François Gèze est décédé, subitement, le lundi 28 août. Pour toute la rédaction de Mouvements c’est une triste, très triste nouvelle. Les liens étroits qu’il a entretenu depuis 1998 avec la revue, celles et ceux qui la font, génération après génération, tiennent bien sûr d’abord au fait qu’il a été un grand éditeur et qu’il a dirigé les éditions La Découverte de leur fondation en 1983 à sa retraite en 2014.

C’est à ce titre, qu’en 1997-98, avec Gilbert Wasserman et la rédaction de la revue « M », il a porté le projet d’une revue de réflexion critique, clairement située à gauche mais non-partidaire, plurielle, ouverte sur les nouveaux mouvements sociaux, attentive à la complexité et à la pluralité des formes de domination en lien et au-delà des rapports de classe ; une revue « pour penser le monde à nouveaux frais » comme il disait.

Le pari, tant éditorial que politique, n’avait rien d’évident ; sa réussite lui doit beaucoup. François Gèze a non seulement été des initiateurs de Mouvements mais aussi de ceux et celles qui n’ont pas varié dans leur soutien, en particulier quand il s’est agi de négocier les différentes étapes d’un tournant numérique qui a mis fin au monde des revues tel qu’il existait il y a un quart de siècle.

Mais François Gèze n’a pas été que « notre » éditeur. En tant qu’intellectuel engagé, anticolonial, il a aussi été partie prenante de la fabrique de numéros, tout particulièrement ceux consacrés l’Algérie et à la lutte pour alternative à son régime politico-militaire, qu’il a nourri de son expérience d’analyste et de militant.

Au printemps 2019, à l’occasion de notre numéro 100, François Gèze avait accepté de nous parler de sa trajectoire politique, professionnelle, intellectuelle. En guise d’hommage, nous republions aujourd’hui cet « Itinéraire ». D’autres témoignages viendront le compléter.

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« Penser le monde à nouveaux frais », Entretien avec François Gèze

Propos recueillis par Marie-Hélène Bacqué et Jean-Paul Gaudillère. Publié dans Mouvements, n°100, 2019

Mouvements (M.) : Tes premiers engagements datent de Mai 68.

François Gèze (F. G.) : J’étais interne au lycée Fermat de Toulouse, en math spé. On a occupé le lycée, participé aux manifs. J’ai gardé un souvenir ému du climat de fraternité et de générosité partagé par beaucoup. Pour moi, Mai 68 est quelque chose de lumineux. On l’a vécu par en bas. Après, pour les concours, je suis monté à Paris en juin : c’était fini, je n’ai vu que des traces. Quand je suis entré à l’École des Mines de Paris l’année d’après, en 1969, je me suis inscrit à la 6e section du Parti socialiste unifié (PSU).

M. : Pourquoi le PSU ? L’offre était pléthorique…

F.G. : Par hasard. Oui, l’offre était pléthorique, et mes camarades, qui avaient 20 ans comme moi en 68, s’engageaient en fonction des affinités, des amitiés, des amours, parce qu’on connaissait un tel ou une telle qui était à la Ligue, chez les maos. J’ai eu la chance de connaître des gens du PSU, j’y suis entré, j’ai aussi eu des copains à la Gauche prolétarienne (GP), à La Cause du Peuple, cela m’a valu de collaborer à la naissance en 1973 de Libération, où je faisais l’« économiste » parce que je faisais des études d’économie à côté des études d’ingénieur.

M. : Mai 68, dans une grande école d’ingénieur·es comme les Mines, ça a changé des choses ?

F.G. : Forcément : les grandes écoles d’ingénieurs, c’est quand même assez conservateur.

M.: Mixte ?

F.G. : Oui, mixte. On était la première promotion comportant une proportion minoritaire, mais significative, de contestataires. Avant, seuls les cathos véhiculaient une pensée critique, et certains étaient plutôt à gauche. Nous, on n’était pas cathos, et on arrivait, jeunes soixante-huitards, sans aucune formation politique. Fréquenter la GP m’a vacciné à vie contre le sectarisme : des gens sympas ont été détruits, j’ai vu des jeunes se suicider – une machine à broyer les militants. Au PSU, rien de tel. J’ai eu la chance de travailler avec des gens du Cedetim (à l’époque : Centre d’études anti-impérialistes) créé en 1967, auquel j’ai adhéré en même temps qu’au PSU, avec une ouverture d’esprit sur le tiers monde, la solidarité internationale, l’anti-impérialisme : Manuel Bridier, Gustave Massiah, Jean-Yves Barrère, Michel Vigier… Avec d’autres, ils sont restés au PSU jusqu’en 1973 puis ont scissionné pour former la Gauche Ouvrière et Paysanne (GOP). Les militants de ce courant étaient les plus intéressants : ils ont été à Lip à Besançon, puis ont participé à la mobilisation pour libérer le Larzac de l’armée. Certains ne sont plus là aujourd’hui, mais les autres ont continué à militer.

M. : Tu as participé à ces luttes ?

F.G. : J’ai suivi Lip de loin faute de temps, mais je suis allé deux fois au Larzac. J’en ai gardé un souvenir très fort, très formateur : les gens qui étaient là sont restés des camarades jusqu’à aujourd’hui. C’est une caractéristique de ce courant politique : il s’est dissous par la suite comme tous les courants gauchistes, mais il est resté des liens d’amitié et d’engagement puissants entre tous ceux et celles qui le composaient. Le Cedetim, qui existe toujours aujourd’hui, a maintenant une assez longue histoire. Dès les années 1970, on a créé, animé, co-animé différents comités de soutien à des mobilisations anticolonialistes dans le monde. En 1975-1976, on a fait du crowd-funding– on ne disait pas comme ça à l’époque – et acheté un pavillon dans le 15e arrondissement, rue de Nanteuil, pour accueillir tous ces comités. On l’a gardé longtemps. Il devenait trop petit, on l’a vendu et on en a racheté un autre rue Voltaire. On a appelé ce lieu Centre international de culture populaire (CICP), et j’en ai été le premier président, en 1976. Les jeunes générations ont ensuite pris le relais et c’est toujours aujourd’hui un centre d’accueil, d’animation, des mouvements pour les sans-papiers, et de solidarité.

M. : L’École des Mines, les écoles d’ingénieurs : ce n’était pas évident, ce type de formation…

F.G. : L’intérêt de l’École des Mines, c’est qu’on pouvait ne rien faire. J’en ai profité pour faire des études à côté : un diplôme à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), des cours d’économie du développement à l’IEDES.

