Une rhÉtorique conservatrice tourne en dÉrision le blocage des universitÉs par les Étudiants. Analyse nuancÉe de ce mode d’action, par un enseignant-chercheur, militant syndical.

Alors que l’UniversitÉ de Nanterre se prÉparait À  cÉlÉbrer timidement et de maniÈre exclusivement acadÉmique les quarante ans de Mai 68, elle a ÉtÉ depuis le 12 novembre dernier le lieu d’affrontements violents, affrontements qui ont fourni matiÈre À  plusieurs reportages et À  des commentaires parfois hasardeux dans la presse nationale. Le 13 au matin, À  la demande d’un prÉsident soucieux de donner des gages de fermetÉ au gouvernement et donc de ce fait peu enclin À  la nÉgociation, des Étudiants grÉvistes qui tentaient de bloquer les bÂtiments abritant les UFR de droit et d’Économie-gestion furent dÉlogÉs avec brutalitÉ par des unitÉs de police et de gendarmerie (voir le reportage vidÉo sur le site www.rue89.com) Revenir sur cet Épisode peu glorieux pour les enseignants et les Étudiants qui ont ce jour-lÀ  acceptÉ de travailler sous le regard vigilant et inquiÉtant d’hommes en armes, est un moyen de comprendre et de mettre en perspective le dÉbat autour de la lÉgitimitÉ du blocage des universitÉs.

Alors mÊme que les mouvements Étudiants bÉnÉficient gÉnÉralement d’un capital de sympathie de la part des personnels enseignants et administratifs prÉsents sur les campus et, plus gÉnÉralement, de la part du grand public, le blocage est souvent mal vÉcu et mal perÇu y compris par ceux qui partagent et soutiennent leurs revendications. Tel est encore le cas aujourd’hui, nombre d’opposants sincÈres À  la loi LRU, dite « loi PÉcresse », sont aussi trÈs rÉservÉs vis-À -vis des tentatives de blocages qui concernent plus de la moitiÉ des sites universitaires. C’est particuliÈrement le cas des personnels techniques et administratifs dont les dures conditions de travail se trouvent soudainement aggravÉes par la nÉcessitÉ d’Évider les dÉbordements de foules et de protÉger les locaux universitaires. La prÉsence de piquets de grÈve À  l’entrÉe de bÂtiments universitaires est bien la dÉmonstration vivante des enjeux et des contradictions du mouvement actuel, comme d’ailleurs de celui qui l’a historiquement prÉcÉdÉ en 2006 €“ le mouvement contre le CPE €“ et dont beaucoup d’acteurs sont aujourd’hui partie prenante de ce nouveau cycle de mobilisation. Essayons d’y voir un peu plus clair en Étant conscient des difficultÉs que prÉsente toute analyse « À  chaud » d’une action collective dont je suis modestement partie prenante en tant qu’enseignant-chercheur et en tant que militant syndical.

Rappelons quelques faits. Le blocage est une dÉcision collective que les Étudiants les plus mobilisÉs prennent au cours d’assemblÉes gÉnÉrales, en ayant soin de mettre cette dÉcision au vote À  la majoritÉ absolue des personnes prÉsentes. Contrairement aux AG d’antan, lieux privilÉgiÉs d’affrontement entre les diverses tendances d’extrÊme-gauche, les assemblÉes actuelles sont vÉritablement pluralistes. Tous les points de vue peuvent y Être exposÉs, et pas uniquement ceux des Étudiants les plus radicaux ou des portes-parole d’organisations. J’ai ainsi pu comme certains de mes collÈgues enseignants, peu nombreux il est vrai, y prendre part. À€ Nanterre, comme dans d’autres Établissements, le blocage a toujours recueilli la majoritÉ des voix, mais une majoritÉ moins importante numÉriquement que pour l’appel À  la grÈve ou les motions d’opposition À  la loi LRU.

Dans un passÉ pas si lointain, la dÉcision de bloquer les universitÉs n’intervenait qu’aprÈs que d’autres moyens d’action aient ÉtÉ mis en oeuvre et le plus souvent avec succÈs : la distribution de tracts, la grÈve, la manifestation de rue, etc… Or cet automne, comme en 2006, le blocage est devenu symboliquement et pratiquement le moyen d’action central des Étudiants contestataires. Tout se passe comme si l’Économie interne d’un rÉpertoire d’action collective somme toute classique se trouvait durablement inversÉe au profit des modalitÉs d’action en apparence les plus radicales, donnant ainsi prise À  la rhÉtorique conservatrice et dominante.

