Si pendant longtemps la sociologie de l’art a eu tendance à ne pas suffisamment porter d’attention à l’organisation des chaînes de diffusion des œuvres et au travail des professionnel.le.s des mondes de l’art, on constate depuis plusieurs années un changement salutaire de perspective. En ouvrant la « boîte noire » de la programmation, Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac contribuent à ce mouvement en nous entraînant sur la trace des programmateur.trice.s de spectacles. Partant de l’activité de ces travailleurs de l’ombre, les auteur.e.s dressent un portrait original des mondes du spectacle vivant en France.
Les raisons qui amènent tel ou tel spectacle à être produit dans un lieu plutôt qu’un autre restent généralement obscures aux yeux du grand public. Saisir les modalités de ce travail de « fabrication » des spectacles est, néanmoins, nécessaire à la bonne compréhension des modes de production, de diffusion et de réception du spectacle vivant. Comme le montre La Fabrique de la programmation culturelle, depuis une trentaine d’années, les programmateur.trice.s de spectacles sont l’un des rouages essentiels de la multiplication de l’offre culturelle sous toutes ses formes (concerts, théâtre, cirque de rue, danse, etc.). Pourtant, si les politiques culturelles, et notamment la question de leurs succès ou de leurs échecs, ont donné lieu à de nombreux débats en sciences sociales, peu d’enquêtes avaient jusque-là abordé cette question du point de vue des acteur.trice.s qui composent au quotidien l’offre culturelle.
Avant d’entrer véritablement dans son contenu, il faut souligner que ce livre raconte une formidable enquête au sens sociologique le plus noble. L’écriture très agréable et les nombreux exemples permettent de saisir les enjeux au cœur de l’activité des programmateur.trice.s. De surcroît, ce livre offre un remarquable exemple d’imagination sociologique. S’il n’existe pas de chapitre proprement consacré à la méthodologie, les auteur.e.s font état, tout au long du texte, de leurs méthodes pour astucieusement répondre aux besoins de leur objet de recherche. Ainsi, les méthodes mobilisées vont bien au-delà des approches classiques de la sociologie et on peut, entre autres, relever l’utilisation originale de techniques d’anthropologie de l’écriture, de conférences de consensus ou d’analyses de rézodience [1].
L’émergence d’un groupe social
Le livre commence par dresser le portrait de ces programmateur.trice.s de spectacles. En s’appuyant sur les parcours et les trajectoires des générations successives, les auteur.e.s montrent l’institutionnalisation progressive d’une activité et l’émergence d’un groupe social portant une expertise, des valeurs et une vision propre de la culture. Celles-ci sont ancrées dans un travail quotidien qui consiste à faire des choix, à savoir celui d’éliminer la plus large majorité des trop nombreuses propositions, ou plutôt à les oublier. Pour comprendre comment ces choix sont effectués, les auteur.e.s s’intéressent astucieusement aux écrits de travail des programmateur.trice.s. Par ce biais, elle et il montrent comment tableaux prévisionnels, plannings ou plaquettes servent de support pour faire des arbitrages, gérer différentes contraintes, coordonner les tâches, établir des hiérarchies entre les différents corps de métier, puis une fois la programmation « bouclée » faire un travail narratif pour lui donner sa cohérence. Ainsi, les programmateur.trice.s ne font pas uniquement des choix, mais tel.le.s des curateur.trice.s, ils.elles assemblent des spectacles et construisent un discours sur la culture.
Face aux différentes contraintes auxquelles les programmateur.trice.s sont confronté.e.s – budget, jauge de la salle, attentes des publics, volonté politique des élu.e.s, positionnement de l’institution par rapport aux autres acteur.trice.s locaux.ales, etc. – leur travail ressemble à bien des égards à un numéro « d’équilibriste ». L’expertise du ou de la programmateur.trice est donc de savoir jongler entre les différents enjeux de manière à « transformer les contraintes de l’environnement en modes opérationnels » (p. 101). Un.e programmateur.trice habile saura ainsi associer d’autres institutions et mobiliser son réseau pour rendre un projet possible tout en le faisant évoluer pour y intégrer les différents acteurs impliqués. À cette capacité de gestion des contraintes s’ajoute un savoir-faire rhétorique pour convaincre ses différent.e.s interlocuteur.trice.s du projet culturel porté.