M. : Donc, autour des enjeux du développement…

F.G. : … et du Tiers monde. Mon diplôme de l’EHESS, que j’ai fait avec Ignacy Sachs, l’un des premiers introducteurs de l’écologie scientifique et politique en France, un homme remarquable, portait sur la pollution produite par les raffineries de cuivre au Pérou, ce qui m’a valu d’y aller, ainsi qu’au Chili, en 1971 et 1972. Je me souviens de la raffinerie de Cerro de Pasco, une grande usine américaine située à plus de 4 000 m dans les Andes : une horreur qui polluait tous les villages alentour, dont les habitants étaient malades et mouraient prématurément. J’ai fait avec un camarade l’étude pour l’entreprise publique péruvienne qui essayait de normaliser ça, évidemment ça n’a servi à rien, mais ça m’a permis de découvrir un monde, d’apprendre l’espagnol…

M. : … et de découvrir l’écologie…

F.G. : … et aussi de toucher du doigt ces problèmes de santé au travail, de pollution environnementale, qui n’ont plus cessé de me préoccuper depuis. Je devais aller au Chili faire ma coopération militaire comme ingénieur. J’y étais attendu le… 18 septembre 1973, mais il y a eu le coup d’État le 11 septembre. Je n’y suis pas allé, évidemment, alors je suis devenu permanent bénévole à Libération. Je couvrais le Chili, je suivais le coup d’État au téléphone avec les gars là-bas, et je militais dans les comités Chili.

M. : Et le service ?

F.G. : Finalement, un poste s’est libéré en Argentine : j’y suis allé et je suis resté près d’un an et demi. Officiellement, je m’occupais du centre de documentation de l’ambassade, ce qui n’avait aucun intérêt, mais me laissait des loisirs : je suis devenu correspondant « clandestin » de Politique Hebdo (je signais sous le pseudonyme de Juan Carlos Russo). La situation était très tendue en Argentine en 1973-1974 : Perón allait mourir à l’été 1974, l’extrême droite, la Triple A (Alianza Anticommunista Argentina ou AAA) commençait à tuer des gens – un avocat connu a été tué en bas de chez moi. Et j’ai écrit un livre, Argentine, révolution et contre-révolutions (Le Seuil, 1975), avec Alain Labrousse, qui était plus chevronné que moi : il avait publié un ouvrage sur les Tupamaros et connaissait bien la région. Il était à Paris et moi à Buenos Aires. J’ai enquêté dans tout le pays pendant plus d’un an auprès d’ouvriers, de syndicalistes, de vieux militants, je suis allé partout et j’ai vu tous ceux et celles qui étaient à l’avant-garde des luttes ouvrières et politiques.

M. : Qu’est-ce que ça voulait dire pour vous, « Tiers monde » ?

F.G. : La notion de Tiers monde était étrangère à notre vocabulaire. On disait « anti-impérialisme », « anticolonialisme »

M. : Elle était présente au PSU.

F.G. : Oui, mais par la suite le Cedetim s’est séparé du PSU. Au début, c’était un peu flottant, mais Centre d’études anti-impérialistes ça voulait quand même dire quelque chose. Pas tellement au sens léniniste de l’impérialisme stade suprême du capitalisme, mais plutôt contre l’impérialisme français. C’était nouveau : les milieux de gauche en France ont mis vingt ans à prendre conscience de l’héritage colonial et impérialiste français, et au début des années 1970, on était les seuls à dénoncer l’impérialisme français en tant que tel.

M. : Ton apprentissage politique, tu ne l’as donc pas tant fait au PSU comme parti, avec la référence à l’autogestion, les liens avec la CFDT…

F.G. : … qu’au Cedetim et à ce qui l’entourait. Avec Alain Joxe, Michel Vigier et quelques autres, on avait créé en 1972 le comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien – « révolutionnaire », disions-nous ! Quand je suis rentré d’Argentine, en 1975, la situation politique devenait très dure – le coup d’État a eu lieu en mars 1976 – et on a créé le Comité de soutien à la lutte du peuple argentin (CSLPA). Déjà, la « lutte » n’était plus « révolutionnaire » : on sentait qu’il fallait tenter de sensibiliser plus largement. Cela a été une expérience très riche : nous étions douze à quinze militants et militantes, plus d’hommes que de femmes, qui connaissaient bien l’Argentine pour y avoir tou·tes vécu. En 1978, on a animé, avec les camarades de la revue Quel corps ?, le Comité pour le Boycott du Mundial de football en Argentine (COBA), qui a compté jusqu’à 200 comités dans toute la France, pendant plus d’un an. J’apprenais beaucoup rue de Nanteuil : il y avait un comité de soutien à la lutte des révolutionnaires omanais, je ne savais même pas ce qu’était Oman, et en discutant avec des camarades, on constituait sa culture ; de même sur Haïti, sur l’Afrique, etc.

À mon retour d’Argentine, tout en conservant ces engagements, j’ai trouvé un emploi comme ingénieur économiste. Je suis devenu spécialiste de l’économie des métaux non ferreux et des rapports économiques Est-Ouest à la SEDES puis au BIPE, où je suis resté environ quatre ans, jusqu’en 1980. En 1977, le Cedetim a proposé à François Maspero une collection sur les luttes anti-impérialistes et il a accepté. C’est moi qui m’en occupait et nous avons publié sur l’Angola, l’Algérie, le Brésil, l’impérialisme français… C’est comme ça que j’ai connu François Maspero et que je suis tombé dans la marmite de l’édition. À l’époque, la maison d’édition allait mal, la librairie La Joie de Lire, qui avait joué un rôle si important au Quartier latin et dans le monde entier, avait dû fermer en 1976, victime des vols des gauchistes de Vincennes…

M. : Vraiment à cause de l’ampleur des vols ?

F.G. : Sans aucun doute. C’était une bonne librairie, très bien gérée, avec une excellente fréquentation, mais des filières organisées volaient les bouquins et les revendaient à Vincennes, ça représentait des sommes considérables et Maspero a fait faillite. Il avait créé la maison d’édition en 1959, en premier lieu pour publier des ouvrages dénonçant ce que la France faisait en Algérie. Il a gardé cet engagement jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, mais publié aussi des révolutionnaires du tiers monde, des anticolonialistes, notamment africains, comme Amilcar Cabral et Frantz Fanon. Et il avait une magnifique collection de poésie étrangère, « Voix », dont sa femme Fanchita Gonzalez-Batlle s’occupait. C’est lui qui a publié les premiers livres de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet sur la Grèce ancienne. La collection qui accueillait des travaux de recherche de haut niveau, « Textes à l’appui », a duré longtemps et s’est ouverte à toutes les disciplines. Ce travail accompli entre 1959 et 1968, pendant presque dix ans, la revue Partisans créée en 1961, la « Petite collection Maspero » en 1967, tout cela détonait dans le paysage éditorial français de l’époque ; et il faisait preuve d’une grande ouverture d’esprit intellectuelle et politique à l’égard du courant « gauchiste » : les trotskistes, les maoïstes, Alain Badiou…

