Traduit de l’italien par Lucie Bargel
La pandémie a empêché l’organisation de la grève féministe du 8 mars qui, depuis 2017, incarne le renouveau des luttes féministes en Italie. Là comme ailleurs, elle a aussi accentué l’oppression et l’exploitation des femmes, en particulier migrantes, que ce soit dans les espaces domestiques (éducation, travail domestique, soin psychique) ou dans les lieux du travail sanitaire (santé, hygiène…). Mais, dans le même mouvement, les résistances des femmes, et leur refus de contribuer à la reproduction du capitalisme patriarcal et raciste à travers le soin porté à la reproduction d’une force de travail corvéable (la reproduction sociale, dans le langage marxiste), ont été particulièrement intenses et mises en visibilité. Paola Rudan (Connessioni precarie, Non Una di Meno) plaide pour que ces mobilisations se prolongent et s’étendent à travers une grève féministe qui subvertisse toutes les dimensions du travail assigné aux femmes et de la domination masculine. Ce texte fait partie du dossier “Grèves générales”, Mouvements n°103.
Cette année, en Italie, la grève féministe a été entravée par la pandémie. Celle-ci a interdit à Non Una di Meno [“il n’en faut/il n’y en aura pas une de moins”] et aux centaines de milliers de femmes, travailleuses, migrantes, qui le font depuis 2017 de descendre dans la rue et de donner de la visibilité au mouvement global de refus de la reproduction patriarcale de la société. Le confinement a commencé le 9 mars, mais le choix de suspendre cette initiative a précédé l’annonce officielle du gouvernement italien. Il était dicté par la responsabilité politique et collective envers celles qui ces dernières années ont donné corps à la grève féministe1 : des femmes qui ont été littéralement submergées par la pandémie, non seulement parce qu’elles ont été touchées directement et indirectement par le virus, mais aussi et surtout parce qu’elles se sont immédiatement battues pour pouvoir rester à la maison, pour interrompre la production et ne pas être contraintes à travailler et à courir le risque d’être contaminées.
Ces dernières années, la dimension massive de la grève féministe a été un puissant accélérateur des processus d’organisation féministe liés à Non Una di Meno. Inévitablement, sa suspension en raison de précautions légitimes et de nombreuses interdictions a eu des effets sur les collectifs qui animent le mouvement. L’absence d’un événement massif le 8 mars a privé ce grand mouvement transnational de sa concrétisation dans un rassemblement des corps manifestants, du moins en Italie – car, dans les endroits du monde qui n’étaient pas encore touchés par des restrictions, des millions de femmes ont bel et bien occupé les places le 8 mars. Pourtant, le vide provoqué par la pandémie a été comblé pendant quelque temps par des pratiques de solidarité locale et, plus largement, partout et depuis des positions diverses, les femmes ont continué à refuser la violence masculine et à affirmer la revendication de liberté qui a fait de la grève féministe un mouvement global. Elles ont croisé les bras dans les usines et dans les magasins face à ceux qui voulaient faire passer le profit avant leur vie ; elles ont lutté contre la dévalorisation patriarcale des emplois considérés comme « essentiels » ; elles ont combattu les hiérarchies racistes qui, malgré la fermeture des frontières, les ont obligées à continuer de travailler dans les chaînes transnationales du care. L’absence du grand événement du 8 mars n’a pas annulé le processus de grève féministe : il a au contraire montré sa centralité et son urgence dans la lutte contre la réorganisation patriarcale des relations sociales avec le Covid-19.
Après que la pandémie a éclaté, on a beaucoup entendu que les femmes étaient parmi les plus exposées aux effets sociaux du virus. Cela ne fait aucun doute, si l’on considère par exemple la forte croissance des violences domestiques ou le fait que la fermeture des écoles a imposé avant tout aux mères de réorganiser leur existence pour s’occuper de leurs enfants. Le mouvement des femmes, toutefois, a clairement montré que les femmes ne peuvent pas – et ne veulent pas – être considérées seulement comme des victimes. Individuellement et collectivement, elles refusent l’oppression. Or, ce refus a été nié et neutralisé pour les obliger à prendre soin d’une société blessée par la contagion et pour reproduire les conditions de la production des biens et des services. Le mouvement de grève féministe et sa ré-articulation dans l’actualité globale doivent être compris dans ce champ de tension, qui devient d’autant plus intense que l’emprise du patriarcat, qui a toujours été pandémique, s’intensifie fortement pour faire face aux effets du Covid-19.
