Le Bénin est connu pour le trafic international d’enfants. C’est la parole de ces derniers, qui, faute d’alternative réaliste, décident (ou acceptent) de travailler, conscients des difficultés qui les attendent, mais résolus à partir, que Anne-Laure Wibrin et Jean-Michel Chaumont sont parvenus à recueillir.
Depuis une dizaine d’années, le Bénin est connu pour être un pays où se pratique à grande échelle un phénomène unanimement dénoncé : la traite des enfants |1|. Des ONG, l’UNICEF et certaines autorités locales engagent d’importants moyens financiers et humains pour lutter contre ce qu’elles estiment être un véritable fléau. Les recherches de Jean-Michel Chaumont ayant progressivement aboutit à la conclusion que les discours sur la traite des femmes correspondent davantage à la fabrication d’un mythe (jeunes filles innocentes vendues contre leur gré) qu’à la réalité (femmes migrantes à la recherche d’une situation qu’elles estiment préférables) (1), nous nous sommes demandé ce qu’il en était de la traite des enfants. Dans la mesure où le discours sur la traite des enfants a historiquement pris ses racines dans le discours sur la traite des blanches, il y avait lieu de supposer que les mêmes distorsions des réalités soient à l’œuvre. L’hypothèse s’est malheureusement vérifiée (2). Cherchant à savoir qui sont ces enfants qualifiés d’enfants-esclaves, quelles épreuves ils ont endurées et quelles aides leur sont apportées, nous sommes partis trois mois au Bénin (3). D’emblée les réponses nous ont parues beaucoup plus complexes que la vision grossièrement manichéiste présentée par les ONG en quête de donateurs dans les pays occidentaux.
Notre principal souci étant de comprendre comment les enfants dits « trafiqués » perçoivent le problème et ce qu’ils pensent de l’aide qu’ils reçoivent, c’est vers eux que nous nous sommes tournés. Si cette démarche nous semblait évidente, notons qu’à notre stupéfaction, elle est loin d’être la norme. Au Bénin, ainsi apparemment que dans la plupart des pays de la région, il n’est pas habituel de demander ce qu’ils en pensent aux bénéficiaires des programmes d’aide. Généralement, ni les enfants, ni leurs familles ne sont consultées.
Désireux de recueillir l’avis des principaux concernés, nous avons rencontré une quinzaine de jeunes garçons rapatriés en 2003 du Nigéria où ils travaillaient dans des carrières de gravier. A l’époque des entretiens, ils étaient âgés d’entre 10 et 17 ans. Afin d’augmenter nos chances de saisir les nuances de leurs expériences, nous les avons revus plusieurs fois. Nous leur avons proposé des entretiens collectifs (répartis en deux groupes) qui ont duré neufs jours entiers. Le français n’étant que peu maitrisé par les enfants, nous avons fait appel à un interprète local qui s’est révélé particulièrement qualifié (4). Diverses méthodes furent utilisées pour confronter les jeunes aux discours racontés à leur propos (présentation de bandes dessinées et d’extraits de films réalisés pour lutter contre le trafic d’enfants ; sketches théâtraux qui nous permettaient d’une part de montrer comment on parle d’eux dans nos pays et d’autre part de contrer, dans une certaine mesure, l’obstacle de la langue et d’instaurer un climat plus propice à de longs entretiens avec des enfants). Ce sont sur ces entretiens que nous allons essentiellement nous fonder dans cet article. Nous sommes conscients du fait qu’ils ne peuvent guère prétendre à une représentativité statistique d’une part et, d’autre part, que, faute d’être spécialistes de l’Afrique de l’Ouest, nous n’étions pas nécessairement les mieux qualifiés pour les recueillir. Mais au pays des aveugles, les borgnes sont rois et tout en plaidant par conséquent pour que cette recherche soit approfondie, nous pensons néanmoins qu’elle soulève suffisamment de questions sur les pratiques d’aide actuelles pour justifier dès à présent sa présentation.
En outre, nous avons interrogé suivant les mêmes méthodes une quarantaine de « vidomégons » (enfants placés travaillant comme domestiques) âgés entre 5 et 15 ans, bénéficiant eux aussi de programmes d’aide et nous avons accompagné tout au long de notre séjour des acteurs de la lutte contre le trafic (des responsables de projets pour la plupart expatriés, des éducateurs pour la plupart béninois, des membres d’ONG internationales, d’associations locales, des étudiants de troisième cycle en droit de l’homme, des sociologues, des policiers, des « passeurs » d’enfants, des villageois béninois et togolais originaires de régions à fort taux d’émigration). Nous avons observé les pratiques de plusieurs ONG, nous avons consulté certaines de leurs archives et nous avons confronté ceux qui l’ont accepté aux discours que nous ont rapportés les enfants.
La traite des enfants vue par les acteurs de la lutte
Les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, implantées au Bénin, et, dans une moindre mesure, les autorités béninoises dressent un diagnostic pour le moins terrifiant de la situation. Une lettre adressée par Unicef Belgique à des milliers de donateurs potentiels présente la situation comme suit :
Chaque année, des centaines d’enfants quittent le Bénin, petit État d’Afrique de l’Ouest, à destination du Nigeria ou de pays voisins. Trop pauvres pour payer l’école, leurs parents, victimes de fausses promesses, pensent les envoyer à l’étranger pour un meilleur avenir et une bonne éducation. En réalité, ils les confient à d’ignobles réseaux qui les vendent pour exécuter les travaux les plus rudes, domestiques ou dans les plantations. Alissa, 11 ans, fait partie de ces milliers d’enfants obligés de travailler de 7 heures du matin à 22 heures le soir en échange de quelques maigres restes de repas et de généreux coups de ceinture. Heureusement, comme des centaines d’autres, l’UNICEF l’a sauvée. (5)
Cette représentation est fidèlement reproduite par la presse ; ainsi, dans le dossier consacré par le principal quotidien belge aux « enfants esclaves » du Bénin le 9 avril 2005, on peut lire que :
Aujourd’hui, la croyance veut que l’esclavage ait disparu. Pourtant, au Bénin, le mal est encore bien présent. Et une lutte acharnée contre cette barbarie est menée par le gouvernement, la police, l’Unicef et nombre d’organisations non gouvernementales béninoises et internationales.
Perversion suprême, l’esclavage moderne a pris la forme du trafic d’enfants. Dès leur plus jeune âge, les fillettes se retrouvent ainsi arrachées à leur famille totalement démunie pour devenir domestiques chez des plus nantis. Les garçons, eux, peuvent se retrouver à casser des cailloux dans des carrières de calcaires au Nigéria dès qu’ils ont six ou sept ans. A moins qu’ils ne soient exploités dans des champs de coton béninois ou étrangers. Pour toute rémunération, ils reçoivent de leur « patron » la promesse, généralement non tenue, de se voir offrir à l’issue de leur contrat de trois ans un vélo ou des morceaux de tôle ondulée pour le toit de la maison de leurs parents. Dans les faits, c’est à coups de branches ou de chicotes (de grosses racines) qu’ils sont « récompensés » pour les services rendus. (6)
Au vu des sites Internet, prospectus et brochures (TDH, Unicef, Unesco), l’ampleur du phénomène serait difficile à estimer mais les chiffres avancés peuvent aller jusqu’à des centaines de milliers de victimes par an (7). Les enfants seraient vendus comme des marchandises. Ceux dont la situation serait la plus risquée auraient un faible niveau d’éducation et/ou seraient issus de familles nombreuses ou monoparentales de régions rurales. Leurs parents les vendraient à des bandes criminelles abusant de leur vulnérabilité. Le plus souvent qualifié de « trafic » au Bénin et plutôt de « traite » en Europe, ce phénomène est partout donné pour une forme d’esclavage moderne.
D’autres publications telles que les rapports ou études détaillées réalisés par ces ONG introduisent plus de nuances que les brochures destinées au grand public et à la récolte de fonds. Néanmoins, c’est toujours une définition extrêmement large de la « traite » qui est d’application. Premièrement, elles distinguent deux formes de traite : à l’intérieur du pays (les vidomégons, enfants placés et exploités surtout comme domestiques et marchands ambulants) et au-delà des frontières (vers des pays de la région, pour travaux domestiques, dans l’agriculture ou d’autres travaux plus durs encore). Il n’est donc pas nécessaire de passer une frontière pour être considéré comme une victime de la traite. Deuxièmement, et les acteurs de la lutte s’en félicitent, il n’est pas davantage nécessaire qu’une contrainte soit exercée sur l’enfant : « Cela revêt une importance fondamentale en Afrique de l’Ouest et du Centre où la traite d’enfants se produit souvent avec le consentement des parents et, parfois, des enfants eux-mêmes » (8). Bref, pour qu’un mineur soit considéré victime de trafic, il suffit qu’il y ait eu « la réalisation d’une transaction ; l’intervention d’une personne intermédiaire ; l’intention d’exploiter et le déplacement géographique » (9). Nous verrons bientôt que si la dimension internationale généralement associée au concept de traite ne semble de fait pas pertinente en l’occurrence, le refus de prendre en compte le consentement ou le non-consentement des enfants est lourd de conséquences.