M. : … les althussériens…

F.G. : Le point commun, c’était la révolte face aux injustices du monde. Après 1968, les ventes de ces titres ont explosé : toute une jeune génération se forme à toute vitesse, lit tous ces livres, les achète en quantité. Sur la valeur de Pierre Salama et Jacques Valier, un ouvrage de théorie marxiste de haut vol, s’est vendu à 60 000 exemplaires. Les livres de la collection de Charles Bettelheim, « Économie et socialisme », sur la Chine, se vendaient par milliers, ceux d’Althusser et de sa collection « Théorie » par dizaines de milliers. Mais à mesure que le gauchisme refluait, ces ventes ont commencé à décliner.

M. : Oui, ça a basculé très vite…

F.G. : Plus généralement, un double effondrement s’est produit à la fin des années 1970. Au plan politique, l’effondrement du gauchisme : au début des années 1980, paradoxalement au moment de la victoire de la gauche « socialiste », il n’y a plus de vraie gauche. Et un effondrement idéologico-intellectuel : soudain, les ventes de tous ces livres marxistes, si importantes dans la décennie 1970, sont pratiquement tombées à zéro. Le plus spectaculaire a été la collection d’Althusser, dont chaque titre se vendait à plusieurs milliers par an : en 1979-1980, ça s’est effondré en deux ans. Il n’y avait plus personne pour les acheter, mais plus personne non plus pour écrire dans ces collections. Tout d’un coup, plus de manuscrits… La collection de Suzanne de Brunhoff en économie, la collection de Bettelheim se sont arrêté toutes seules faute de manuscrits. Toutes les collections de la maison n’étaient pas affectées : le déclin a surtout touché les plus connotées marxistes, structuralo-marxistes comme on disait à l’époque. Les essais, la poésie, les sciences humaines avec « Textes à l’appui », ont été moins atteints. Reste que cela a été un vrai tournant intellectuel, en France en général, dans la gauche française en particulier, mais qu’on retrouvait peu ou prou dans nombre d’autres pays européens, en Europe du Sud en particulier, moins au Royaume-Uni où les courants marxistes sont restés un peu plus robustes, mais ont tout de même été affectés.

Je crois que ce qu’on appelait le structuralo-marxisme avait un grand mérite : il y avait des concepts communs, des paradigmes communs, qui permettaient aux différentes disciplines de se parler. Un·e philosophe pouvait lire un·e économiste, qui pouvait comprendre un·e linguiste ou un·e sociologue. Tout le monde utilisait les mêmes outils. Et soudain, tout le monde a compris en même temps, plus ou moins confusément, plus ou moins implicitement, que ces outils avaient fait faillite, que c’étaient des apories théoriques, des échecs, des impasses. Le plus spectaculaire de ce point de vue, c’est Althusser, qui s’autodétruit, comme Étienne Balibar le raconte dans ses Écrits pour Althusser. Althusser lui montre une communication rédigée pour un congrès sur l’inconscient qui s’est tenu à Tbilissi en 1979 et Balibar se dit : « J’ai l’impression d’avoir déjà lu ça. » Il reprenait les mêmes argumentaires, quelquefois les mêmes phrases que celles écrites en 1964, juste avant Pour Marx, où il exposait sa vision, disons structuraliste, du capitalisme…

M. :…et du passage du jeune au vieux Marx, de l’idéologie à la science.

F.G. : … et là il démontait ses arguments un à un, en les retournant, pour en arriver à dire que tout ce qu’il avait construit était faux. L’autodestruction était autour de lui aussi : certains de ses meilleurs disciples, comme Michel Pêcheux et Nicos Poulantzas, de grandes figures intellectuelles, se suicident. C’est l’incarnation tragique des apories dont je parlais ; c’est une tragédie humaine, intellectuelle et politique. Un champ de ruines. À la même époque, Maspero était désespéré : sa maison d’édition allait mal, perdait de l’argent malgré quelques soutiens, et il voulait déposer le bilan et fermer. Nous étions quelques-uns, avec le géographe Yves Lacoste, à dire : « Il faut que ça continue. » Je suis allé le voir et je lui ai dit : « François, il faut sauver la maison. » Maspero dit : « Je veux bien continuer, mais il faut qu’on vienne m’aider, surtout pour s’occuper du commercial. » Bruno Parmentier, un camarade de promo des Mines, directeur commercial de Lip qui était devenu une coopérative, pouvait venir, mais dans six mois. Maspero a dit : « Non, c’est tout de suite. » J’étais devenu indépendant et j’ai pu me mettre en congé pour venir lui donner un coup de main. Je ne connaissais rien à l’édition ni à l’entreprise, mais il m’a mis le pied à l’étrier tout de suite, ça m’a passionné, et quand Parmentier est arrivé six mois plus tard, François m’a demandé de rester et j’ai accepté. C’était en 1981. En février 1982, il me dit : « J’en ai assez de m’occuper de la gestion au quotidien, je te donne la direction de la maison, et je resterai directeur éditorial. » Et en mai, j’arrive un matin, son bureau est vide, avec la lettre de démission. Il me donne les actions qui lui restaient, pour zéro, et un mois plus tard il me dit : « Au fait, je reprends le nom. » Moi, j’étais traumatisé, mais avec Bruno on a admis très vite ; je comprenais pourquoi il voulait reprendre son nom : Maspero était devenu un nom commun mondialisé, on disait Maspero en Amérique latine, au Vietnam, avec des campagnes odieuses l’assimilant au grand capital. Nous avons donc choisi un nouveau nom pour la maison, qui est devenue La Découverte en 1983.

M. : Quand est-ce qu’il a créé L’Alternative ?

F.G. : Il a lancé L’Alternative (sous-titrée « Pour la défense des libertés en Europe de l’Est ») à la fin des années 1970. C’est une de ses dernières grandes initiatives éditoriales, avec la création en 1979 de la collection de récits de voyages « Découverte », accueillant des textes des XIXe, XVIIIe, XVIIe, XVIesiècles du monde entier. Avec L’Alternative, il a fait découvrir ce qu’on appelait à l’époque les « dissidents », dont il a publié plusieurs, comme Adam Michnik ou Agnes Heller. L’Alternative a duré un peu après qu’il a quitté la maison d’édition. Puis en 1985, après trois ans d’interruption, l’équipe a demandé à Maspero si elle pouvait reprendre le titre, et c’est devenu La Nouvelle Alternative.