En Italie, le gouvernement a créé le hashtag #Jerestealamaison (#Iorestoacasa) pour accompagner et soutenir les politiques d’isolement et de distanciation sociale. À cause du rôle qu’elle a joué contre la diffusion du virus, la maison a été fortement réaffirmée comme le centre matériel et symbolique de l’assignation des femmes aux activités de soin et de reproduction de la vie, qui ont montré avec une évidence sans précédent leur caractère socialement essentiel. Entre début et mi-mai, les usines ont été rouvertes – du moins le peu d’entre elles qui avaient été fermées durant le confinement – ainsi que les commerces, les activités culturelles et récréatives. Alors qu’il est possible de se rassembler depuis longtemps, avec quelques précautions minimales, dans les restaurants et les lieux publics, ce n’est qu’à partir de début juin qu’on a envisagé de rouvrir les écoles… en septembre. Dans le débat public et institutionnel, rien ou presque n’a été dit des femmes qui, à l’improviste et pendant plus de deux mois, ont dû se débrouiller avec une journée de travail étendue à l’extrême : non seulement le travail ou le télétravail, mais aussi la nécessité de suivre les classes en ligne des enfants, c’est-à-dire de combler par des activités de soin les difficultés et les inégalités inévitablement créées par les écarts de disponibilité des moyens numériques nécessaires à la pédagogie à distance. Le silence sur le travail domestique et de soin des femmes n’est pas surprenant, puisque dans l’organisation patriarcale de la reproduction sociale il est considéré comme « naturel » et, de ce fait, évident. Et quand la production a réclamé aussi le travail salarié des femmes, le gouvernement n’a pas su faire mieux que de prévoir un « bonus baby-sitter » (600 € par mois, le double pour les médecins et les infirmières en première ligne contre le virus) destiné à payer une misère le travail d’une femme nécessaire à ce qu’une autre femme aille tous les jours se faire exploiter. La division sexuelle du travail s’est montrée de façon évidente comme la condition nécessaire pour faire fonctionner la société, c’est-à-dire pour maintenir active la machine de la production pendant et après un confinement calibré sur les exigences du profit.
Début juin, le logo de l’app « Immuni » (immunisé⋅es), prévue par le gouvernement pour retracer les contagions, a fait scandale : une maison vue de l’extérieur et deux fenêtres, l’une rose et l’autre bleue ; dans la première une femme qui berce son enfant, dans la seconde un homme qui travaille face à un écran. On peut dire que ce dessin fausse la réalité – dans la majorité des cas, une femme occupe les deux pièces, parfois même simultanément – ou bien en reconnaître la fonction idéologique : fixer les femmes dans la position réclamée par l’économie, celle de la reconstruction pandémique. Il s’agit de la conséquence la plus logique de la rhétorique guerrière qui, durant les mois de confinement, a loué l’héroïsme et le sacrifice des infirmières tout en rendant invisibles les conditions violentes d’exploitation et de risque où elles étaient mises. Il s’agit, en d’autres termes, d’un automatisme patriarcal qui, pour assurer la pleine disponibilité des femmes, fait de leur travail de soin une mission naturelle, qui en tant que telle peut ensuite être dévalorisée sans pitié tant du point de vue salarial que social.
Dans chaque célébration du soin, de l’instinct maternel, du dévouement silencieux, il y a pourtant aussi la résistance de chaque femme à sa domestication. Les mois du confinement ont été caractérisés non seulement par une croissance exponentielle de la violence domestique, mais aussi par la revendication de s’en libérer, comme en témoigne l’activité frénétique des Centres antiviolences qui ont essayé de garantir des portes de sortie à ces femmes que l’isolement a contraint à cohabiter avec leurs bourreaux. Le travail souterrain qui a su préserver la possibilité d’avorter a illustré la résistance quotidienne de femmes qui ne sont pas prêtes à considérer leur liberté sexuelle comme « non-essentielle », et qui en cela sont inévitablement liées à celles qui, en Pologne, en plein confinement, ont réactivé leurs manifestations en noir afin d’empêcher le Parlement de profiter du confinement pour interdire l’avortement. En Italie, comme dans d’autres endroits du monde, les infirmières ont menacé de faire grève contre les tentatives de réactiver la production sans aucune considération pour la santé et la sécurité. Dans les coulisses des usines, des hôpitaux ou des supermarchés, les travailleuses de la désinfection – dans de très nombreux cas des femmes migrantes, qui depuis le début de la pandémie ont travaillé avec une intensité sans précédent – ont organisé des manifestations, des grèves et des actions de sabotage contre les horaires effrénés, les conditions de travail dangereuses, les tours imposés par les donneurs d’ordre qui – pour garantir la distanciation – ont étiré la journée de travail avec des conséquences très lourdes pour les femmes avec des enfants à charge. Ces protestations et ces luttes sont toutes des expressions de la grève féministe en période pandémique. Elles indiquent où il faudra porter la lutte pendant la reconstruction, quand toutes ces activités seront encore plus demandées, célébrées et opprimées afin que chaque parcelle de travail vivant puisse faire sa part.