Afin de lutter contre le trafic d’enfants, les différents acteurs initient de nombreux projets parmi lesquels on peut citer :
des campagnes de prévention pour les jeunes, les parents et les autorités
la fourniture aux enfants rapatriés et à certains jeunes estimés en risque d’être trafiqués d’assistance alimentaire, de vêtements, de kits scolaires …
des comités locaux de lutte contre le trafic
une brigade de protection des mineurs
l’adoption d’instruments juridiques (10)
des centres d’accueil des victimes
des rapatriements suivis de projets de réinsertion.
Dans le sillage des organisations internationales, les actions des ONG sont vouées à ce qu’elles considèrent être le bien être supérieur de l’enfant et à la défense de ses droits. Elles privilégient une approche globale qui va de la prévention de la traite à la réinsertion dans sa famille et dans la société d’une petite victime, en passant par la répression des trafiquants. Elles se battent non seulement pour que la traite soit éradiquée mais également pour interdire le travail des enfants. Les bénéficiaires de ces programmes que nous avons rencontrés portent un œil sceptique sur ces dispositifs dont ils ne sont pas nécessairement demandeurs (ce qui ne les empêche pas, nous le verrons aussi, d’avoir d’autres demandes). Ce scepticisme s’explique aisément en raison de l’écart abyssal qui existe entre leurs perceptions et les perceptions des ONG (qui – faut-il le dire ?- seules commandent les actions entreprises).
Prendre au sérieux les diagnostics portés par les mineurs eux-mêmes ne signifie évidemment pas céder à l’illusion selon laquelle eux seuls détiendraient les clefs des solutions de leurs problèmes. Mais le refus de cette illusion ne dispense pas de la nécessité d’entendre ce qu’ils ont à dire. Le droit occidental considère depuis un peu plus d’un siècle les mineurs comme des irresponsables dont le consentement ne fait aucune différence. Ce postulat adopté afin de les protéger contre les conséquences de leurs actes constitue une fiction juridique sans doute souvent efficace mais dont le statut fictionnel ne devrait pas être oublié : en réalité, des mineurs, même très jeunes (qu’on se souvienne du temps pas si lointain où l’âge de raison était fixé à 7 ans dans nos contrées) sont parfaitement capables de discernement et il est des situations où, parce qu’ils en sont à la fois les acteurs et les seuls témoins fiables, ils se trouvent en meilleure position que quiconque pour poser un diagnostic. L’imposition d’un diagnostic extérieur, même s’il est bien intentionné, apparait dans ces conditions comme une violence qui dépossède les acteurs du pouvoir de définir eux-mêmes la teneur de leurs propres expériences. Nous n’avons cessé d’observer les effets pervers d’un tel état de choses.
La parole aux mineurs : les rapatriés de 2003
A. Le rapatriement
En septembre 2003, des centaines de garçons béninois travaillant dans des carrières de pierres d’Abeokuta au Nigeria sont « retrouvés ». On craint des milliers de victimes potentielles. Dans une publication de Terre Des Hommes entièrement consacrée à cette affaire et rédigée deux ans après l’événement, la situation est présentée comme suit :
Au-delà d’un simple fait divers concernant une poignée d’enfant exploités, la « crise » des carrières d’Abeokuta a donc permis de révéler au grand jour un véritable trafic d’enfants, d’une ampleur insoupçonnée jusqu’ici : un trafic transfrontalier, implanté de longue date et pourtant demeuré étrangement méconnu, voire toléré. (…) Entre septembre et octobre 2003, 261 enfants (11) victimes d’exploitation et de trafic ont pu être récupérés dans le cadre des opérations de secours menées par la communauté béninoise d’Abeokuta, puis par les services nigérians de la police et de l’immigration. Une fois retirés des carrières, ces enfants ont été placés dans des espaces de transit puis rapatriés au Bénin par les autorités agréées : des enfants très jeunes (entre 8 et 14 ans pour la plupart), ayant tous été privés d’affection, d’éducation et de loisirs, livrés à eux-mêmes (…) soumis à des conditions de vie et de travail aussi dures et abusives que dangereuses pour leur santé, leur intégrité, leur moralité… (12).
Quelques semaines après avoir appris que des enfants béninois étaient remis à la police nigériane et surtout après que la nouvelle ait fait les grands titres de la presse internationale, l’Etat béninois, avec la coopération des autorités nigérianes et l’appui de l’Unicef, de l’Union européenne et de certaines ONG initie un programme d’action spécifique. Les quatorze mineurs que nous avons interrogés en étaient tous bénéficiaires.
D’emblée, les récits des enfants sur leur « sauvetage » des carrières de pierres sont nous ont interpelés. A la question de savoir quel est leur pire souvenir au Nigéria, leur réponse concerne ce moment de « libération » (13). Unanimement, ils nous diront que « c’est là qu’il y a eu le plus de souffrance ». En effet, une fois « libérés » de leurs exploitants, ils sont restés des semaines, voire des mois, aux mains de la police nigériane sans comprendre ce qui leur arrivait, ce qu’ils avaient fait de répréhensible pour être enfermés dans un commissariat, mal nourris, maltraités, et témoins d’une violence omniprésente entre les détenus ou, plus encore, exercée par les policiers sur ces derniers. Les enfants nous ont décrit minutieusement les sévices infligés aux prisonniers torturés, recevant une balle dans le talon en guise d’avertissement et, pour certains, battus à mort devant leurs yeux. Ils nous ont tous mimé avec précision cette maltraitance. Ils ont l’impression d’avoir eux-mêmes été traités comme des criminels. Ce que l’Unicef présente comme une « libération », loin d’être vécu comme telle -même par ceux qui finalement sont soulagés de n’être plus dans les carrières- a été vécu comme un réel traumatisme.
Après leur passage par les commissariats, les autorités nigérianes vont remettre les enfants aux autorités béninoises. Ne pouvant être tous logés dans les centres d’accueil prévus à cet effet, ils sont accueillis dans le stade de football de Cotonou. Ils y reçoivent nourriture, logement et un « encadrement psychologique ». De grandes cérémonies prennent place. Les mineurs disent ne pas vraiment comprendre ce qui leur arrive. Alors que des discours officiels sont organisés par et pour les ONG, les autorités et les médias, personne ne prend la peine d’expliquer aux « rapatriés » qu’ils sont désormais « sauvés ». Encore traumatisés par l’expérience en commissariat, ils ignorent où ils sont tombés et craignent d’apprendre que les leurs ont été arrêtés pour trafic d’enfants. Ils subissent ce qu’ils pensent être des interrogatoires (les entretiens psychologiques) : sont-ils contents d’avoir été libéré, d’où viennent-ils, que veulent-ils faire désormais ? Dans les comptes rendus retrouvés dans les archives de la délégation TDH à Cotonou, nous lirons que 90 % d’entre eux ont déclaré ne pas vouloir rentrer.
Il n’empêche, les ONG, dans le souci du bien-être des enfants, tentent de localiser les familles des jeunes victimes pour les y reconduire. Contrairement à ce qu’elles imaginaient, les parents non plus ne souhaitaient pas ce retour. Rassurés de revoir vivants leurs enfants au sujet desquels circulent depuis des mois les rumeurs les plus folles, ils les reçoivent autour d’un repas de fête. Mais ils savent ne pas pouvoir les prendre en charge. Ils plaçaient leurs espoirs dans ces garçons qui au terme de leurs contrats (14) (bien souvent de trois ans) étaient censés ramener, comme l’avaient fait leurs aînés avant eux, un salaire équivalent aux gains de leurs parents pendant la même période. Or, parce que ces enfants n’ont pas pu terminer leur contrat, ils reviennent sans aucun salaire. Ils nous diront qu’il n’y a pas pire honte que revenir les mains vides.