M. : Comment se sont passées tes premières années à la tête de La Découverte ?

F.G. : On s’est retrouvés à la tête de cette maison très fragile, avec un programme éditorial en partie dévasté. Heureusement, les titres de la collection « Textes à l’appui », de la PCM (« Petite collection Maspero ») et d’autres continuaient à se vendre, jusqu’à aujourd’hui pour certains, donc il y avait un fonds significatif, mais cela ne suffisait pas : il fallait reconstituer un réseau d’auteur·rices pour les nouveautés, réinventer.

J’ai notamment fait trois choses : d’abord, L’État du monde. Une idée d’Yves Lacoste : un annuaire économique et géopolitique du monde rendant compte chaque année de l’actualité économique et politique dans tous les états du monde. Le premier est sorti en 1981 et a été un grand succès : 25 000 exemplaires, nous étions stupéfaits mais contents ; ensuite nous avons décliné le concept avec toute une collection : L’état de la Chine, L’état des États-Unis, L’état du Maghreb, L’état des sciences et des techniques… Une forme de vulgarisation des travaux des chercheur·ses ou de journalistes spécialisé·es, accessibles à un public de jeunes qui n’était plus dans une logique militante.

Ensuite, en 1983, nous avons créé la collection d’inédits en poche « Repères », une collection de sciences sociales essentiellement pour les premiers cycles de l’Université ; aujourd’hui plus de 700 titres sont parus et elle est toujours là, y compris sous forme numérique. Cela permettait de faire quelque chose de moins engagé, moins militant, mais néanmoins sérieux. Avec Michel Freyssinet, on a créé une série « Travail et travailleurs dans le monde » : nous avons par exemple publié Travail et travailleurs au Chili, mais nous avons dû abandonner parce que ça ne se vendait pas assez.

La troisième chose, dont les effets ont été les plus longs à se manifester : repérer les nouveaux centres de création intellectuelle et politique, les gens qui cherchaient à repenser le monde et les sociétés à nouveaux frais. J’en ai identifié quatre ou cinq par les contacts, les réseaux, les ami·es, je les ai accompagné·es, et souvent je les ai publié·es. Il y avait par exemple le groupe Politique autrement, piloté par Jean-Pierre Le Goff, ancien du PCMLF ; le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) d’Alain Caillé, qui est apparu en 1981 : j’ai publié La Revue du MAUSS, on a créé une collection associée et sorti de nombreux ouvrages ; l’équipe Latour-Callon, avec qui j’avais travaillé au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines que dirigeait Michel Callon et c’est là que j’avais connu Bruno Latour. Les sciences et les techniques étaient faisaient partie à mon sens des points aveugles de la plupart des travaux marxistes antérieurs – à part peut-être Dominique Lecourt qui avait publié un livre sur Lyssenko…

M. : … dans un registre très positiviste…

F.G. : En effet. Alors que Michel Callon, Bruno Latour, Pierre Lévy m’ont fait découvrir de nouveaux paradigmes des sciences studies au sens large. Il y avait aussi le CREA, Centre de recherches en épistémologie appliquée de Polytechnique, que dirigeait Jean-Marie Domenach, avec Jean-Pierre Dupuy, Daniel Andler, Jean-Michel Besnier, des anthropologues, des philosophes, etc.

Dans les années 1980, le reflux brutal des courants structuralo-marxistes avait laissé une sorte de champ de ruines intellectuel, conceptuel. Si on voulait pouvoir à nouveau penser le monde de façon critique, il fallait fabriquer de nouveaux outils, de nouveaux concepts. Des chercheur·ses s’y attelaient, mais il faudrait des années avant que ces outils deviennent efficaces, et il me semblait donc important de les accompagner en publiant et en faisant connaître leurs travaux.

Tous ces choix éditoriaux nous ont permis de construire un programme intéressant, mais les effets ont été beaucoup plus longs à apparaître que je ne l’imaginais, notamment en ce qui concerne la pensée critique sur les sciences et les techniques. J’ai créé la collection « Sciences et société » en 1984 pour accueillir des livres « grand public » de réflexion critique ; j’ai fondé en 1987 une collection « Histoire des sciences » dont s’occupait Jean-Louis Fischer, où je suis fier d’avoir publié l’Histoire de la chimie de Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers, ou bien l’Histoire de la biologie moléculaire de Michel Morange ; et en 1989, nous avons lancé la collection « Anthropologie des sciences et des techniques » de Callon et Latour.

On se disait en lançant ce programme de réflexion informée et critique sur la science qu’il faudrait dix ou quinze ans pour qu’on soit entendus dans l’Académie, mais plus de trente ans après, en dehors du centre Koyré, force est de reconnaître que ces visions n’ont pas réussi à s’imposer dans le monde de l’Académie. Il n’y a toujours pas d’enseignement significatif d’histoire, de sociologie, de philosophie des sciences, ou quand il y en a, ça reste sur les marges. Mais je pense que les idées des livres de ces chercheur·ses ont infusé dans le monde intellectuel et politique et notamment qu’une partie des courants de l’écologie politique s’en sont emparés. Des long-sellers comme les livres d’Isabelle Stengers se vendent sur dix, quinze, vingt ans ; c’est tout un champ que nous avons ainsi contribué à construire.

Il y avait aussi l’histoire coloniale, que je connaissais très mal, contrairement à François Maspero qui avait une culture remarquable dans ce domaine. En lisant ce qu’il avait publié, j’ai notamment découvert l’histoire et la réalité de l’Algérie, bien loin de la vision réductrice que nous, militant·es anti-impérialistes français·es, en avions à l’époque, celle d’un pays socialiste du tiers monde, engagé dans le soutien aux luttes de libération. Des figures intellectuelles algériennes comme Mouloud Mammeri, un grand anthropologue de la culture berbère qui publiait chez Maspero, m’ont fait découvrir la réalité du régime, véritable dictature qui ne disait pas son nom, j’y reviendrai.

