« Grèves générales »

« Éveillé une heure plus tôt que d’habitude, je demeurais les yeux grands ouverts. Quelque chose ne tournait pas rond. Je ne pouvais dire quoi. […] Je restai allongé une minute, l’air hébété, sans que les murs ne bougent ni ne croulent. Tout était plongé dans le silence. Le silence ! C’était cela ! Je comprenais maintenant. Il me manquait le brouhaha de l’activité de la ville. »1

Ces lignes ne sont pas extraites d’un journal de confinement. Elles ouvrent le récit d’une grève générale imaginée par Jack London au début du XXe siècle. Mais leur étrange résonance avec l’expérience de mise en coma artificiel de nos économies témoigne d’un surprenant et paradoxal retour : celui de la grève, de sa pratique et de son imaginaire.

Un retour surprenant et paradoxal car la grève nous revient dans son aspect spectral, sans être vraiment là, comme un rêve général : omniprésente et fragile, centrale et fuyante à la fois. Elle a été au cœur du mouvement de l’hiver 2019 contre la réforme des retraites, qui s’est ancré dans la durée grâce aux grèves reconductibles des cheminot·es et des agent·es de la RATP, mais aussi des enseignant·es, des salarié·es de Radio France ou des avocat·es. Il aura fallu la soudaineté du shutdown pandémique pour que ce mouvement, appelé à rebondir au mois de mars 2020, soit désamorcé par le gouvernement, au moins le temps de gérer la crise sanitaire. Pourtant, un an auparavant, l’échec de la grève perlée des cheminot·es contre le changement de statut de la SNCF, et les concessions arrachées au pouvoir par les gilets jaunes, non pas grâce à la grève mais à coup de manifestations et d’occupations de ronds-points, avaient par contraste laissé penser que la méthode de l’arrêt de travail avait perdu toute efficacité.

C’est qu’en réalité, la visibilité de ces pics de grève se détache sur le fond d’une tendance de longue durée à la décrue de la conflictualité gréviste – en nombre, en intensité et en participant·es. Ce constat, valable en France comme dans le reste de l’Europe et au-delà, témoigne d’une évolution des usages de la grève dans le monde du travail. Depuis les années 1980, les grèves revendicatives ciblant un employeur sont en déclin, tandis que les grèves sectorielles ou interprofessionnelles ciblant l’État ont connu un essor sans précédent2. En d’autres termes, les réformes néolibérales de la protection sociale et du droit du travail ont provoqué une poussée de grèves « politiques », au sens où elles interpellent directement les pouvoirs publics – comme celles de 1995, 2003, 2006, 2010, 2016 et 2019 en France, ou comme le Bharat Band de 2019 et 2020 en Inde –, tandis que les grèves dites économiques, qui visent des enjeux plus immédiats comme les salaires, l’emploi ou les conditions de travail, ont considérablement reculé. Ce basculement renvoie aussi à un ensemble de transformations structurelles – économiques, politiques et juridiques – du capitalisme qui entravent les capacités d’action collective des travailleur·ses sur le lieu même de la production. Même si les évolutions les plus récentes pourraient conduire à nuancer ce constat3, on assiste donc moins à un grand retour triomphal de la grève qu’à une recomposition sous contrainte de ses usages.

Recomposition des pratiques de la grève mais aussi de celles et ceux qui la pratiquent. Voilà un autre paradoxe : alors que la grève a perdu de son efficacité auprès des salarié·es de l’industrie et de la fonction publique qui y ont le plus facilement recours, on la voit ressurgir sous des formes nouvelles dans ces fabriques de la précarité et du salariat dégradé qu’engendre l’économie de plateforme. Les grèves des employé·es d’Amazon, des coursier·es à vélo ou des chauffeur·es de VTC se révèlent alors plus que jamais indissociablement économiques et politiques, au sens où elles visent non seulement à protester contre des rémunérations et des conditions de travail jugées indignes, mais aussi à attirer l’attention du public sur ces nouvelles zones de non-droit que produit le capitalisme 2.0. Elles soulignent en outre que la grève est à la fois un mode d’action singulier et un répertoire d’action pluriel, qu’il y a différentes façons d’arrêter le travail et de s’assurer que cet arrêt soit concerté, collectif et suivi d’effets. Les chauffeur·es de VTC l’illustrent, qui mobilisent et enrichissent le répertoire gréviste en combinant la déconnexion des plateformes, les actions de blocage et de visibilité, la coordination par les réseaux sociaux et l’empêchement des non grévistes.