B. Les programmes de réinsertion
Dans un souci d’une approche globale du phénomène de la traite, les ONG disent veiller ensuite à la réinsertion sociale des « victimes ». Elles prennent en charge les frais de scolarité de ceux qui sont en mesure de reprendre l’école et les frais d’apprentissage professionnel des autres. En 2005, 200 enfants bénéficient de cet appui. Beaucoup d’autres parents aimeraient voir leur descendance en profiter aussi. Mais seuls les mineurs rapatriés officiellement pourront obtenir ces programmes de réinsertion. Ceux rentrés seuls après avoir entendu que les enfants béninois du Nigeria se faisaient emprisonner et ceux dont les parents étaient absents lors du passage de l’ONG pour dresser les listes des bénéficiaires n’y auront pas droit et seront les premiers à repartir vers le Nigéria. Il va de soi qu’en l’occurrence l’assistance proposée est de nature exceptionnelle et non généralisable. Il est en effet inenvisageable que les ONG entretiennent tous les enfants susceptibles de partir travailler, car il faudrait pour cela assister des centaines de milliers de mineurs béninois.
Un des effets pervers pour les bénéficiaires qui partaient souvent dans l’espoir de parvenir à se payer leur scolarité ou leur apprentissage et qui finalement, « grâce » aux ONG, ont ce qu’ils souhaitaient, est qu’ils sont considérés par leurs pairs comme des profiteurs, chançards, étiquette qu’ils disent continuer à devoir porter lourdement. Une fois de plus, on n’a visiblement pas pris la peine de leur expliquer en quoi consiste au juste l’aide qui leur est accordée. Ils prennent ce qu’on leur donne et cherchent à obtenir davantage mais sans savoir exactement ce à quoi ils peuvent prétendre. Ils savent, parce qu’ils l’ont vu, que leur inscription à l’apprentissage est payée et qu’au début leur nourriture était payée en partie. Par contre, en ce qui concerne le présent et le futur, ils ne savent pas ce qui leur revient. Ne voyant plus venir l’argent de la nourriture, ils se demandent si c’est leur patron qui le reçoit et le garde ou s’ils n’en ont plus. Comme même au sein du personnel de l’ONG dispensatrice, personne ne semble le savoir au juste, nombreux sont ceux qui se sentent lésés. Les collègues des apprentis, jaloux et persuadés que les rapatriés reçoivent de l’argent des ONG, estiment qu’ils pourraient payer une plus grande part pour la nourriture et le loyer, ce qui provoque des conflits. Les enfants se demandent si ce ne sont pas leurs patrons qui profitent de l’argent que les ONG leur donneraient directement. Les parents à leur tour soupçonnent les patrons
. Personne n’en sait davantage sur les frais médicaux ni la cérémonie de fin de cycle qui permet d’avoir le diplôme, d’ouvrir un atelier à son compte et qui coûte les économies d’une année de travail au minimum. Il serait logique, dira l’un d’eux, que si les ONG veulent nous prendre en charge, elles le fassent jusqu’au bout.
Nous avons demandé aux enfants ce qu’ils pensent de ces programmes d’insertion et ce qu’ils préfèrent entre leur statut actuel de bénéficiaire et celle de travailleur dans les carrières du Nigeria. Leurs réponses divergent fortement, et ce, en fonction de deux variables : les conditions de leur « réinsertion » d’une part ; le soulagement ou non de ne plus travailler dans les carrières d’autre part.
Certains estiment que les programmes de réinsertion sont globalement satisfaisants parce qu’ils leur permettent d’apprendre à lire et écrire ou d’apprendre un métier qui pourra leur servir plus tard (15). D’autres, par contre, critiquent les conditions dans lesquelles ils se retrouvent. Certains apprentis et écoliers se plaignent régulièrement de mauvais traitements, de fatigue, de manque de nourriture et de problèmes de logement. Un des garçons doit marcher matin et soir deux heures avant d’arriver chez son patron où il se fait régulièrement battre parce qu’il arrive trop tard, où il se fait réprimander à longueur de journée, n’a pas assez à manger, est visiblement mort de fatigue. Il se demande s’il y a gagné au change. Certains considèrent bel et bien que leurs conditions de vie étaient meilleures dans les carrières que chez eux. Ils peuvent envisager d’y retourner et tous connaissent des garçons qui sont déjà repartis.
Six des quatorze garçons interrogés ne vivent pas leur retour au village comme un soulagement. Au Nigeria, ils trouvaient la vie dure, le travail pénible, les conditions matérielles rudimentaires. Mais ils avaient de l’argent, des temps libres le week-end, ils pouvaient « s’offrir la vie » comme ils le disent, se promener, aller au cinéma, loisir inenvisageable dans leur village natal. Ils considèrent cette contrepartie suffisante pour juger les conditions de vie au Nigeria plus satisfaisantes.
Les huit autres sont, eux, soulagés d’être rentrés. Ils ont véritablement vécu un enfer au Nigeria : pas assez à manger, dormir en brousse sous des abris de fortune, vivre de rapines, ne pas pouvoir se laver, recevoir des coups arbitrairement, avoir envie de fuir mais savoir que les représailles seront terribles, être drogués pour travailler. Ce qui semble faire la différence avec le groupe précédent, c’est qu’ils étaient plus jeunes (entre 7 et 11 ans lors de leur rapatriement) et surtout, qu’ils accomplissaient leur premier contrat 16). Le système des carrières est en effet très hiérarchisé. Alors qu’en bas, on est à la merci de tout le monde, on peut progressivement gravir des échelons : devenir superviseur d’une équipe de deux ou trois enfants, puis patron à son tour. Les privilèges viennent avec l’expérience. La description que ces enfants donnent de leur vie au Nigeria fait penser à un système concentrationnaire (terme de comparaison que nous préférons à celui d’esclavage (17)) pour plusieurs raisons. Premièrement, les chefs d’équipe, parce qu’ils sont plus détestés et craints encore que les patrons, renvoient à la figure des kapos, plus féroces que les SS. Ce sont de jeunes chefs, adolescents encore, qui visiblement en rajoutent dans la crainte constante de perdre leurs privilèges. Ensuite, la règle de base pour la survie est celle de l’organisieren des camps : se voler entre enfants, entre équipes, voler les voisins parce qu’il y a pénurie provoquée, dénoncer celui qu’on surprendra. En outre, les enfants parlent de régime arbitraire des châtiments, de faveurs, de punitions collectives, d’humiliations gratuites. Il y a aussi l’envie de fuir mais la presque impossibilité d’y parvenir, l’absence de soins, alors que soigné et nourri plus correctement l’enfant travaillerait mieux, l’absence d’abri. Et finalement, le choc à l’arrivée : comme les nouveaux arrivants dans les camps de concentration, ils se demandent si les gens qu’ils ont devant eux sont bien des hommes, tellement ils sont chétifs, anéantis, avilis…
Tous n’ont pas vécu la même histoire, loin de là. Il est dès lors parfaitement logique qu’ils ne portent pas le même jugement sur les programmes dont ils bénéficient. Les uns vivent leur rapatriement comme une réelle libération. Les autres, quand ils ne préfèreraient pas retourner au Nigeria, se demandent si leur situation actuelle est plus enviable que celle des carrières. Il est aberrant que des vécus aussi différents puissent être amalgamés. On présente le chiffre de 261 rapatriés qui auraient tous connu la même situation atroce. Des enfants qui vivent leur rapatriement avec un réel soulagement sont confondus avec ceux qui le vivent comme une absurdité, des enfants qui ne voudraient pas y retourner avec ceux qui voudraient repartir, des enfants qui à l’époque avaient 8 ans avec ceux qui en avaient plus de 18. Il y a donc amalgame entre un phénomène migratoire et un phénomène quasi-esclavagiste (18). Comment est-il explicable que des mineurs-travailleurs soient confondus avec des mineurs-esclaves ? Pourquoi ne pas venir prioritairement en aide à ceux qui en ont réellement besoin et le demandent ? Se poser cette question nous semble primordial car les conséquences peuvent être dramatiques. Alors qu’il n’est pas facile de survivre dans des conditions économiques telles que les connaissent certaines régions rurales au Bénin, des enfants qui travaillaient dur pour se prendre en charge, qui souhaitent bel et bien de l’aide mais pas celle qu’on leur accorde, ont vu leurs projets détruits par des programmes d’action de lutte contre le trafic. En revanche, ceux dont la situation est alarmante n’attirent pas davantage l’attention que les autres. Jusqu’il y a peu aucune ONG ne semblait savoir, ni se donner comme priorité de savoir, ce qui se passe réellement dans les carrières où les enfants ne veulent pas retourner. S’agit-il d’une situation exceptionnelle, d’une dérive d’un système économique ou d’un régime « normal » d’exploitation ? Sont-ils des dizaines, des centaines, des milliers à désespérer de toute aide ?
