QUESTIONS QUI FACHENT. La croissance est-elle en soi réactionnaire ? A partir de l’exemple de l’agriculture, il est possible de montrer que les concepts de croissance et de productivité sont incapables d’intégrer des critères de qualité. 27 septembre 2007
Il peut sembler paradoxal de soutenir que la croissance est un concept attaché à un monde en voie de dépérissement. Jamais, en effet, dans l’histoire contemporaine, ce terme n’aura été plus en vogue qu’aujourd’hui et plus au centre des préoccupations des élites politiques de (presque) tous les bords, mais aussi des économistes, devenus, avec les grands patrons, les premiers conseillers du Prince. Tous nous affirment que, sans croissance, les créations d’emplois font défaut, le chômage augmente, les déficits se creusent, la France recule, et les Français vont mal. La croissance est devenue croyance : toujours plus, c’est toujours mieux. On oublie de se demander : toujours plus de quoi, pour qui et avec quelles conséquences ?
La croissance économique, d’une année sur l’autre, est celle du produit intérieur brut, le PIB. Ce PIB n’est autre que la somme de toutes les valeurs (en termes techniques, les valeurs ajoutées) des productions marchandes réalisées dans un pays au cours d’une année, à laquelle on ajoute les coûts de production des services non marchands (éducation, santé publique, administrations nationales et locales…). Pour gommer les effets de l’inflation, on divise l’indice de croissance de ce PIB « à prix courants » (en euros) par un indice des prix. On obtient alors ce fameux taux de croissance de l’économie, qui tourne autour de + 2 % par an depuis le début des années 2000. Il reflète, en gros, la progression du « volume » ou des quantités de biens et de services produits dans l’économie marchande et par les administrations. Jusque-là tout va bien, si on met de côté de redoutables problèmes de méthodes et de conventions que je n’évoque pas.
Comment diable peut-on obtenir qu’une économie veuille bien croître ? Cela n’est possible, sous l’angle de l’offre, que de deux façons (on suppose que la demande reste au rendez-vous). Première façon : travailler plus. S’il y a plus d’heures de travail et que l’efficacité de ce dernier est la même, on produit plus de biens et de services dans l’économie marchande et les administrations. Mais avec moins de temps disponible dans la sphère familiale ou associative et moins de loisirs : cela n’entre pas dans les chiffres de la croissance.
La deuxième façon de faire croître la production économique est de loin la plus importante dans l’histoire. Il s’agit des gains de productivité du travail, qui se résument par la formule : produire plus des mêmes choses avec la même quantité de travail. Jean Fourastié avait montré, par exemple, que, s’il fallait autour de 200 heures de travail pour produire un quintal de blé de l’an 1 000 jusqu’au XVIIIe siècle, avec de fortes variations selon les années, il n’en fallait plus que 30 vers 1950. On en est aujourd’hui à 2,5 heures pour un quintal avec les techniques les plus « productives », en comptant le temps de travail nécessaire à la production des machines et des « intrants » de la production |1||. Remarquable contribution à la croissance ! Oui, mais… Le raisonnement précédent repose sur une hypothèse centrale : la tonne de blé moderne est « la même chose » que la tonne de blé ancienne. En apparence, tel est le cas, et l’on peut même probablement invoquer certaines propriétés physico-chimiques attestant de la supériorité des méthodes modernes, si l’on s’en tient aux grains de blé ou à la farine.
Seulement voilà : le blé moderne est issu d’une agriculture de plus en plus intensive, qui produit, en même temps que le blé, de considérables dommages collatéraux (des « externalités négatives », disent les économistes). Elle utilise massivement des « intrants » chimiques, pesticides et autres, dont on commence à évaluer les impacts négatifs sur la santé, sur la mise à mal des écosystèmes, sur la disparition d’insectes pollinisateurs. Elle épuise et pollue les nappes phréatiques. Elle a certes remplacé l’énergie humaine par de l’énergie « machinique » à base de pétrole. Les moteurs des plus gros tracteurs ou moissonneuses batteuses ont une puissance de 500 chevaux et une cylindrée de 10 à 12 litres. Tout cela s’accompagne d’émissions de CO2, et le pétrole est en voie de raréfaction. Enfin, comme la distance s’accroît entre les lieux de la production agricole à grande échelle et les lieux de transformation et de consommation, le blé ou la farine modernes exigent du transport, lui-même gros pollueur.