Il est essentiel de se hisser à la hauteur du caractère transnational de ces refus, au lieu de tenir seulement compte de l’immobilité et des restrictions locales imposées par les foyers pandémiques nationaux. Aujourd’hui, les femmes migrantes incarnent la persistance du transnational, impossible à supprimer même quand toutes les frontières, domestiques comme étatiques, semblaient devenues rigides et infranchissables. En Italie, comme dans la majeure partie du monde, les travailleuses du soin – principalement des migrantes – ont été ignorées par les gouvernements quand il s’est agi de prendre des mesures d’assistance pour les personnes ayant perdu leur emploi. Sans compter la proportion énorme de travailleuses au noir et informelles, deux millions de « colf e badanti » (soignantes) ont été tout simplement effacées du décret ironiquement intitulé « Cura Italia » (Soins Italie), le premier d’une série d’interventions économiques d’urgence. En parallèle, la pandémie a tellement fait augmenter la demande de soin que le gouvernement a adopté une mesure de régularisation expressément destinée aux travailleurs et travailleuses migrant·es de secteurs considérés comme essentiels, comme l’agriculture et, justement, le soin aux personnes et le travail domestique. Cette régularisation n’est pas isolée en Europe, si l’on pense par exemple au gouvernement hongrois qui, pendant le confinement et la fermeture des frontières, a ouvert des couloirs transnationaux pour permettre la venue de femmes depuis l’Europe de l’Est, et a légalisé des pratiques typiques de la traite – comme la confiscation des passeports – pour interdire aux travailleuses de se soustraire au contrôle de leur travail et de leurs mouvements. De manière différente, la régularisation italienne institutionnalise une forme de coercition qui, littéralement, confie les travailleuses à l’arbitraire de leurs employeurs, formellement chargés d’« autoriser » leur présence sur le territoire. En d’autres termes, c’est l’employeur qui gère la régularisation des travailleuses migrantes, de sorte que le permis de séjour (et très souvent la possibilité d’avoir un toit) dépend entièrement de la volonté de celui qui les a régularisées : elles en sont d’autant plus exposées à l’exploitation et à la violence domestique de leurs patrons.
Quand le néolibéralisme est suspendu2 pour garantir la reproduction du travail vivant à travers l’octroi de subsides, le travail domestique salarié des migrantes n’en est que plus central, en tant que supplément au travail gratuit des femmes qui retournent au travail. La perspective des femmes migrantes est donc stratégique pour observer comment production et reproduction sociale sont en train de s’adapter à la cohabitation avec le virus, et pour rendre visible le rôle que joue l’exécutif d’État dans cette reconfiguration. Partout l’assignation patriarcale des femmes aux soins opère de concert avec le racisme institutionnel pour rendre le travail des femmes migrantes pleinement disponible et pour cacher et nier son caractère socialement nécessaire même quand il est reconnu comme « essentiel ».
Pourtant, ce processus est contesté lui aussi, avant tout parce que les mouvements des femmes migrantes – comme celles qui sont retournées dans leur pays d’origine avant le confinement pour fuir un durcissement prévisible de leur exploitation – défient continûment la division sexuelle du travail qui prétend les piéger. Les femmes qui ces derniers mois se sont organisées en Italie comme au Liban, en Espagne3 et en Hongrie contre le racisme institutionnel – pour affirmer que « ce qui est essentiel, c’est notre vie »4 et revendiquer un permis de séjour, des allocations et des augmentations de salaire pour faire face à la contagion – rendent évidentes la possibilité et la nécessité de renverser le processus de dévalorisation sociale du travail des femmes et d’en faire une force politique pour attaquer les conditions fondamentales, patriarcales et racistes, de la reproduction du capital.