Le premier résultat de la consultation fut donc de distinguer très nettement deux groupes parmi les mineurs rapatriés du Nigéria que nous avons pu rencontrer : ceux qui regrettaient l’intervention des ONG et ceux qui s’en montraient satisfaits, ceux qui pouvaient sans crainte envisager de repartir au Nigéria et ceux pour lesquels c’était exclu. Etant donné la détresse en lesquels les derniers déclarent s’être trouvés, on peut à juste titre estimer qu’il y aurait urgence à se pencher sur leur sort, à mieux connaître les tenants et aboutissants de la situation de leurs semblables, à se donner les moyens d’intervenir. Etant donné d’autre part les difficultés soulevées par ce programme d’action (comment enquêter et intervenir dans les régions concernées au Nigéria ?), il y aurait tout lieu d’y affecter des ressources supplémentaires que l’on pourrait partiellement trouver en cessant par contre d’intervenir dans des situations où les bénéficiaires eux-mêmes jugent l’intervention inutile, voire nuisible. Les politiques à suivre ne peuvent être fondées que sur les indications fournies par les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire sur des expériences et non, comme c’est le cas actuellement, sur des principes. Car, comme nous allons le voir à présent, les condamnations abstraites du travail des enfants sous toutes ses formes favorisent au contraire la persistance des amalgames aberrants.
Les principes catalyseurs des amalgames
A. L’interdiction du travail des enfants
Différentes instances internationales ont fait pression sur le gouvernement béninois afin qu’il ratifie la Convention interdisant le travail des mineurs (19). Les ONG présentent généralement trois types d’arguments en faveur de cette interdiction : le travail des enfants serait synonyme de contrainte, de mauvais traitement et d’exploitation. A l’écoute de ce qu’en disent les enfants, la réalité est ici aussi nettement plus complexe : comme leurs ainés et l’écrasante majorité de leurs compatriotes, les jeunes estiment que lorsque leurs conditions de travail sont acceptables, il est normal de travailler dès avant l’âge de 14 ans.
Certains enfants nous ont affirmé que leur décision de partir travailler était un choix délibéré (dans la gamme très restreinte de choix qui leur est offerte). Plusieurs ont lutté pour convaincre leurs parents. Si une partie des vidomégons s’est vue imposer le choix de leurs parents, d’autres ont demandé à partir, et, à l’unanimité, les travailleurs dans les carrières étaient partie prenante de la décision (20). Aujourd’hui quelques ONG tendent à admettre que les mineurs partent rarement contre leur volonté. Elles ne font plus nécessairement appel à cet argument pour lutter contre le travail des enfants, ce qui ne les empêche pas cependant de continuer à mobiliser l’image de victimes arrachées contre leur gré à leur famille dans leurs campagnes de sensibilisation (21).
Les châtiments corporels font partie du système d’éducation, que ça soit à la maison, à l’école et sur le lieu de travail. Il est problématique d’invoquer les châtiments corporels pour interdire le travail des enfants tout en les envoyant ensuite dans d’autres lieux où, sous prétexte d’apprentissage, ils subiront les mêmes mauvais traitements. Enfants comme adultes sont persuadés de l’utilité des corrections physiques. La norme, expliquée en toute lettre par notre traducteur face à notre incompréhension et confirmée plus tard par d’autres Béninois, veut que, puisque dans la vie on va souffrir, mieux vaut souffrir tôt pour espérer avoir la paix ensuite. Souffrir jeune est considéré comme un bien et non comme un mal. Dans cet esprit, ce n’est donc pas le châtiment corporel en soi qui indigne et fait souffrir mais les seuls châtiments jugés abusifs. Lorsqu’une employeuse se fâche sur un vidomegon parce que les tâches ne sont soi-disant pas réalisées assez vite alors que l’enfant s’est appliqué à respecter les consignes, tout comme quand un responsable d’équipe dans les carrières profite de son privilège, l’enfant vit ces situations comme injustes et peut avoir envie de fuir. Dans ces situations-là, si quelqu’un lui vient en aide, il est reconnaissant. Les coups illégitimes ne sont pas l’apanage des responsables d’équipe et d’employeurs criminels : certains maîtres d’école et maîtres d’apprentis ne s’en privent pas. Comme nous l’avons vu, des enfants bénéficiant des programmes de réinsertion estiment parfois recevoir des coups à outrance dans ce cadre précis.
En ce qui concerne enfin le fait d’être (sur-)exploités, les enfants ne le vivent généralement pas comme tel. Il est vrai que fréquemment les bénéfices sont, du point de vue d’un Occidental, dérisoires par rapport au travail fourni. Néanmoins, ils sont souvent équivalents ou supérieurs à ceux qu’engrangent leurs parents restés sur place. Un petit producteur de coton ou d’un autre produit agricole à destination du marché réalise une rentrée d’argent d’environ 130 000 francs CFA par an (soit l’équivalent de 175€ fin 2009). C’est ce que ramènent approximativement, en biens d’usage (radio, vélo, tôles ondulées) ou en numéraire, les mineurs du Nigeria (22) quand ils ne se font pas trop voler sur le chemin du retour. Dans ces conditions, ils sont fondés à se croire gagnants car ils réalisent leurs objectifs. Ils ne se considèrent ni vendus ni esclaves, mais comme des travailleurs contribuant à la survie du ménage.
En outre, lorsque les enfants partent à l’étranger ce n’est pas uniquement dans une perspective économique, mais parfois aussi dans une logique d’émancipation. Ils nous expliquent que tant leurs parents qu’eux-mêmes savent que dans leur village natal, « ils n’évolueront pas ». Partir les aide « à devenir quelque chose ». « Toi-même, tu vois que tu n’as pas le choix. Tu ne peux pas te réaliser. Tu n’as pas à manger. C’est mieux de partir ». Et notre traducteur de conclure après nous avoir rapporté leurs propos : « En restant ici, ils ont de forte chances de rester comme leurs parents. Et comme eux veulent devenir quelque chose, il faut partir ».
Les arguments les plus fréquemment mobilisés contre le travail des enfants ne sont donc pas susceptibles de convaincre les intéressés, leurs parents ou les autres membres de leurs communautés. Pourtant, les contre-arguments invoqués ne modifient en rien le jugement des organisations internationales, qui préfèrent les ignorer. C’est qu’en réalité, ce jugement n’est pas réfutable car purement dogmatique : le travail des enfants est considéré comme un mal en soi, indépendamment des conditions de son exercice. C’est la raison pour laquelle il est presque impossible aux organisations internationales (et aux ONG qui en sont souvent les petites mains) de dés-amalgamer les emplois en lesquels les mineurs se retrouvent : quelles qu’en soient les conditions réelles, ils sont tous emportés dans une même condamnation de principe. Admettre la nécessité de distinguer les formes abusives de travail pour les mineurs reviendrait à reconnaître implicitement des formes non abusives et cela apparaîtrait comme une atteinte intolérable à l’universalité de l’impératif catégorique selon lequel les enfants ne doivent pas travailler. La question se pose alors de savoir quelle doit être la priorité en cas de conflit d’intérêts : préserver le principe ou préserver les mineurs abusés ?
B. Les migrations économiques
Le deuxième postulat à questionner est celui de considérer le fait de quitter le foyer familial comme étant lui aussi intrinsèquement négatif. Si l’Unicef et les ONG estiment que la place d’un enfant est d’être auprès de ses parents, il n’en va manifestement pas de même pour tous les Béninois. Au Bénin, tant du point de vue de la préservation du système familial que dans l’intérêt de l’enfant, il est habituel de confier un ou plusieurs de ses enfants à la famille, dans le sens béninois du terme, à savoir une famille très élargie. Socialement, la majorité des Béninois que nous avons rencontrés ne considère pas qu’il soit indispensable que l’enfant grandisse sous la garde de ses parents biologiques. Par contre, les ONG prônent, elles, le retour dans la famille – au sens occidental contemporain du terme – et le « rapatriement » des enfants migrants même quand, n’ayant rien rapporté, l’enfant se considère et est considéré par tous comme un « raté » (23).
Vu la difficulté de passer les frontières, il est parfois aujourd’hui moins risqué de trouver du travail au Bénin qu’au Nigeria. Les conditions de travail des mineurs au Bénin, et notamment dans les carrières, semblent tout à fait méconnues des ONG interrogées. Or, en soi, le fait d’être à l’étranger n’augmente pas toujours le risque d’être exploité ou maltraité (24). Les jeunes filles préfèrent, disent-elles, être employées au Gabon où non seulement les salaires sont meilleurs mais les mauvais traitements moins fréquents. Il est plausible qu’être au Bénin, seul, à des centaines de kilomètres de chez soi puisse parfois être pire que de travailler au Nigeria ou au Gabon dans la communauté béninoise, avec son père ou son frère.