Donc le blé intensif « incorpore » toute une série de « défauts » ou de caractéristiques négatives au regard de la « durabilité ». Les mesures de la productivité et de la croissance les ignorent. Pour en tenir compte, il faudrait déduire de la valeur de ce blé « pollueur » la valeur estimée des dommages collatéraux que sa production et son transport entraînent. C’est délicat, mais envisageable. Qu’obtiendrait-on ? Difficile à dire en l’absence de tels travaux, mais, en s’inspirant des différences de prix entre l’agriculture intensive et l’agriculture bio en France, on peut grossièrement estimer que la productivité ainsi « corrigée » de l’agriculture intensive serait divisée par deux ou plus par rapport à sa valeur brute, en fonction du mode d’évaluation des dégâts écologiques. Ses gains de productivité dans la période récente, celle où elle a le plus malmené la nature, seraient probablement faibles ou nuls. Plus généralement, selon des indicateurs existants, la « croissance corrigée » aurait été nulle depuis 1970 aux États-Unis, et les fantastiques taux de croissance de l’économie chinoise pourraient être divisés par deux !
Si l’agriculture industrielle était convertie par étapes en un système durable, on n’en reviendrait pas pour autant au Moyen-Âge, mais il faudrait envisager un retournement inattendu : l’emploi dans l’agriculture, qui n’a cessé de décroître depuis la révolution industrielle (il ne représente guère plus de 3 % de l’emploi total en France, contre 27 % en 1954), devrait augmenter pour satisfaire une demande durable, avec des « prix durables » (plus élevés) incorporant les exigences nouvelles. On aurait alors une baisse de la productivité, mesurée selon les méthodes actuelles, mais l’emploi progresserait, à production constante. Croissance zéro (dans ce secteur), emploi en hausse ? Impossible, selon les mesures standard. Possible, si l’on tient compte des nécessaires gains de qualité et de durabilité, grands gisements d’emplois du « développement durable », avec la réduction du temps de travail.
Cette perspective n’est pas un retour en arrière. La nouvelle agriculture ferait l’objet d’innovations de production et de commercialisation (c’est déjà le cas). Son efficacité progresserait, mais loin des recettes du productivisme destructeur de l’environnement. Les prix durables pourraient baisser, dans le respect de contraintes naturelles admises, et il faudrait veiller au « pouvoir d’achat durable » des ménages à faibles revenus.
Objection : le remplacement progressif de l’agriculture intensive par une agriculture durable, plus riche en emplois, orientée vers des marchés plus proches, n’est-il pas contraire à l’impératif de nourrir une population mondiale croissante ? Non, au contraire. D’abord, nous n’avons pas vraiment le choix, car, sans de telles mesures, la population mondiale souffrira de catastrophes liées au dérèglement de l’environnement, et les plus pauvres seront aux premières lignes. Ensuite, la FAO |2|| elle-même affirme le rôle essentiel d’une agriculture durable pour nourrir l’humanité et maintenir des emplois « au pays ». Ce que confirme le beau livre de Bruno Parmentier |3|, qui défend la souveraineté alimentaire comme un droit pour chaque peuple, contre le productivisme mondialisé.
On peut étendre cette approche à d’autres secteurs. Par exemple, le remplacement des énergies fossiles par des énergies renouvelables se traduira, au moins dans un premier temps, par une réduction de la productivité du travail pour chaque Kwh produit. Mais un Kwh propre n’est pas un Kwh sale. Le premier sera initialement plus cher que le second (voir le scénario négaWatt 2006), et il faudra ici aussi des mesures en faveur des ménages modestes. C’est le prix à payer pour éviter bien pire qu’une hausse des prix. Mais l’écart de prix se réduira. Et on trouvera une contrepartie dans des créations d’emplois. Enfin, indépendamment des arguments précédents, les concepts de croissance et de productivité sont mis à mal par un autre constat : la sphère des activités où ils peuvent s’appliquer s’est rétrécie. En France, les seuls secteurs qui ajoutent des emplois sont des services « non industrialisables » : services aux personnes âgées et à la petite enfance, d’éducation, de santé et d’action sociale, services de proximité des associations (culture, loisirs, environnement…) et des collectivités locales, de conseil et d’assistance aux entreprises et aux administrations, etc.
Or, la notion de « gain de productivité source de croissance » (produire autant avec moins de travail) est dépourvue de sens dans ces secteurs moteurs de l’emploi : que veut dire une réduction du temps de travail pour des soins aux personnes ou pour des conseils aux organisations, sinon, le plus souvent, une réduction de la qualité de ces soins et de ces conseils ? Les concepts liés de croissance et de productivité, parce qu’ils sont incapables d’intégrer des critères de qualité (de vie, de l’environnement, des services), négligent la surexploitation des ressources naturelles et les dégâts écologiques. Ils sont, d’autre part, totalement inadaptés à l’économie des services relationnels. La croissance, comme concept, et comme pratique, est une impasse intellectuelle et politique. Son sens est en voie de dépérissement. Comme le monde qui l’a créée.
|1| |->www.jean-fourastie.org/temoin1.htm
|3| Nourrir l’humanité, La Découverte, 2007