J’ai compris aussi que cette méconnaissance s’inscrivait spécifiquement en France dans la longue occultation de son passé colonial. À commencer par la non-reconnaissance de ce qu’avait été la guerre d’Algérie, mais aussi de ce qui s’est passé avant : l’histoire de notre empire colonial et de ses violences. En 1991, dans La gangrène et l’oubli, Benjamin Stora a montré comment, en 1962, de Gaulle a enfermé, comme dans un tombeau, l’histoire de la guerre, de la colonisation de peuplement de 132 ans en Algérie et, au-delà, de tout l’empire colonial français. Tout cela a été comme effacé des représentations jusqu’aux années 1980, notamment dans les manuels scolaires. Dans les années 1960, de Gaulle a couvert la France de monuments d’hommage aux résistants de la Seconde Guerre mondiale, favorisant ainsi l’occultation complète de pans entiers de l’histoire de France entre 1945 et 1962, une période où ont eu lieu des massacres coloniaux d’une ampleur insoupçonnée : au moins 15 000 morts dans la répression du Nord-Constantinois en mai-juin 1945 ; des dizaines de milliers de morts dans les répressions à Madagascar en 1947 ; la guerre secrète conduite par la France contre les nationalistes camerounais de 1955 à la fin des années 1960, dont on saura bien plus tard qu’elle a fait 100 000 à 200 000 morts au même moment que la guerre d’Algérie ; sans compter nombre d’autres massacres coloniaux, en Indochine, en Afrique, aux Antilles. Yves Bénot, un historien outsider qui n’avait pas de poste à l’université et qui travaillait de longue date sur l’histoire coloniale française, les évoque dans Massacres coloniaux (1994).

J’ai beaucoup publié sur toutes ces questions, en particulier sur l’Algérie et son histoire. Je suis alors allé plusieurs fois dans ce pays, que je ne connaissais pas auparavant et j’ai vu qu’il y avait beaucoup à faire connaître de ses réalités méconnues. Et quand est arrivée la « sale guerre » contre les civils, après le coup d’État de 1992, je me suis à nouveau engagé et j’ai publié plusieurs livres qui en ont rendu compte.

M. : Dans les années 1980, du côté des historiens académiques, il n’y a pas grand-chose sur la guerre d’Algérie ni sur l’histoire coloniale…

F.G. : Il y avait eu à partir des années 1950 une première vague d’historiens de la colonisation française, peu nombreux, comme Charles-André Julien ou Charles-Robert Ageron, qui ont construit les bases ; c’était de l’histoire engagée, mais rigoureuse, des gens de la génération de Maxime Rodinson, qui ont fait un travail remarquable. Mais ils n’ont guère eu de disciples et dans les années 1980, en effet, c’était presque le désert. Pierre Vidal-Naquet a certes écrit sur la guerre d’Algérie – Les crimes de l’armée française, La torture dans la République, La raison d’État –, mais assez peu sur l’histoire coloniale à proprement parler. Dans les années 1980, un éditeur qui avait commandé des livres sur l’histoire coloniale française à Catherine Coquery-Vidrovitch, sur l’Afrique subsaharienne, Benjamin Stora sur l’Algérie, Pierre Brocheux et Daniel Hémery, sur l’Indochine, a fait faillite. La collection qu’il avait lancée s’est arrêtée, donc ils et elles sont venu·es me voir, et j’ai publié leurs livres, ce qui a élargi notre réseau d’auteur·rices. Certain·es sont resté·es fidèles, comme Catherine Coquery. Et par la suite, nous nous sommes ouverts davantage aux traductions des travaux issus des post-colonial studiesnord-américaines.

M. : Avant d’arriver aux Éditions Maspero, devenues La Découverte, tu ne t’étais jamais intéressé à l’Algérie ?

F.G. : J’avais édité pour la collection du Cedetim un livre sur l’Algérie, écrit par des camarades du Cedetim qui avaient été en Algérie comme pieds-rouges puis coopérants (L’Algérie en débat. Luttes et développement, 1981) et j’avais été étonné par leurs difficultés pour l’écrire : ils ont mis six ans pour en venir à bout. Ils étaient allés en Algérie indépendante, issue d’une lutte de libération révolutionnaire et qui était vue comme anticolonialiste, socialiste : on parlait d’autogestion, il y avait des nationalisations. C’était l’époque où des économistes français de gauche conseillaient le gouvernement algérien, comme Gérard Destanne de Bernis, le promoteur des « industries industrialisantes ». En réalité, la police politique, la Sécurité militaire, était ultraprésente, au cœur du système et contrôlant toute la population à l’image de la Stasi est-allemande ou de la Securitate roumaine.

Mais de cela, les camarades qui avaient vécu en Algérie ou y vivaient encore ne pouvaient pas parler. Je l’ai compris bien plus tard en publiant en 2009 Algérie, les années pieds-rouges. Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969) de Catherine Simon, une journaliste du Monde qui a longtemps été correspondante à Alger. Elle a enquêté sur ces pieds-rouges : des milliers de jeunes Français·es, surtout de gauche et cathos, sont allé·es en Algérie socialiste pour donner un coup de main, et sont revenu·es complètement dépité·es. En 1965, quand il y a eu le coup d’État de Boumediene, plusieurs d’entre elles et eux ont été arrêté·es, torturé·es et expulsé·es.

Occultation de l’histoire coloniale par la droite gaulliste, difficultés de la gauche à la prendre vraiment en compte et à comprendre les réalités de l’Algérie indépendante : s’il est vrai que la société algérienne contemporaine a été profondément marquée par le « trauma colonial » (titre du livre de la psychanalyste Karima Lazali que j’ai publié en 2018), on peut aussi parler d’une « maladie algérienne » de la société française.

M. : Une maladie algérienne qui a dégénéré en maladie coloniale généralisée.

F.G. : Généralisée en effet, mais quand on creuse, c’est l’Algérie d’abord. Les « symptômes » de cette « maladie algérienne » sont très nombreux, mais l’un d’eux m’a particulièrement frappé. J’ai publié en 1992 un livre du journaliste Fausto Giudice, Arabicides, sur les dizaines de « meurtres d’Arabes » commis entre 1975 et 1985. Quand les assassins, des civils ou, souvent, de jeunes flics, étaient arrêtés, ils ne prenaient que cinq ans ou étaient acquittés. Son enquête auprès de ces assassins montrait que ces jeunes, en particulier les policiers, qui avaient 25 ans en 1980, donc n’avaient pas connu la guerre d’Algérie, avaient en quelque sorte hérité du permis de tuer le « bougnoule » donné par l’armée française à un million et demi de jeunes appelés pendant sept ans. Et il avait constaté que quand la victime était un Turc, dans la représentation de l’assassin, c’était en réalité un Algérien. Aujourd’hui encore, cette filiation coloniale, raciste et meurtrière, perdure.