L’entrée en grève de ces travailleur·ses (faussement) indépendant·es que sont les « ubérisé·es » invite aussi à sortir d’une vision étroite de la grève. La grève comme cessation concertée du travail n’est pas propre aux relations de production du capitalisme industriel : les esclaves pratiquant le marronage y avaient déjà recours au XIXe siècle, tout comme les tisserands hollandais dès le XIVe siècle. L’historien Marcel Van der Linden rappelle que ce retrait temporaire n’est à l’origine qu’une modalité de la désertion que pratiquaient les esclaves insatisfaits de leur maître. Parmi les exemples connus les plus anciens, il cite celui des Zanj, des esclaves est-africains contraints de travailler dans les mines de sel du sud de l’Irak, qui se révoltèrent en 869 pour s’installer dans une ville qu’ils bâtirent entièrement de leurs mains4. Le large panorama historique et géographique qu’il dresse permet de saisir comment la grève émerge et se différencie d’un ensemble plus vaste de pratiques de résistance du travail subordonné. C’est notamment le droit qui a non seulement rendu certaines formes de grève légales et d’autres non, mais a aussi tracé une séparation entre la grève et d’autres formes d’action qui lui étaient auparavant associées, comme le sabotage, le ralentissement des cadences, l’absentéisme ou la manifestation5.

Rompre avec une vision étroitement juridique et industrielle de la grève implique aussi de rompre avec sa vision masculine, en retrouvant le fil qui relie une histoire féminine de la grève à l’actualité de sa pratique féministe. Les grèves conjuguées au féminin ont ce privilège épistémologique d’éclairer mieux que tout autre conflit l’enracinement du travail dans la vie, l’articulation nécessaire de la production à la reproduction. Les grèves d’ouvrières, contraintes d’accommoder leurs formes de lutte aux rôles socialement assignés aux femmes de tenir le foyer et d’élever les enfants, ont montré que la suspension du travail productif ne signifiait pas la suspension du travail en général. Par extension, les féministes qui se sont réapproprié le langage du mouvement ouvrier pour faire la grève du travail domestique ont ouvert la voie à toute une pratique de la grève pensée comme un moyen de dénoncer les situations où le travail, fourni gratuitement, est dénié comme tel6. On les retrouve aujourd’hui dans les grèves des stagiaires, des bénévoles ou encore des précaires, notamment dans l’enseignement supérieur. Dans ces situations où la valeur du travail n’est pas reconnue, ou bien largement sous-estimée par l’économie conventionnelle, la grève ne peut alors atteindre le plan de la valeur économique qu’en se faisant essentiellement politique et symbolique. Comme l’ont rappelé les Comités unitaires sur le travail étudiant au Québec, cette lecture féministe de la grève éclaire aussi l’histoire du syndicalisme et de la grève étudiante qui se sont construites de la même manière, en convoquant l’imaginaire du mouvement ouvrier, en pensant la condition étudiante comme un moment de production de la force de travail intellectuelle et en posant la revendication du salaire étudiant. Les luttes étudiantes apparaissent dans cette perspective comme une composante d’un mouvement plus vaste pour la reconnaissance du travail reproductif.

Nul doute que cette vogue nouvelle de la grève, cette généralisation de la grève dans les mouvements sociaux situés hors de la sphère du travail conventionnel, des grèves étudiantes et lycéennes aux grèves féministes en passant par les grèves pour le climat ou les grèves du travail numérique, contribue en retour à une prise de conscience croissante de ces enjeux dans le mouvement syndical traditionnel. C’est à la mise en lumière de ces allers-retours, propice à l’émergence d’un langage et d’un imaginaire commun pour les luttes du nouveau siècle, qu’espère contribuer ce numéro de Mouvements.

Dossier coordonné par Catherine Achin, Viviane Albenga, Carlotta Benvegnù, Pauline Delage, Jean-Paul Gaudillière, Noé Le Blanc, Olivier Roueff et Karel Yon.

1 J. London, « Le rêve de Debs » (1909), in Grève générale, Paris, Libertalia, 2013, p. 21-22.

2 K. Hamann, A. Johnston et J. Kelly, « Unions Against Governments: Explaining General Strikes in Western Europe, 1980–2006 », Comparative Political Studies, 46(9), p. 1030-1057.

3 Aux Etats-Unis, l’administration fédérale du travail enregistre depuis 2018 une recrudescence de l’activité gréviste sans précédent depuis les années 1990, cf. H. Shierholz, M. Poydock, « Continued surge in strike activity signals worker dissatisfaction with wage growth », Economic Policy Institute report, février 2020.

4 M. Van der Linden, « Strikes », in Workers of the World. Essays toward a Global Labor History, Leiden & Boston, Brill, 2008, p. 173-207.

5 C. Tilly, « Repertoires of Contention in America and Britain, 1750–1830 », in N. Mayer, J. McCarthy (dir.), The Dynamics of Social Movements, Cambridge, Harvard University Press, 1979, p. 126-155.

6 M. Simonet, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Paris, Textuel, 2018.