Enfin la migration peut être un facteur d’apprentissage et d’innovation au bénéfice de tous. Dans une étude réalisée au Mali sur les migrations internationales des mineurs, S. Castle s’est enquis de leur opinion et constate que « la migration en elle-même apparait être un objectif de développement particulièrement important qui peut apporter des avantages significatifs tant aux migrants qu’à leur communauté, particulièrement en l’absence de système scolaire. Les migrants décrivent comment, lors de leur expérience migratoire, ils sont devenus plus conscients des problèmes concernant l’hygiène et la santé, comment ils ont développé de nouvelles aptitudes entrepreneuriales qu’ils ont ensuite appliquées dans leur village et comment ils sont devenus plus aptes dans la résolution de problèmes et dans la gestion plus efficace de leur temps et ressources. (25) » Il ne faut donc pas sous-estimer le fait que, comme le dit un proverbe bambara cité par Sarah Castle, « si tu pars travailler à l’étranger, même si tu ne deviens pas riche, tu vas voir quelque chose, apprendre quelque chose » (26)
L’anathème généralisé porté sur les migrations interdit ici aussi toute discrimination des situations abusives. L’affirmation dogmatique du principe rend aveugle à la diversité des situations réelles. Il n’est pas étonnant que le refus obstiné de prendre cette diversité en compte induise les effets pervers que nous allons à présent examiner.
C. Les effets pervers de l’interdiction du travail d’enfants et de la circulation des mineurs
Les conséquences de l’imposition de normes au nom de valeurs prétendument universelles mais ne correspondant pas à la réalité béninoise peuvent être néfastes. Même s’il est formellement interdit, le travail des mineurs reste nécessaire à la survie économique des familles. Certaines formes de travail sont donc devenues clandestines. Les intermédiaires, protections précieuses pour les enfants, ne peuvent plus exercer leur activité que sous le risque de sanctions sévères. Les enfants qui continuent à se rendre à l’étranger sont davantage victimes du racket policier. Les « comités de vigilance » institués pour contrôler localement les déplacements de mineurs tendent à considérer, comme le leur ont appris leurs fondateurs, toute migration économique comme du trafic d’enfants.
Conséquence de la clandestinité : la fin des intermédiaires ?
La loi de janvier 2006 condamnant les trafiquants à des peines sévères a mis à mal le système de contrôle social existant. Auparavant les parents confiaient leurs enfants à un intermédiaire (une personne connue, un parent ou un voisin) qui, proche des patrons car ayant travaillé lui-même à l’étranger, se chargeait de placer les enfants là où, selon les normes locales, ils seraient convenablement traités. Si un enfant avait des problèmes avec son patron, c’était à l’intermédiaire de s’en occuper et de le changer d’endroit. S’il voulait placer d’autres enfants, l’intermédiaire était tenu de respecter ce contrat tacite, sinon aucun parent ne lui ferait plus confiance, sans compter les problèmes auxquels il risquait d’être confronté en rentrant au village. Il y avait donc une certaine autorégulation. Aujourd’hui intermédiaires et employeurs risquent des sanctions importantes (27), qu’ils offrent des conditions décentes de voyage et de travail ou non.
S. Castle montre que le lien entre un intermédiaire fiable et une expérience positive de migration est direct. « Beaucoup de jeunes ont aussi révélé qu’ils ont eu des expériences positives de migration, qu’ils étaient bien traités par leurs employeurs, qu’ils sont parvenus à atteindre leur objectif économique, améliorer leurs connaissances des langues et leurs capacités à négocier le monde moderne. Il y a plus de chances qu’une migration soit réussie si un migrant a des contacts avec les ‘ressortissants’ (des personnes du village d’origine du migrant) sur le lieu de destination. De tels compatriotes représentent souvent un réseau protecteur important qui facilite le passage du migrant, son séjour et sa recherche de travail » (28).
Nos trois mois de recherche sur place ne nous permettent pas de dire si les pratiques de « confiage » existantes depuis longtemps dans les traditions béninoises ont subi, comme certains le prétendent, des transformations ces dernières années au détriment de l’enfant. Etant donné l’aggravation généralisée des conditions de vie et de travail de la population, il ne serait pas étonnant que ce soit effectivement le cas : les conditions des enfants évoluent parallèlement à celles des parents. Mais ce que nous pouvons néanmoins constater, c’est que les lois adoptées pour aider les mineurs affaiblissent le rôle des intermédiaires au lieu de renforcer l’aide précieuse, si l’on en croit les propos de S. Castle, des personnes les plus à mêmes de leur apporter de la sécurité. Et ce, parce que ceux qui ont voulu changer la situation n’ont pas pris la peine, ou n’ont pas voulu prendre la peine, de comprendre le système de migration béninois mais sont venus avec le modèle unique et importé de l’ « ignoble trafiquant ».
Conséquence de l’interdiction de passer les frontières : le racket policier et la précarisation des alliés familiaux
L’Etat béninois a adopté une loi qui interdit aux mineurs de passer seuls les frontières et, sauf dérogation, aux adultes de se déplacer avec des enfants qui ne sont pas les leurs. Dans un pays ou seul un enfant sur trois est déclaré légalement à sa naissance, prouver par des papiers d’identité que son enfant est le sien ou qu’il a l’âge requis pour voyager seul est extrêmement difficile. Il faut soit payer cher une procédure judiciaire, soit payer les douaniers pour qu’ils ferment les yeux. Dans un village proche de la frontière nigériane, en quelques années le prix du voyage pour un mineur vers le Nigeria est passé de 3 000 à 7 000 francs CFA à cause du racket policier (29).
Frédéric, parti vivre avec son oncle en Côte d’Ivoire (il l’aidait à travailler dans une petite boutique tout en poursuivant sa scolarité), nous explique l’absurdité dans laquelle ils se sont retrouvés lorsque ne s’y sentant plus en sécurité ils ont voulu rentrer au pays afin de fuir les troubles. Pour tenter d’échapper au contrôle policier, n’étant pas en droit de passer la frontière avec des enfants qui ne sont pas les leurs ou qui n’ont pas de papiers, plusieurs familles se sont regroupées. Les adultes sont montés dans une voiture, les enfants dans un taxi qui avait reçu le mot d’ordre de ne pas les suivre de trop près. Le chauffeur a demandé 100 000 francs CFA par enfants pour les risques pris. Les voitures seront arrêtées toutes les deux. Les policiers ont frappé les adultes sous les yeux des enfants et les ont envoyés en prison. Frédéric, avec un profond sentiment de culpabilité, considérant qu’il était responsable de la mise sous verrous de son oncle, fut envoyé trois mois dans un centre d’accueil à Cotonou. Il bénéficiera ensuite du programme de réinsertion pour enfants trafiqués. Il espérait retourner en Côte d’Ivoire avec son oncle qu’il connait mieux que ses parents (il a peur de ne pas reconnaitre sa maison en rentrant au village) et y poursuivre sa scolarité dés que la situation politique le permettrait. Frédéric, désormais apprenti menuisier, n’ira plus à l’école et n’avait toujours pas revu son oncle lors de notre passage au Bénin.
Le racket policier se produit dans d’autres pays de la région. Ainsi, au Mali, “les migrants racontent que la police et les gendarmes les délestent d’une somme considérable d’argent pour qu’en échange ils les laissent passer les frontières internationales. Même ceux qui ont leurs pa
piers en règle apparaissent être des victimes de telles ‘amendes’ ce qui augmente donc les besoins des migrants de traverser les frontières clandestinement, souvent avec l’aide d’intermédiaires. (…) En fait, que les migrants aient ou n’aient pas les bons documents n’entretient qu’un faible lien avec le fait de recevoir une ‘amende’. Nombre de ceux qui sont entrés en contact avec des policiers durant leur retour de Côte d’Ivoire furent obligés de leur donner plus de la moitié de leurs gains. Le ‘titre de voyage’ (le passeport de l’enfant) n’était disponible dans aucun des villages visités malgré qu’il soit obligatoire pour les enfants de moins de 18 ans qui veulent voyager. Cependant, l’introduction de ce document supplémentaire, plutôt que de rendre la migration plus sûre, augmente le besoin des enfants de trouver des intermédiaires qui négocieront avec la police et les gendarmes aux frontières et, paradoxalement, cela augmentera les probabilités que leur voyage soit clandestin, augmentant leur vulnérabilité et les risques.”(30)
Les comités de villageois : des comités de vigilance
Ces comités, formés par des agents préfectoraux en coopération avec l’Unicef, ont été créés dans le but d’associer les locaux dans la lutte contre le trafic. Selon l’Unesco, il y en aurait plus de 1140 en 2007. Leurs principales missions sont de repérer et signaler « les cas d’abus sexuels ou autres à l’égard des enfants, de départs suspects ou frauduleux des enfants, d’enfants exposés au placement ou au trafic ; de contrôler la réinsertion des enfants victimes de traite après leur retour au village » (31).