M. : Tu reprends la direction de La Découverte dans un contexte qui a changé, et le monde de l’édition aussi commence à changer. Être un éditeur engagé, qu’est-ce que cela veut dire, et qu’est-ce que cela implique dans les choix éditoriaux, dans la direction d’une maison comme La Découverte ?

F.G. : Je n’avais aucune expérience de l’entreprise, de la comptabilité, de la gestion, du management. J’ai appris « sur le tas » à gérer cette équipe de quinze, vingt personnes, et ça s’est plutôt bien passé, même si nous avons traversé beaucoup de moments difficiles sur le plan économique. Ce n’était pas gagné d’être un éditeur indépendant, surtout dans les années 1990. J’espérais pouvoir consolider le travail de reconstruction, à la fois éditorial, organisationnel et économique de la maison accompli dans les années 1980, et c’est le moment où il y a eu une première crise très violente dans l’édition. En 1991, l’année de la guerre du Golfe, s’est produit un phénomène sans précédent, qui heureusement ne s’est pas reproduit depuis. En août 1990, l’Irak envahit le Koweït ; en janvier 1991, les Américains envahissent l’Irak. Les gens étaient tous devant leur appareil de télévision pour regarder les bombardements de Bagdad, ils ne sortaient plus. Le marché s’est effondré, les éditeurs ont cessé d’envoyer des livres aux libraires, parce qu’ils voyaient qu’ils n’allaient pas les vendre, et quand la guerre s’est terminée fin mars, ils ont renvoyé tous les livres aux libraires mais les gens ne sont pas revenus. Au mois de juin 1991, les libraires faisaient plus de chiffre d’affaires en retournant les livres aux éditeurs pour se faire rembourser qu’en les vendant à leurs client·es.

Pour l’édition, c’était catastrophique, et pour nous particulièrement, car nous étions quand même fragiles. Pour être moins vulnérables et ne plus perdre d’argent, nous avons décidé avec notre actionnaire principal, la CFDT à l’époque, de nous associer avec les Éditions ouvrières (devenues les Éditions de l’Atelier) et les Éditions Syros. Nous nous sommes rapprochés dans un même immeuble pour mettre en commun nos services techniques : comptabilité, fabrication… Mais ça n’a pas marché, les deux autres n’ont pas « joué le jeu » comme je l’espérais et ce rapprochement a plutôt aggravé la situation. Je passais plus de temps avec les banquiers qu’avec les auteur·rices… On a été sauvé in extremis en 1998 en étant repris par le groupe Havas, devenu par la suite Vivendi. Finalement, ça a été une bonne chose : les dirigeants du groupe ont totalement respecté notre indépendance et ils nous ont apporté des moyens que nous n’avions plus.

M.: Dans les années 1980, vous ne perdiez pas d’argent ?

F.G. : Si. On en gagnait parfois, mais il fallait souvent renflouer par des augmentations de capital. Tout en cherchant toujours à consolider, reconstruire, repenser la ligne éditoriale, du moins en partie. Nous avons notamment diversifié la collection « Textes à l’appui », et élargi le champ des essais, en particulier d’auteur·rices qu’avait publié·es François Maspero. Comme Günter Wallraff, le journaliste allemand dont j’ai publié Tête de Turc sur les travailleurs immigrés turcs en Allemagne en 1986 : 500 000 exemplaires !

Mais la fragilité était structurelle et j’ai compris qu’il fallait participer aux évolutions de l’environnement de l’édition ou en tout cas de la librairie, donc je me suis investi dans le Syndicat national de l’édition, ce qui m’a valu des rencontres intéressantes avec des « barons » de l’édition : Francis Esménard (Albin Michel), Claude Gallimard, Christian Bourgois et surtout Jérôme Lindon (Éditions de Minuit), grande figure de la profession dont j’ai beaucoup appris.

Ils ont compris que La Découverte poursuivait les engagements de Maspero, même si ce n’était pas exactement le même positionnement extérieur, mais ils m’ont admis et je me suis impliqué dans la défense du prix unique du livre, ou dans la réforme du financement de l’édition puis dans celle du transport du livre. Ainsi que dans la création en 1988 de l’ADELC (Association pour le développement de la librairie de création), à l’initiative de Minuit et La Découverte avec le soutien de Gallimard et du Seuil, pour apporter de l’argent aux libraires et les aider à se développer dans de bonnes conditions. L’association existe encore aujourd’hui, et elle a apporté en trente ans 44 millions d’euros au total à plus de 500 librairies, contribuant ainsi au maintien et au développement d’une librairie indépendante de qualité. Ces nombreux chantiers et dossiers m’ont pris du temps, mais ils avaient l’intérêt de m’aider à prendre des initiatives éditoriales plus réfléchies. Par exemple j’ai créé une collection de poche en 1995, alors qu’auparavant, nous cédions les titres qui marchaient aux grandes collections de poche d’autres éditeurs (Folio, Livre de Poche, Pocket…) ; en en parlant avec les libraires, j’ai compris que pour faire vivre plus largement notre fonds, nous devions avoir notre propre collection de poche, pour ces livres-là et pour d’autres. Elle existe toujours aujourd’hui (plus de 500 titres parus) et constitue même un pilier économique de la maison.

M.: Dans la « Petite collection Maspero », il n’y avait pas ce genre de reprises ?

F.G. : La difficulté de la Petite collection Maspero, que j’ai dû arrêter en 1983, c’est que dans toute la dernière période, dans les années 1970 et au début des années 80, ce n’étaient que des inédits, qui ne se vendaient pas cher. Quand, comme Sur la valeur, ils se vendaient à 60 000 exemplaires, ça allait, mais quand on n’en vend que 2 ou 3 000, ce n’est plus possible.

M. : Il y avait quand même toute une série de classiques dans la PCM.

F.G. : Oui, ils se sont vendus au début, mais souvent moins par la suite ; à partir de la seconde moitié des années 1970, c’étaient beaucoup plus des inédits, et on a été obligés de l’arrêter. Nous avons en revanche gardé les meilleurs titres, qu’on a continué à réimprimer. Ceux qu’on avait vendus à un autre éditeur de poche, je les ai repris pour notre nouvelle collection de poche, et plusieurs sont des long-sellers, comme les trois livres de Frantz Fanon (L’an V de la révolution algérienne, Les Damnés de la terre et La Révolution africaine), qui se vendent toujours très bien aujourd’hui, ou encore Mythe et pensée chez les Grecs, de Jean-Pierre Vernant. Ces livres constituent le fonds ancien de la collection, qui accueillent aussi nombre de nouveautés : dès qu’elles marchent un peu, au bout de deux ou trois ans, on les reprend en poche, ce qui permet d’être présent en librairie et de faire vivre des livres longtemps.

