard, au début du XXe siècle, le régime colonial puis la première république malgache cherchèrent également à s’appuyer sur eux en en faisant un « organe de suppléance et de relais », notamment en vue de promouvoir le progrès technique agricole5. Le gouvernement transitoire, arrivé au pouvoir à la suite du « mai malgache » de 1972, exprima sa volonté d’assurer une véritable indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale et plus généralement vis-à-vis du monde occidental, en construisant à partir du fokonolona « une nouvelle société, conforme aux valeurs fondamentales malgaches » et dans la perspective d’une « maîtrise populaire du développement » (ordonnance no73-009 du 24 mars 1973). Ce rôle fut ensuite repris sous la seconde république par Didier Ratsiraka6 dans son boky mena (« livre rouge ») où le fokonolona, qualifié désormais de socialiste, devait être « l’instrument privilégié de réalisation des objectifs économiques, politiques et sociaux de la nation » (Charte de la révolution socialiste malgache, 1975). La constitution de la troisième république malgache de 1992 ne mentionnait, elle, que de façon incidente le fokonolona en lui reconnaissant des prérogatives limitées sur le contrôle de son environnement. Celle, actuelle, de la 4e république l’a remis en revanche au premier plan en indiquant dans son préambule qu’il « constitue un cadre de vie, d’émancipation, d’échange et de concertation participative des citoyens » et elle dispose, à l’article 152, que le fokonolona est « la base du développement et de la cohésion socio-culturelle et environnementale ».

La pérennité du fokonolona sur une période si longue ne garantit certes pas qu’il ait conservé exactement le même fonctionnement à chaque époque. Nombre d’observateur·rices de la société malgache ont d’ailleurs distingué voire opposé le fokonolona  traditionnel, le fokonolona de Ratsimandrava7, celui de Ratsiraka ou encore le fokonolona moderne. Le terme définit cependant toujours une communauté locale organisée politiquement et dont la manifestation principale est sa capacité à se réunir. Or, les caractéristiques de cette organisation politique et les formes prises par ces réunions pourraient en faire, du fait de ses dispositions « municipales », égalitaires et démocratiques, un exemple de communalisme.

Le fokonolona est ainsi une communauté morale. S’il ne désigne plus aujourd’hui un clan, il demeure « un groupe local lié par des droits et des obligations analogues à ceux de la parenté »8. Ces droits et obligations se traduisent par des relations d’entraide économique et sociale se manifestant tout particulièrement à l’occasion des travaux rizicoles ou lors des mariages et funérailles. Ils se concrétisent aussi par l’établissement de conventions (dinam-pokonolona) fixant de façon publique et solennelle les règles de vie collectives et les sanctions (vonodina) en cas d’infraction. Mais le fokonolona se caractérise aussi par les formes de son organisation politique. Les décisions collectives sont en effet prises en assemblées générales lors desquelles toute personne, homme ou femme, âgé ou jeune, a formellement le même droit de parole. Il n’y a ainsi aucune notion de représentation dans les assemblées de fokonolona, ce qui conduit à les identifier comme étant la communauté en train de « faire quelque chose »9. Cette représentation explique aussi que le même terme désigne la communauté et l’assemblée qu’elle constitue. Les décisions y sont par ailleurs prises par consensus, souvent après de longs échanges, renvoyant à ce que D. Graeber appelle une « culture de la démocratie directe », « l’art de prendre des décisions par consensus étant une chose que tout le monde apprend en grandissant »10. Ces caractéristiques du fokonolona semblent ainsi décrire une forme d’autogestion communautaire, reposant sur un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique conforme aux principes de ce qu’on pourrait appeler une démocratie délibérative. L’histoire des usages politiques du fokonolona et les quelques observations précises et concrètes dont on dispose montrent cependant qu’il est possible d’en faire une lecture moins enchantée.

Le Fokonolona ou l’invention d’une tradition

C’est sous le gouvernement provisoire de 1972-1975 que le fokonolona a été pour la première fois présenté par le ministre de l’intérieur R. Ratsimandrava comme élément d’une « démocratie ancestrale » sur lequel devait reposer le développement malgache. Ce gouvernement avait été porté au pouvoir à la suite d’importants mouvements de grève et manifestations estudiantines dans la capitale, ralliés ensuite par des chômeur·ses et jeunes marginaux·les. Procédant à une analyse des discours de R. Ratsimandrava et des ordonnances de mars 1973, F. Raison-Jourde a livré une lecture tout à fait éclairante de cette période11. Selon elle, l’analyse développée par Ratsimandrava fait le lien entre les désordres de la fin de la première république et l’oubli des valeurs spécifiquement malgaches de solidarité et d’union par les anciens dirigeants de l’État et les « porteurs d’idéologie importée et de divisions partisanes […] prônant la lutte des classes ». Or ces valeurs, qui constituent la « force latente » du peuple malgache, seraient incarnées dans les fokonolona.  C’est ainsi la peur du désordre politique et de la lutte des classes qui aurait piloté l’invocation d’une restauration de cette institution traditionnelle. F. Raison-Jourde montre que cette démocratie ancestrale se rattache à une représentation « organiciste » du corps social assimilé au corps humain : « la société a un souverain qui est à sa tête, partie qui pense et décide pour le corps. Le tronc est le peuple, les groupes de statut inférieur sont assimilés aux pieds. Pour fonctionner, ce schéma implique le consensus de tous, la soumission des parties inférieures et leur solidarité avec l’ensemble »12. Dans ce schéma, le consensus est « naturellement » obtenu au sein des fokonolona, considérés non comme un simple rassemblement d’individus disparates mais d’emblée comme une communauté « spirituelle ». Il est dès lors nécessaire de s’interroger sur cette mystique communautaire et sur la nature du consensus qui se dégage lors des assemblées du fokonolona.