De l’aveu même de l’Unesco, la motivation des membres des comités de vigilance est fréquemment très faible et soutenue uniquement par les avantages matériels (par exemple un vélo) qui y sont associés (32). Quand par contre, ils prennent leur mission à cœur, des dérives inquiétantes se produisent : « Ce qui est également inquiétant est le fait que les ‘Comités de Surveillance’ semblent opérer avec le présupposé que toute migration est négative, ce qui fait que par conséquent l’enfant apparait être le plus traqué et ‘arrêté’ par les leaders locaux. A nouveau, ceci ne peut qu’augmenter le besoin des jeunes gens de migrer clandestinement et à refuser le support de leur famille qui semble si crucial pour les protéger au début de leur voyage et en cours de route » (33).
Dans la pratique, les membres de ces comités doivent surveiller leurs voisins, noter tout acte suspect et le dénoncer. Les organisations internationales sont ainsi parvenues à imposer des organes de contrôle. Le bilan que dressent Olivier Feneyrol et Mike Dottridge est sévère. « En échouant de se focaliser exclusivement sur les enfants trafiqués, les ‘comités de vigilance’ ou les ‘comités anti-traite’ et les autres mesures policières pour arrêter la migration des jeunes gens sont devenus une source d’abus plutôt que de protection » (34).
Les conséquences de l’adoption de lois inapplicables
On peut supposer que si des États tels que le Bénin signent des traités et passent des lois qu’ils savent inapplicables, ils le font en partie pour démontrer leur bonne volonté à la communauté internationale. Parfois, notamment dans le cas des lois contre la traite des enfants, des ultimatums sont posés (en l’occurrence, nous étions au Togo au moment de l’expiration de l’ultimatum posé par les autorités américaines). Une partie de l’arsenal juridique de ces pays n’est pas élaborée de l’intérieur, en réponse à des problèmes identifiés par les citoyens et leurs représentants eux-mêmes. « Il n’y a pratiquement pas eu de dialogue entre les gouvernements des Etats de l’Afrique de l’Ouest et leurs populations sur la question de savoir quelles formes de travail et de recrutement étaient ou n’étaient pas appropriées. (…). Par conséquent, ils ont suivi les logiques imposées par l’extérieur, recopiant le texte des conventions et les protocoles internationaux dans des nouvelles lois, sans aucune tentative significative de les adapter aux conditions sociales, économiques et culturelles locales, ni de développer aucun système de mise en application appropriée. Le résultat est que, même là où sont promulguées des lois comme au Bénin, au Burkina Faso et au Togo, les nouveaux standards internationaux n’ont toujours pas de légitimité auprès de la plupart des habitants de ces pays. Ils sont le résultats d’un processus ‘top-down‘, dans le sillage de beaucoup d’autres lois imposées de manière non-démocratique (par les administrations coloniales, les dictatures militaires ainsi que par les gouvernements élus d’Afrique de l’Ouest qui se sentent eux-mêmes obligés d’accepter les impositions de l’étranger) » (35). Face à de tels processus d’impositions externes de législations ignorantes des réalités, on comprend que les lois restent lettre morte, instrumentalisées seulement par les acteurs qui peuvent en tirer un bénéfice (corruption) et ignorées ou considérées avec méfiance et incompréhension par les populations censées devoir en bénéficier.
La stigmatisation
L’effet pervers majeur de l’ethnocentrisme consiste à dénier l’humanité des personnes qui en sont victimes. Sans même évoquer la figure des intermédiaires diabolisés et systématiquement rebaptisés « trafiquants », la présentation des parents des mineurs « trafiqués » les fait paraître au mieux pour des benêts naïfs, au pire pour de sordides individus disposés à vendre leurs propres enfants. Dans ce dernier cas, la condamnation peut atteindre le déni d’humanité. Ainsi peut-on lire sur le site officiel de l’UNICEF au sujet d’un père béninois qui a « vendu » ses trois fils de 10 ans :
‘Vous n’êtes pas un être humain si vous faites cela à vos propres enfants. Les gens doivent assumer leurs responsabilités. Ils doivent être punis’, affirme Alassane Biga, un spécialiste de la protection de l’enfant à l’UNICEF (36).
Conclusions
Les actions menées par les ONG (37) sont largement critiquées par leurs bénéficiaires, et ce, principalement parce que ce qui est considéré comme un problème ou même un « fléau » par les uns représente au contraire une solution pour d’autres. En effet, ce que « la » communauté internationale estime être de la traite d’enfants est souvent considéré par les communautés béninoises concernées comme une réponse valable aux défis économiques. Nous n’avons pas rencontré de victimes enlevées contre leur gré par d’ignobles trafiquants. Ceux que nous avons vus étaient des mineurs qui, faute d’alternative réaliste, décident ou acceptent de travailler, conscients que le labeur sera dur mais résolus à partir. Entre la vision internationale du travail des mineurs comme fléau à éradiquer et la vision locale du travail des mineurs comme solution, les perceptions coexistent sans se croiser et le malentendu est par conséquent permanent.
Dans son étude sur les jeunes migrants maliens, S. Castle arrive à une conclusion identique : « En réalité, les villageois peuvent considérer parfaitement normal et acceptable pour un jeune de chercher du travail en dehors de leur village étant donné les problèmes de pauvreté, d’insécurité alimentaire, le manque d’opportunité etc. (…). Les parents, les intermédiaires et les employeurs ne sont pas conscients du fait que d’autres considèrent qu’un enfant travailleur est toujours exploité et réagissent fortement s’il est insinué qu’ils sont coupables ou complices de ce qui en est arrivé à être perçu comme un acte criminel. (…) Les migrations ‘normales’ (perçues comme telles par les villageois) supposent des difficultés et des souffrances mais sont souvent pensées comme acceptables si, en fin de compte, le migrant gagne assez pour satisfaire ses besoins matériels. Il est difficile de considérer comme ‘trafiqués’ même ceux qui n’ont pas obtenu de gain financiers (…), si (comme c’était le cas pour nombre d’entre eux) ils étaient employés de manière volontaire, libres de partir quand ils voulaient et non seulement désireux de répéter l’expérience mais cherchant effectivement à le faire. » (38) Ajoutons que si les populations réagissent, elles n’en subissent pas moins parfois les rigueurs de ces lois : nous avons ainsi rencontré dans un village perdu en pleine brousse un homme qui a passé plusieurs mois en prison à Cotonou pour avoir convoyé des jeunes de son village au Nigéria. Plusieurs années plus tard, en nous montrant au milieu des autres villageois affligés les documents relatifs à son affaire, il n’avait toujours pas compris pourquoi il avait été emprisonné.
Un groupe d’enfant nous a expliqué que s’ils étaient députés, ils n’interdiraient pas le travail des enfants, ni à l’étranger, ni au Bénin. Ils exigeraient des conditions de travail acceptables. Tant qu’ils ne pourraient pas garantir de bonnes conditions de prise en charge et d’éducation des enfants, ils n’interdiraient pas aux mineurs de travailler.
Dans la même veine, certaines ONG, ou du moins certains de leurs membres, commencent à se rendre compte que la migration économique des enfants est un phénomène social d’envergure et que c’est bien souvent une solution sans alternative crédible. Mais cette prise de conscience vient tard car leurs prédécesseurs ont milité avec efficacité pour rendre tout déplacement et tout travail d’enfants illégaux. Ils constatent que dans l’immédiat, tant que d’autres solutions ne sont pas réalistes, il serait préférable de lutter pour améliorer les conditions de travail et de déplacement plutôt que de s’agiter en vain pour les interdire (39). Comment cependant défendre cette politique après avoir déclaré partout à grands renforts de campagnes mélodramatiques que des centaines de milliers d’enfants béninois étaient victimes de la traite et qu’il fallait absolument les sauver d’un esclavage moderne (40) ?