La pandémie a donc rendu encore plus évident le fait que la reproduction sociale est un champ de lutte, pas de recomposition. Reproduction sociale n’est pas qu’une expression vague désignant l’ensemble des activités qui ont trait à la vie et à la survie : elle renvoie au processus social qui reproduit continuellement la différence comme infériorité et qui impose une reproduction de la vie dans des conditions d’oppression et d’exploitation. Ainsi, la grève féministe n’est pas qu’une suspension des activités de travail – salariées et gratuites, productives, domestiques et de soin – qui concernent les femmes ; elle est le mouvement et le processus qui se nourrissent de chaque lutte contre la violence des hommes, contre la suppression des libertés sexuelles, contre l’exploitation raciste. La reproduction sociale a aujourd’hui une centralité sans précédent justement parce que le mouvement des femmes et les pratiques féministes la contestent quotidiennement et en montrent la marque patriarcale indélébile. Pour s’engager dans cette lutte, il ne suffit pas de demander à ce que soit reconnu la contribution essentielle des femmes à la reproduction – par exemple à travers un salaire ou un « revenu de soin », qui ces derniers mois ont été réclamés en Italie et ailleurs –, d’autant moins si cette reconnaissance les piège dans la condition subalterne et séparée imposée par la division sexuelle du travail. Même le fait de revendiquer le soin comme métaphore et comme modèle d’un futur libéré de l’exploitation, du racisme et de la contrainte au travail risque de reproduire, plutôt que de contester, les hiérarchies sexuées existantes, parce que chaque « soin » signifie exploitation, racisme et contrainte au travail pour des millions de femmes dans le monde entier. Il est vrai que partout – de la banlieue de Buenos Aires au Rojava, du Bronx aux périphéries des métropoles européennes – ce sont les femmes qui ont organisé la reproduction de la vie, quand la faim et la misère étaient sur le point de tuer autant que le Covid-19. Mais c’est justement cela qui rend nécessaire de subvertir l’identification entre femmes et reproduction de la vie imposée par le patriarcat pandémique qui assure au capital la possibilité de prendre soin de lui.
La grève féministe, par conséquent, vit dans la multitude des luttes des femmes qui en ce moment même refusent de subir la violence et d’accepter la division patriarcale et raciste du travail comme un fait naturel et inévitable. Le mouvement féministe en Italie et ailleurs doit par conséquent valoriser politiquement ces luttes dans un processus collectif, à la suite des nombreuses assemblées virtuelles que Non Una di Meno a organisé sur l’école, pour mobiliser des enseignant⋅es et des mères dans la construction d’une position et d’une action féministes sur les conditions de vie et de travail imposées par la fermeture des établissements. L’écriture d’un manifeste transnational5 et le lancement d’un premier mai féministe global6 ont été un pas important dans ce processus collectif, parce qu’ils ont défié l’impuissance imposée par l’isolement sanitaire et relancé l’organisation féministe transnationale. Ces initiatives ont permis en Italie de réactiver l’initiative de Non Una di Meno – qui a participé activement à leur construction – et de reconnaître que l’enjeu est désormais de mettre fin à la dévalorisation sociale de la vie et du travail des femmes, et de se soustraire à une reconstruction fondée sur la domestication du travail et sur l’exploitation raciste. Ce qui est vraiment essentiel du travail des femmes doit être valorisé contre la reproduction sociale et son ordre patriarcal.
Pratiquer la grève contre l’oppression qui soutient l’exploitation, intensifier la communication politique et l’organisation transnationale : voici la manière de se hisser à la hauteur des transformations globales à l’œuvre. Pendant la pandémie, quand le confinement a empêché de descendre dans les rues, l’hashtag #EstoAmeritaHuelga (Cela mérite une grève) a commencé à circuler au Chili. Ce n’est pas seulement une menace ou une promesse : c’est le signe qu’il est possible d’incarner collectivement une révolte globale qui vit sous de multiples formes et qui manifeste le refus d’un capital prenant soin de lui-même à travers le raidissement de la domination et de la violence masculines.
1Non Una di Meno, Vietato lo sciopero del 9 marzo per l’emergenza coronavirus, 2 mars 2020, https://frama.link/17MDdr2q
2∫connessioni precarie, Dans les crises du capital pandémique. Le néolibéralisme suspendu et les foyers de guérison, 21 mars 2020, https://frama.link/pjZSZL-x
3Voir par exemple le manifeste de revendications lancé le 30 avril 2020 par des dizaines d’organisations de travailleuses domestiques migrantes actives en Espagne : https://frama.link/dk34oDa-
4Assemblea delle donne del Coordinamento Migranti, Ma noi viviamo. Il 30 maggio le donne migranti rompono l’isolamento, https://frama.link/YDKnMVZ9
5Manifeste féministe transnational pour sortir ensemble de la pandémie et changer le système, 18 avril 2020, https://frama.link/aHvqxy_p
6Lo sciopero vive nelle lotte, 25 avril 2020, https://frama.link/7yr3XG9Q