Pour comprendre cette inflexion, il faut avoir prÉsent À  l’esprit deux ÉlÉments : le succÈs rencontrÉ par ce type d’action il y a dix-huit mois d’une part, et les difficultÉs pratiques À  se faire entendre autrement de l’autre. Le premier point ne nÉcessite pas de longs commentaires, la plupart des Étudiants nanterrois avec lesquels j’ai abordÉ cette question m’ont tous rÉaffirmÉ leur intention de reproduire dans ses formes et ses modalitÉs une lutte encore bien prÉsente dans leur esprit et qu’ils jugent exemplaire. Le deuxiÈme point est plus dÉlicat À  apprÉhender car il oblige À  prendre en compte des ÉlÉments conjoncturels et des Évolutions plus profondes que seule des enquÊtes sociologiquement menÉes permettraient de confirmer. À‰tant lycÉen puis Étudiant, j’ai pris part À  des manifestations de rue, et j’ai gardÉ de ces manifestations juvÉniles un souvenir ludique et enchantÉ, À  l’exception de celles de 1986 endeuillÉes par la mort de Malik OussÉkine. Il semble bien que les Étudiants de 2007 ne soient plus tout À  fait dans les mÊmes dispositions. Beaucoup d’entre eux, dont certains Étaient encore au lycÉe À  l’Époque, ont des souvenirs pÉnibles de rencontre avec des bandes qui les ont agressÉ et parfois dÉpouillÉ de leurs objets de valeur lors de manifestations pacifiques. MÊme les plus dÉterminÉs, ceux dont la seule vue terrorise mes « collÈgues » de la facultÉ de droit, redoutent aujourd’hui l’affrontement physique avec des groupes violents qui n’hÉsiteraient pas À  aller « casser des Étudiants » si l’occasion leur en Était donnÉe par la faiblesse des services d’ordre des manifestants ou par des incitations plus pÉcuniaires !

C’est donc in situ que se dÉploie aujourd’hui la contestation Étudiante et non plus dans les centre de villes qui, augmentation des loyers oblige, ne les accueillent plus guÈre… La question pratique qui se pose alors est donc de savoir comment se faire entendre sur un campus. Les moyens traditionnels de reprÉsentation et de communication  les affiches, les rÉunions, les tracts, etc… ne sont guÈre opÉrants, car ils se heurtent À  la passivitÉ d’une grande partie des Étudiants et des personnels. Il en est de mÊme de la grÈve des cours qui ne pÉnalise que les Étudiants eux-mÊmes et, rappelons-le, les plus fragiles d’entre eux.

DÈs lors, le blocage s’impose et mÊme si sa lÉgitimitÉ fait dÉbat, il a lieu et est soutenu par des Étudiants bien plus nombreux que les « minoritÉs agissantes » dont la presse conservatrice fait ses dÉlices. Le blocage correspond au dÉsir paradoxal d’agir et de gagner vite pour ne pas compromettre une annÉe d’Études. DÉsir qui est celui de se faire entendre et de se faire respecter, notamment des enseignants qui multiplient les signes, en apparence bÉnins mais au fond trÈs graves, de mÉpris vis-À -vis des Étudiants issus des classes populaires.

Cette Évidence pratique du blocage des universitÉs n’est pour autant pas sans poser quelques problÈmes. Je souhaiterais ici les exposer briÈvement, et contribuer ainsi À  Éclairer un dÉbat obscurci par les outrances de certains commentateurs, il est vrai peu mÉnagÉs par les organisations Étudiantes. En se focalisant symboliquement sur le blocage de leurs universitÉs, et en espÉrant ainsi renforcer la mobilisation en leur sein, les Étudiants ne facilitent pas de prime abord une convergence des luttes sociales qu’ils appellent pourtant de leurs voeux. En premier lieu, parce que cette modalitÉ d’action collective ne favorise pas spontanÉment le dialogue et l’action commune avec les BIATOSS et les enseignants-chercheurs qui, par rÉsignation ou par calcul, se rÉfugient volontiers dans la « tiÉdeur ouatÉe de la lÉgalitÉ » pour reprendre une belle formule d’Italo Calvino. Ensuite, parce qu’elle donne prise au discours du « retour À
l’ordre », fonds de commerce de l’actuel gouvernement, À  partir du moment oÙ le blocage des locaux apparaÎt vide de sens et de contenu politique. VacuitÉ qui est d’ailleurs moins rÉelle que mÉdiatique.

Dans leur ensemble, les Étudiants ont des choses À  dire sur l’UniversitÉ et font un effort remarquable pour s’informer et comprendre les enjeux prÉsents et À  venir. Leur sÉrieux et leur dÉtermination m’impressionnent, plongÉs dans un monde qui n’est pas le leur, ils en incarnent la raison d’Être À  dÉfaut d’en maÎtriser tous les usages surannÉs. Ce soif de savoir et d’agir des Étudiants dÉrange aujourd’hui tous ceux pour qui l’UniversitÉ dÉmocratique est une utopie « gauchiste » et qui sont prÊts À  faire de la concurrence entre institutions l’ultima ratio de la connaissance. Souvenons-nous plutÀ´t, avec Jean-Paul Sartre, que « le champ des possibles est beaucoup plus vaste que ce que les classes dominantes nous ont habituÉ à  croire ».