Le plus grave reste cependant le fait qu’une telle présentation des choses occulte les problèmes véritables. Si le discours sur la traite est artificiellement plaqué de l’extérieur, la pauvreté et les conséquences qui l’accompagnent existent bel et bien. Ce n’est pas en luttant contre une traite fantasmatique qu’on y mettra fin. Au contraire, c’est faire diversion que de donner des problèmes économiques pour des problèmes criminels, de proposer des politiques répressives là où seules des politiques sociales seraient efficaces. Il reste que, aux yeux mêmes des mineurs et des communautés auxquelles ils appartiennent, certaines situations sont manifestement abusives. Ce sont précisément ces situations qui devraient constituer le point de départ des interventions et non pas celles que des ONG estiment être problématiques. A cette condition seulement, une adhésion minimale aux initiatives de la communauté internationale pourrait être obtenue.
-Sources
Brochures, prospectus et sites Internet d’ONG et d’Organisations Gouvernementales
UNICEF
Bénin. Lutter contre la traite des enfants, Unicef Belgique, Bruxelles, s.d.
Lettre de l’Unicef Belgique datée du 30 octobre 2003 destinée aux donateurs.
Stop à la traite des enfants, site Internet de l’Unicef.
Sarah CROWE, « Les pays de l’Afrique Ouest et Centrale joignent leurs forces contre la traite des enfants ». http://www.unicef.org/french/infoby… (Consulté le 29/07/2009).
Terre des Hommes
L’enfant n’est pas une marchandise, Terre des Hommes, Lausanne, s.d.
Aide directe à l’enfance meurtrie – www.tdh.ch, Terre des hommes, Délégation du Bénin, s.d.
Info Bénin, 05 – 2007, Terre des hommes, Lausanne, www.tdh.ch
Trafic d’enfants. L’expérience de TDH au Bénin et au Togo, Délégation générale Bénin-Togo, Mai 2001.
Autres
L. AHOUEFATO, H. SONON, Anna, Bazil et le trafiquant, Edition MEPS, Cotonou, (bande dessinée), S.D.
J. AKLIGO, P. AHOUEFATO, Le trafic d’enfants, Coopération Bénin – Union Européenne, (Bande dessinée), s.d.
– La Brigade de Protection des Mineurs, Coopération Bénin – Union Européenne, réalisé par le Bureau Central d’Assistance Technique.
Lettre d’information n°4 Plan Belgique, Plan Belgique asbl, Service information et sensibilisation, Bruxelles, Octobre 2005.
F. DELEPIERRE (textes), R. MILUTIN (photos), dossier « Bénin. Enfants Esclaves », Le Soir, 9 avril 2005, pp. 5-12.
Etudes réalisées sur le thème du trafic d’enfants en Afrique de l’Ouest
C. ARDITI, “Les ‘enfants bouviers’ du Sud du Tchad, nouveaux esclaves ou apprentis éleveurs ?”, dans Cahiers d’études africaines 2005/3-4, 179, pp. 713-729.
S.L. BACHMAN, “A new economics of child labor : Searching for answers behind the headlines”, dans Journal of International Affairs, Printemps 2000, 53-2, pp. 545-572.
S. CASTLE, A. DIARRA, The International Migration Of Young Malians:Tradition, Necessity Or Rite Of Passage ?, London School of Hygiene and Tropical Medicine, Juin 2003.
M. DOTTRIDGE, O. FENEYROL, Action to strengthen indigenous child protection mechanisms in West Africa to prevent migrant children from being subjected to abuse, Mai 2007.
O. FENEYROL, Les petites mains des carrières de pierre. Enquête sur un trafic d’enfant entre le Bénin et le Nigeria, Terre des Hommes, 2005.
M. P. JEKINNOU, Etude exploratoire sur la « perception de l’enfant et ses besoins » dans le Mono et le Couffo. Rapport, Plan International – Bénin, 2000.
L. MIGNOLET, Unicef Belgique sur le terrain. Pour chaque enfant, santé, éducation, égalité, protection. Faisons avancer l’humanité, Unicef Belgique, Bruxelles, 2003.
R. OUENSAVI, A. KI ELLAND, Le Phénomène des enfants travailleurs migrants du Bénin- Ampleur et déterminants, Carrefour d’écoute et d’orientation (CEO) & Banque Mondiale, 2003.
SIN-DO, Le phénomène vidomégon : une gangrène pour l’éducation des filles, Cotonou, 2003.
TERRE DES HOMMES, Campagne « stop Trafics d’Enfants » – Dossier Etireno. Le transfert illégal d’enfants à l’étranger pour l’exploitation par le travail, 2001.
UNESCO, La traite des personnes au Bénin : Facteurs et recommandations, SHS/CCT/2007/PI/H/5, Programme intersectoriel élimination de la pauvreté, Document stratégique série pauvreté n° 14.3 (F), Paris, 2007.
UNICEF, La traite d’enfants en Afrique de l’Ouest. Réponses politiques, Insight Innocenti, Florence, 2002.
UNICEF, Trafficking in Human Beings, Especially Women and Children, in Africa, Innocenti Insight, Florence, 2003.
|1| les notes apparaissent exceptionnellement en fin d’article
2) Anecdote significative, nous avons rencontré en Moldavie, désormais employée à la lutte contre la traite des femmes, l’ancienne responsable de l’ONG Terre des hommes de la lutte contre la traite des enfants au Bénin… L’interchangeabilité des discours permet évidemment l’interchangeabilité des personnes.
3) De mi-décembre 2005 à mi-mars 2006
4) Il s’agit d’Olivier KITTI que nous remercions ainsi que l’ensemble des personnes à Terre des Hommes et ailleurs qui ont soutenu notre démarche et rendu possibles les rencontres avec les enfants
5) Lettre de l’UNICEF Belgique datée du 30 octobre 2003 adressée à des donateurs potentiels.
6) Frédéric DELEPIERRE, dossier « Enfants Esclaves. Bénin », Le Soir, 9 avril 2005, p. 5.
7) L’Unicef avance le chiffre d’1,2 millions d’enfants victimes annuellement de la traite (considérée comme étant le déplacement d’un enfant d’un endroit à un autre en vue de l’exploiter) dont 200 000 en Afrique occidentale. En ce qui concerne le Bénin, elle évalue à 485 000 le nombre d’enfants de moins de 14 ans travaillant dans les 3 principales villes du pays. D’après l’Unesco, des études montreraient qu’entre 1996 et 2000, plus de 10 000 enfants ont été enlevés du Bénin vers d’autres pays sans leur consentement (Unesco, p.13). L’article précité du Soir fait état de 500 000 enfants béninois actuellement au travail.
8) La traite d’enfants en Afrique de l’Ouest. Réponses politiques, Unicef, Insight Innocenti, Florence, 2002, p. 2.
9) TDH Internet Délégation générale Bénin-Togo, Cap. For. E.P. / Dev.Com R.H., Mai 2001.
10) La convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant, la convention 182 de l’OIT sur les pires formes de travail des enfants, le Protocole de Palerme visant à prévenir et réprimer la traite des êtres humains, la loi qui interdit le travail des enfants de moins de 14 ans, et la loi sur les conditions de déplacement des mineurs et la répression de la traite d’enfants au Bénin.
11) Dans cette même étude, on apprendra plus loin que sur les 261 rapatriés, 26 étaient majeurs et 98 avaient entre 14 et 18 ans, âge à partir duquel le travail est permis par la loi. 47,6 % des « enfants » sont donc âgés de 14 ans et plus (FENEYROL, tableau p. 11).
12) FENEYROL, p.4.
13) Contrairement à ce qui est souvent présenté, ce ne sont ni les ONG ni les autorités qui ont sorti les enfants des carrières. A la suite d’un règlement de compte entre deux exploitants, l’un a dénoncé l’autre et a dupé les ONG qui ne se sont pas rendu compte tout de suite de la manœuvre.
14) Il s’agit de contrats oraux qui déterminent la fréquence des retours en famille (en général durant la période des fêtes de Noël), la durée du séjour à l’étranger et les gains minimums. Ces contrats sont négociés avec l’intermédiaire et s’ils ne conviennent pas la famille fera appel à quelqu’un d’autre. A chaque retour, les conditions sont rediscutées et le mineur qui a acquis de l’expérience parvient en général à exiger davantage.
15) Notons que dans les domaines tels que la couture et la coiffure (pour les filles), la mécanique et la menuiserie (pour les garçons) qui attirent la grande majorité des apprentis, les perspectives d’avenir sont médiocres tant l’offre de ces services est déjà saturée. En outre, les enfants qui commencent un apprentissage sont définitivement écartés de l’école. Ils se demandent comment ils parviendront à servir les clients qui s’adresseront à eux en français ou, plus grave encore, comment ils rédigeront seuls une facture une fois qu’ils deviendront patron.