Les réseaux occupent indéniablement une place cruciale dans ce travail. À travers les rencontres et les échanges au sein des réseaux professionnels, une véritable « intelligence collective » (p. 146) est produite autour d’une communauté discursive portant sa propre expertise, faisant et défaisant les réputations artistiques. Ici, les auteur.e.s reprennent à leur compte l’argument de Mark Granovetter[2] en montrant que le marché du spectacle est « encastré » dans ces réseaux « foisonnants, très différents en nature, omniprésents, parfois même dévorants, mais mobilisés par toutes et tous comme des ressources essentielles pour s’informer et travailler » (p. 130). À travers ce travail de « mise en scène » – au propre comme au figuré – de la culture, cette véritable technostructure produit une expertise particulière et ancrée dans les réalités du travail de chaque programmateur.trice. Dans ce processus, la qualité artistique est rarement explicitée en tant que telle, mais plutôt à travers l’ensemble de contraintes qui pèsent sur l’organisation du spectacle, si bien qu’elle s‘élabore avant tout pragmatiquement (p. 158).
Une politique culturelle qui se construit « par le bas »
Ainsi, le livre nous montre que la qualité artistique d’un spectacle – érigée en idéal esthétique, émancipatrice et créatrice de lien social – est fortement ancrée dans la réalité des politiques culturelles et notamment le fonctionnement des institutions politiques de la Cinquième République. Elle se construit comme un idéal universel républicain, hors-sol, et atteint dès lors que l’origine de l’œuvre ne compte plus, ce qui explique à la fois l’émergence d’un marché national du spectacle et le détachement des institutions de leurs contextes artistiques locaux. À ce titre, « la figure du programmateur-interface, agent de développement territorial, garant de la qualité esthétique délivrée via des financements publics n’est pas seulement la conséquence de telle ou telle politique culturelle, mais aussi l’expression matérielle et discursive de l’émergence d’un groupe social spécifique » (p. 48). À l’instar de la démocratie représentative, le programmateur n’a que rarement à rendre compte de ces actions, et les publics (les citoyen.ne.s) sont maintenus à distance des principales décisions qui restent largement opaques. Ces éléments posent la question de la représentativité et des conflits d’intérêts dans ces processus pourtant au cœur des mondes de la culture. En somme, les auteurs nous invitent à réfléchir à la question de ce qu’est la qualité artistique, de ce qu’elle signifie et surtout de comment elle est établie[3].
Cela nous amène à l’argument peut-être le plus percutant et innovant du livre. Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac proposent d’inverser la manière d’aborder les politiques culturelles en montrant qu’elles sont au moins autant construites « par le bas » que « par le haut ». Autrement dit, les « petites » structures comptent autant que les grosses, d’une part parce qu’elles sont plus nombreuses, et d’autre part parce qu’elles prennent en charge la politique culturelle au quotidien, portant l’effort d’innovation et poussant les instruments publics à s’adapter. Cet argument théorique s’adosse ici à un argument méthodologique fort : pour comprendre ce que la programmation fait à la culture, il faut également s’intéresser aux « petites » structures et non pas uniquement aux institutions culturelles les plus visibles et les plus prestigieuses[4].
De manière générale, ce livre interroge certaines évolutions récentes des modes de production de la culture. À ce titre, il entre en résonance avec les travaux d’autres chercheur.euse.s interrogeant les évolutions des mondes de la culture et notamment leurs liens avec les systèmes capitalistes contemporains, à commencer par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre. Dans leur dernier livre, Enrichissement : Pour une critique de la marchandise[5], ces auteurs défendent l’idée que nous sommes entrés dans ce qu’ils nomment l’« économie de l’enrichissement », un système économique basé non plus sur la production industrielle en série, mais sur la construction de la valeur à partir de narration, dont l’essor du luxe est peut-être l’exemple le plus flagrant. Dans ces nouvelles formes d’organisation de l’économie, les mondes de l’art et de la culture jouent un rôle central, d’où la nécessité de comprendre le fonctionnement de la production de la qualité artistique. Avec La Fabrique de la programmation culturelle, Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac apportent une pièce centrale à l’assemblage de ce puzzle.
[1] Concept élaboré par Andreï Mogoutov pour mesurer les références à un site sur le Web.
[2] M. Granovetter, Sociologie économique, Le Seuil, 2008.
[3] En un sens, on retrouve un argument proche de celui que développe Marc Perrenoud depuis plusieurs années sur les « musiciens ordinaires » (M. Perrenoud, Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, La Découverte, Paris, 2007).
[4] Voir, par exemple, Luca Pattaroni et Misha Piraud (L. Pattaroni (dir.), La contre-culture en place : les mondes de l’art dans la ville néolibérale, Genève,, MetisPresses, à paraître), Oli Mould (O. Mould, Urban Subversion and the Creative City, Londres, Routledge, 2015) ou encore David Hesmondhalgh (D. Hesmondhalgh et L. Meier, « Popular music, independence and the concept of the alternative in contemporary capitalism », in Media independence: Working with freedom or working for free?, éd. J. Bennett et N. Strange, New York, Routledge, 2015, p. 94‑116).
[5] Gallimard, collection NRF Essais, 2017.