M. : Après, il y a toute la question du numérique.

F.G. : Dans les années 1990, j’ai publié des auteur·rices pionniers sur cette question, comme Pierre Lévy, avec son livre L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace (1994), une théorie de ce qu’est Internet, qui était alors très loin d’être aussi développé qu’aujourd’hui. Le numérique m’intéressait beaucoup et j’ai commencé par faire des cd-rom. Dès la fin des années 1980, nous en avons publié plusieurs cd-rom, par exemple sur la guerre d’Algérie ou sur l’histoire de Che Guevara. Puis nous avons réalisé un cd-rom avec tous nos annuaires L’état du monde publiés depuis 1981, qui est devenu ensuite un site internet (arrêté depuis, du fait de la concurrence de Wikipédia). Tout cela nous a permis d’apprendre les techniques du numérique.

Or, au même moment, depuis les années 1980, les ventes de livres et de revues de sciences humaines baissaient régulièrement. J’avais fait faire une étude au SNE (Syndicat national de l’édition) en 1989 : les ventes des livres de recherche en sciences humaines, type « Textes à l’appui », qui étaient en moyenne de 2 200 exemplaires en douze mois en 1980, étaient tombées à 1 200 en 1988 ; et dix ans plus tard, à 500 ou 600. Pour les revues, ces chiffres étaient inférieurs, avec la même pente déclinante. Avec des confrères éditeurs de sciences humaines, nous avons travaillé sur cette situation, fait des études et collaboré avec des universitaires spécialisés dans l’édition numérique mondiale, qui nous ont fait découvrir les nouveaux modèles. Nous en avons conclu que l’édition sous forme numérique pouvait permettre de retrouver l’audience perdue par les ouvrages imprimés et apporter de nouveaux revenus. Et qu’il fallait commencer par les revues, parce qu’il y avait là un modèle technico-économique déjà stabilisé par l’oligopole de l’édition STM (science, technique et médical) mondiale qui publie des journaux académiques en anglais. Les quatre principaux (Elsevier, Springer Nature, Taylor & Francis et Wiley) étaient devenus des géants, brassant des milliards de dollars et qui abusent en surfacturant les abonnements à leurs revues aux bibliothèques universitaires du monde entier.

Nous nous sommes dit que, sans tomber dans ces excès, nous pouvions déployer en SHS un modèle un peu analogue, où on vend les abonnements aux bibliothèques, et les usager·ères, enseignant·es, chercheur·ses, étudiant·es peuvent consulter les numéros des revues en ligne sur la plateforme. C’est ainsi que nous avons créé la plateforme Cairn.info en 2005. Les éditions De Boeck, en Belgique, ont joué un rôle moteur dans cette initiative. Au début, la plateforme diffusait 100 revues, elle en compte aujourd’hui plus de 500 et on peut dire que cela a permis de sauver de la disparition le fragile écosystème des revues de SHS. Les revenus des revues numériques compensant la baisse de ceux des revues papier, cela a même permis à La Découverte d’accueillir de nouvelles revues (nous sommes passé de trois à neuf), dont Mouvements, créée en 1998. Pour moi, les revues ont toujours été un laboratoire d’idées essentiel pour nourrir des élaborations ultérieures sous forme de livres plus consistants.

Aujourd’hui, environ mille bibliothèques universitaires abonnées dans le monde entier, dont la moitié hors de France, soit un quart dans des pays francophones et l’autre dans des pays non francophones. La plateforme est présente dans toutes les universités francophones du monde et sa présence se développe en Chine, au Japon et aux États-Unis, en Amérique latine un peu moins mais ça commence, et maintenant en Afrique francophone, même si c’est plus difficile. C’est très intéressant et c’est pourquoi je suis resté président de la société, où je m’implique toujours activement. Depuis quelques années, nous y avons mis des livres, comme ceux des collections « Repères » (La Découverte) et « Que sais-je ? » (PUF), puis les ouvrages collectifs de recherche de plusieurs éditeurs, mais aussi les monographies. Il y a aujourd’hui près de dix mille titres accessibles au format numérique et ce catalogue augment régulièrement, avec une audience croissante dans les bibliothèques universitaires. Il s’agit donc d’un relais essentiel pour la circulation des idées portées par les revues et les livres, car en librairie, aujourd’hui, le déclin des ventes de livres de recherche de revues académiques en SHS est tel que les rayons ferment les uns après les autres. Mais l’habitude est maintenant prise de consulter en ligne, et tou·tes les chercheur·ses et les étudiant·es nous disent que Cairn leur a changé la vie, y compris pour le livre.

Parallèlement, nous avons fait une expérience de couplage internet/imprimé avec notre label Zones, créé en 1997 avec Hugues Jallon. La Découverte était maintenant bien installée sur un certain nombre de créneaux de disciplines ou de courants, mais quand on voulait publier des livres radicaux et éloignés des canons académiques, nous étions moins efficaces pour les vendre. D’où la création de ce label dont nous avons confié la direction à Grégoire Chamayou. Et dès le début, nous avons eu l’idée de mettre en ligne gratuitement l’ensemble du texte sur le site de Zones. Dès la parution, le html de chacun des livres y est gratuitement consultable sur le site. Michel Valensi, aux Éditions de l’Éclat, avait fait ça pour ses titres de philosophie, il avait appelé ça les « lybers ». Il m’avait convaincu de l’intérêt de cette publication numérique gratuite pour les essais de SHS non académiques, car cela aidait à vendre les livres imprimés : les gens commençaient à lire le livre, à le feuilleter en numérique, et comme c’est fati gant de lire un livre en entier sur un écran, ils allaient l’acheter en librairie.

M. : Finalement, le modèle de La Découverte qui émerge à la fin des années 1980 et dans les années 1990, c’est un recentrage sur les sciences humaines et sociales…

F.G. : Je dirais plutôt qu’il repose sur trois pieds : les sciences humaines et sociales, avec des livres de recherche assez pointus, comme ceux de la collection « Recherches » créée en 1996, qui accueille des ouvrages collectifs parce que le travail des chercheur·ses a changé, avec des pratiques plus collégiales, du moins dans certaines disciplines, conduisant à des résultats novateurs. Au début la collection a bien marché, mais ensuite les ventes se sont tellement érodées que nous avons commencé à remplacer l’édition papier par la version numérique (sur Cairn).

Ensuite, il y a la partie divulgation : beaucoup d’ouvrages de chercheur·ses en sciences humaines visent bien au-delà du seul public académique et peuvent intéresser des non-spécialistes, avec quelquefois de grands succès comme les livres de Bruno Latour – Nous n’avons jamais été modernes a par exemple été un succès considérable.