Les observations fines menées par M. Bloch permettent de décortiquer les mécanismes de prise de décision lors de ces assemblées. Il montre que les échanges qui s’y expriment constituent le plus souvent une suite d’interventions ritualisées évitant toute confrontation ouverte de points de vue contradictoires. Ces échanges donnent ainsi à voir un consensus qui n’est en aucun cas le résultat d’un compromis mais « semble découler de l’hypothèse selon laquelle il ne peut y avoir de désaccord entre des personnes liées par des liens moraux aussi forts »13.  Par ailleurs, si tous les membres du fokonolona participent et peuvent effectivement délibérer lors de ces assemblées, tou·tes n’ont pas pour autant le même statut social. D’une part, les femmes ne s’y expriment véritablement que lorsque le sujet les concerne spécifiquement ; de l’autre, il existe une différence marquée entre celles et ceux que l’on considère comme des raiamandreny (étymologiquement, père et mère), distingué·es par leur ascendance statutaire, leur âge et/ou – dans une moindre mesure – leurs revenus ou leurs diplômes, et le reste de la population. Ce sont elles et eux qui ouvrent les échanges de l’assemblée, en exposant longuement et de façon très ritualisée (kabary)14 leurs positions. La parole descend ensuite progressivement le long de l’échelle des postions statutaires. L’assemblée réactualise de cette façon l’ordre statutaire et aligne les points de vue de chacun·e sur ceux et celles qui assurent la domination symbolique15. D. Graeber lui-même indique qu’il ne faut pas « romantiser » le fokonolona et reconnaître qu’il peut abriter en son sein des divisions importantes de richesse et de statuts et tout particulièrement des divisions entre « les fotsy (blancs) descendants des nobles ou des roturiers et les mainty (noirs) leurs anciens esclaves »16.

On pourrait certes observer que ce qui est décrit par M. Bloch n’est pas le fokonolona traditionnel mais un fokonolona postérieur à la construction de l’État et l’extension du marché, et qu’il reflète ainsi les hiérarchies et divisions sociales produites par ces transformations. Compte tenu de la faiblesse des sources historiques disponibles sur les périodes antérieures (quelques observations de voyageurs étrangers et le recueil des traditions orales opéré au XIXe siècle), il n’est cependant pas possible de savoir ce qu’il était véritablement. Cette tradition, invoquée dans les discours politiques puis pour ainsi dire « constitutionnalisée », relève donc à bien des égards d’une invention17, dont la fonction est essentiellement idéologique.

Bien que l’on manque d’observations précises, Il est fort probable en réalité que le fokonolona réel d’aujourd’hui ne soit ni un type-idéal d’assemblée populaire et démocratique ni la réactivation d’une organisation traditionnelle – une organisation dont on ne sait de toutes les façons pas grand-chose compte tenu du peu de sources disponibles18. Et il n’est pas impossible de penser, au contraire, que sous l’apparence d’une assemblée non-hiérarchique que Bailey aurait pu qualifier d’arena council19 se cache en fait une assemblée dirigée par une élite (elite council) dans laquelle s’exprime une forte pression à la conformité.

Quoi qu’il en soit, et en réponse au vœu d’E. O. Wright de développement d’une science sociale émancipatrice, on peut se demander s’il est nécessaire que cette science sociale puisse révéler l’existence dans le passé d’expériences permettant de justifier la soutenabilité d’une projet politique « révolutionnaire »20. L’histoire a en effet montré la capacité des humains à produire, ex nihilo, des mythes leur permettant d’organiser de façon durable leur vivre ensemble. Il en est ainsi du code d’Hammurabi de l’ère babylonienne (1776 ans avant notre ère) instaurant une hiérarchie naturelle de valeur entre les sexes et les classes, comme de la déclaration d’indépendance de l’Amérique, le 4 juillet 1776, proclamant l’égalité des humains et l’inaliénabilité de leurs droits naturels21. Ces deux croyances (on pourrait aussi dire utopies) ont fourni le socle symbolique sur lequel des institutions adaptées ont pu se développer et se maintenir dans la longue durée. Parce qu’elles relèvent d’un registre philosophique, les utopies sociales n’ont donc nul besoin d’être légitimées par l’histoire. Cela n’implique évidemment pas que les sciences sociales ne puissent être d’aucun recours dans la mise en place de nouvelles formes d’organisation. D’une part, en rappelant l’inventivité et la diversité de ces formes, dans le temps et dans l’espace, elles ouvrent aux « politiques » le champ des possibles. D’autre part, en observant précisément leurs fonctionnements, ces sciences aident à réfléchir aux subtilités des arrangements sociaux. C’est en ce sens que des études sociologiques sur le fokonolona, tel qu’il fonctionne et non tel qu’il devrait fonctionner, pourraient se révéler utiles. Force est néanmoins de constater que la plupart des écrits sur ce sujet restent encore de type « sentimental »22.