16) Il s’agit là d’une hypothèse basée sur le témoignage des enfants qui insistent sur la différence de statut lié à l’ancienneté. D’autres explications sont plausibles. Peut-être est-ce qu’ils étaient placés dans d’autres carrières, sous d’autres patrons que les enfants du groupe précédent (originaires pourtant du même village). Une recherche plus approfondie serait indispensable pour le déterminer.
17) La notion d’ « esclave » renvoie essentiellement au fait d’être forcé, vendu pour travailler contre sa volonté, or les jeunes rapatriés nous ont tous affirmé avoir participé à la décision de partir travailler à l’étranger. Un phénomène « concentrationnaire », quant à lui, fait davantage référence aux conditions de vie subies lors de l’enfermement dans des camps, conditions très proches de ce que certains jeunes garçons vont vivre dans les carrières.
18) En 2007, certaines ONG semblent enfin admettre l’importance de différencier les situations qui ne sont pas semblables : ainsi Dottridge et Feynerol écrivent-ils : « Terre des Hommes est convaincue que les initiatives prises pour arrêter l’exploitation des enfants en Afrique de l’Ouest devraient distinguer plus attentivement les formes d’exploitation extrêmes des formes moins nuisibles de travail d’enfants. Beaucoup d’autres organisations sont favorables à cette distinction » (Cf. DOTTRIDGE, p.14).
19) A savoir l’article 7.1 a) et b) de la Convention 138 de l’OIT sur l’âge minimum d’admission à l’emploi. Le Bénin a ratifié cette convention le 11 juin 2001 et a fixé l’âge minimum à 14 ans (UNESCO, La traite des personnes au Bénin, SHS/CCT/2007/PI/H/5, Paris, 2007, p.43).
20) Cf. BACHMAN, p. 557. C’est également ce que constate S.L. Bachman dans une étude plus générale sur le travail des enfants. Notons qu’il signale également l’absence d’enquête systématique à ce propos, comme s’il s’agissait d’une question sans importance : « Comme Basu l’a souligné, le chef de ménage n’est habituellement pas le seul à prendre les décisions ; les décisions sont souvent influencées par les enfants, les épouses, les grands-parents et les autres membres de la famille. L’enfant peut prendre seul la décision d’aller travailler. Les enfants peuvent quitter la maison et partir travailler pour échapper au mauvais traitement d’un parent ou d’un beau-parent. Les enfants fugitifs travaillent souvent parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Partout dans le monde, des enfants plus âgés travaillent pour aider à l’alimentation et à l’éducation des autres enfants de la famille. Il arrive que des enfants travaillent parce que leurs parents choisissent de ne pas travailler parce qu’ils sont dépendants, malades ou égoïstes, et qu’ils ont besoin des revenus des enfants pour survivre. Les économistes appellent ce phénomène un manque d’ « altruisme parental ». D’après les interviews et quelques témoignages, ce manque d’altruisme ne concerne probablement qu’une partie relativement petite des enfants qui travaillent. Mais d’après mes connaissances, aucune estimation systématique n’a été réalisée tant à un niveau local que global. »
21) Par exemple, la bande dessinée Anna, Bazil et le trafiquant.
22) Propos de Frédéric Baele, responsable TDH-Togo en 2005.
23) Mais, lorsque pour suivre son apprentissage l’enfant rapatrié et pris en charge par une ONG devra loger chez son patron ou dans une autre localité, elles ne trouveront plus cela problématique. Ce fréquent « deux poids, deux mesures » pose à nouveau question.
24) De même, ainsi que le remarquent Dottridge et Feynerol (Cf., op. cit., p. 4), le jeune âge n’accroit pas nécessairement non plus le risque de maltraitance : pour les jeunes filles, l’abus sexuel est plus susceptible de se produire à 15 qu’à 12 ans.
25) CASTLE, introduction.
26) CASTLE, introduction.
27) Le parlement béninois a adopté en janvier 2006 la loi sur les conditions de déplacement des mineurs et la répression de la traite d’enfants au Bénin. La loi rend la traite des enfants illégale et condamne les trafiquants à des peines de 10 à 20 ans de prison. En cas de circonstances aggravantes comme actes de violences, voies de fait, viols, blessures volontaires, privation d’aliments et de soins, les trafiquants seront condamnés à perpétuité. Les employeurs d’enfants victimes risquent de 6 à 24 mois de prison et une amende pouvant aller de 500.000 à 5 millions de francs CFA (Unesco, p.42).
28) CASTLE, p.3.
29) Au Bénin, un policier sortant de formation gagne 33 000 CFA, soit l’équivalent de 50 euros. Les places de douanier sont quant à elles très difficiles à obtenir et considérées comme particulièrement intéressantes.
30) CASTLE, p. Introduction.
31) La traite d’enfants en Afrique de l’Ouest. Réponses politiques, Unicef, Insight Innocenti, Florence, 2002, p. 14.
32) Cf. UNESCO, La traite des personnes au Bénin, SHS/CCT/2007/PI/H/5, Paris, 2007, p. 53.
33) CASTLE, p. 210
34) FENEYROL, p. 2.
35) DOTTRIDGE, p. 3.
36) Sarah CROWE, « Les pays de l’Afrique Ouest et Centrale joignent leurs forces contre la traite des enfants ».http://www.unicef.org/french/infoby… (Consulté le 29/07/2009).
37) Les ONG qui échappent aux critiques semblent rarissimes. Manifestement certaines petites organisations nationales se donnent davantage comme priorité de répondre aux demandes de la population mais, étant donné que les ONG béninoises obtiennent beaucoup plus facilement des subsides si elles partagent la vision du trafic des enfants imposée par l’Occident, on comprendra qu’elles soient peu nombreuses.
38) CASTLE, p. 6-7.
39) Certaines ONG dressent courageusement elles-mêmes un bilan critique de leurs actions, et se disent prêtes à changer. TDH, par exemple, constate que « la réaction extrêmement négative au Bénin des communautés d’où les enfants étaient originaires et, plus important encore, le fait que le flux de trafic d’enfants vers les carrières d’Abéokuta a recommencé en 2004, une fois les opérations policières terminées, a convaincu Terre des Hommes qu’il était vital de trouver d’autres réponses qui seraient plus tenables et appropriées dans la protection des droits des enfants et celle de leurs familles » (DOTTRIDGE, p. 7). L’avenir dira si le discours de leurs sièges centraux déterminés par les impératifs d’une collecte de fonds rendue difficile par la concurrence des organisations humanitaires, s’adaptera ou non à ces résolutions.
40) Ce problème va probablement se poser au Sud du Tchad où, comme le montre Claude ARDITI, il y a aussi un problème de définition qui n’est pas sans conséquences. « Ce n’est donc peut-être pas un hasard si, malgré l’existence d’un contrat passé entre les parents et l’éleveur-employeur fixant précisément les modalités de la rémunération des enfants bouviers, journalistes, consultants de l’UNICEF (…), et agents de l’Etat préfèrent y voir une forme contemporaine d’esclavage, susceptible de faire l’objet de poursuites judiciaires (…). En réalité, les arguments fournis par ces différents auteurs ne permettent en aucune manière de considérer les enfants bouviers comme des esclaves. En effet, les définitions les plus communément admises de l’esclave indiquent qu’il s’agit d’un « personne qui n’est pas de condition libre, qui est sous la puissance absolue d’un maître, soit du fait de sa naissance, soit par capture à la guerre, vente, condamnation » (Petit Robert 1, 1987). Et aucun de ces critères ne caractérise la situation des enfants bouviers (ils ne sont pas nés esclaves, ils n’ont pas été capturés à la guerre, etc., et ils peuvent à tout moment rompre leur contrat, certains ne s’en privent pas !). Tous les partisans de la thèse esclavagiste, qui ont en commun d’être originaires du sud et chrétiens, s’obstinent pourtant à présenter les enfants bouviers (chrétiens) comme des esclaves, et leurs employeurs (musulmans) comme des esclavagistes. Dans le contexte conflictuel qui règne au sud du pays depuis une vingtaine d’années, le choix de ces termes est loin d’être neutre et leur banalisation par les médias n’est pas anodine. On est donc en droit de se demander si les véritables motivations de ces anti-esclavagistes ne sont pas ailleurs que dans l’empathie qu’ils affirment ressentir spontanément pour ces enfants. D’autant plus que cette « cause » constitue aussi un thème récurrent pour les interventions de l’UNICEF en Afrique. Il faudrait savoir de quoi l’on parle et que l’on définisse le statut d’esclave. » (ARDITI, p. 720)