Le troisième pilier, ce sont les essais et documents, avec des journalistes, des acteur·trices, des témoins. Dans les années 1980, j’avais créé une collection « Enquêtes » dirigée par le journaliste Jean Guisnel, où nous avons publié de nombreux livres sur des sujets de société, comme les scandales de l’amiante et du sang contaminé. Plusieurs de ces livres de journalisme d’investigation ont connu des succès importants qui permettaient de compenser les ventes plus difficiles des livres plus pointus de sciences humaines.

M. : On retrouve une sorte de séparation, devenue classique depuis la distinction introduite par Foucault entre intellectuel spécifique et intellectuel généraliste : d’une part, des spécialistes d’un domaine s’adressent…

F.G. : … à un public plus large…

M. : … avec des prises de positions et des engagements liés à leur domaine d’expertise – l’amiante, par exemple. Et, d’autre part, ce qu’était la production intellectuelle des années 1970, où on parlait de tout, de la situation politique en général, dans les positions en prise avec le champ politique lui-même, disparaît un peu.

F.G. : Oui et non. Le hiatus entre le monde de l’université et le monde de la société et de la société engagée en particulier s’est certes beaucoup accru. Mais la reconstruction a commencé dans les années 1990 : les choses ont commencé à basculer vers 1994-1995, avec l’irruption du zapatisme, le développement d’Attac, un renouveau militant important par rapport à la période antérieure, l’invention de nouveaux modèles.

M. : Oui, Attac et les dix ans d’altermondialisme.

F.G. : Il y a des effets de génération. Une large partie de ceux et celles qui avaient tourné la page dans les années 1980, ma génération, n’est pas revenue. Celle qui est arrivée juste derrière nous est restée relativement peu engagée, mais depuis le milieu des années 1990, il y a un renouveau qui se poursuit. Et depuis 2010, il y a encore une nouvelle génération, l’effet est encore plus puissant. Cela me rend optimiste dans un paysage plutôt sombre : depuis trois ou quatre ans, les livres du fonds se vendent mieux qu’avant, ce qui dénote une curiosité nouvelle ; des jeunes s’intéressent à des livres anciens et comprennent qu’ils et elles en ont besoin. Et un nombre croissant de nouveautés connaissent des succès de vente sans précédent. Le livre Accélération. Une critique sociale du temps (2010) du philosophe allemand Hartmut Rosa, alors largement inconnu en France, a dépassé les 10 000 exemplaires vendus, et ses livres suivants ont été des succès. Avec Philippe Pignarre, nous avons lancé une série de livres d’histoire, avec de grands succès, comme par exemple celui d’Eric Cline, 1177 avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée (2015), qui va bientôt dépasser les 20 000 ventes. Les livres de Serge Audier se vendent de mieux en mieux. Certains de nos confrères, comme Les liens qui libèrent ou Le Seuil, ont de beaux succès eux aussi. Il y a un appétit intellectuel et politique renouvelé pour la pensée critique, que nous confirment les libraires et qui est très encourageant.

M. : Est-ce que tu vois une reconfiguration du champ intellectuel ? Des thèmes, des courants que tu identifierais, ou est-ce que c’est parcellaire ?

F.G. : C’est de moins en moins parcellaire avec la crise climatique, environnementale. Notre génération, les post-68, était souvent réductrice : pour beaucoup, le marxisme expliquait tout. On a vu que c’était une impasse, et on voit désormais se déployer de nouvelles formes de compréhension intellectuelle plus holistes, qui pensent le monde globalement et sont beaucoup plus saines à mes yeux que celles des années 1970, quand la dimension écologique, environnementale, était pratiquement absente ou du moins très minoritaire. De même que les réflexions critiques sur la science et les techniques ou sur les questions santé-travail, tellement centrales aujourd’hui pour comprendre la façon dont les gens vivent. Des pans entiers échappaient aux représentations dominantes. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui.

M. : Quelle place occupe pour toi le projet porté par Mouvements ?

F.G. : Mouvements est né en 1998 dans une période post zapatiste, si je puis dire. M, en fin de vie, n’était pas adapté à cette nouvelle période. Avec Gilbert Wasserman, Yves Sintomer et toute l’équipe de Mouvements, qu’on a essayé d’élargir, nous nous sommes dit qu’il était peut-être temps de regrouper ceux et celles qui partageaient nos préoccupations : faire de la science sociale sérieuse, mais engagée, au service d’un projet politique. Gilbert a eu l’intelligence d’engager cette ouverture.

M. : En 1998, pour vous, la situation politique française, la « gauche plurielle », ça ne jouait pas un rôle ?

F.G. : Pour nous, c’était assez secondaire. Pour ma part, cela fait très longtemps que je regarde de loin la vie politique institutionnelle, y compris de gauche. Dans les années 1980, beaucoup pensaient que les Verts construiraient une alternative, mais ils n’ont pas vraiment réussi… Après, il y a eu Attac, ça a pris de nouvelles formes, l’essentiel ne se jouait plus dans les partis politiques.

M. : Vous n’aviez plus de revues, et vous en faites une autre…

F.G. : Le moment était venu, la reconfiguration politique et intellectuelle dont je parlais commençait à prendre forme, et il y avait du travail. Il y avait des choses très intéressantes dans Mouvements, mais limitées à certains champs. En cherchant à élargir avec la petite équipe, nous avons tout de suite identifié d’autres thèmes, que la maison d’édition avait explorés et qui pouvaient enrichir la revue. Et aujourd’hui qu’on arrive au centième numéro, quand on regarde la diversité des thèmes qui ont été abordés, je suis admiratif. Le renouvellement régulier du comité de rédaction est une réussite : il apporte une dynamique pas si fréquente dans les revues de ce type.

M. : Les entrées et sorties s’équilibrent à peu près et permettent un rajeunissement et un déplacement de thématiques : Mouvements s’est retrouvé, vers la fin des années 2000 et au début des années 2010, à faire beaucoup d’écologie alors qu’au début on avait du mal à faire un numéro ; il y a des allers-retours, des gens qui partent parce qu’ils et elles font autre chose pendant quelque temps et reviennent après.

F.G. : De nouveaux thèmes apparaissent et trouvent un écho croissant. J’observe par exemple l’affirmation d’un nouveau féminisme, à la fois très théorique et très engagé, un renouveau politique et intellectuel dont témoigne notamment le succès du livre de Mona Chollet, Sorcières, publié par La Découverte en septembre 2018, dont les ventes un an après dépassent les 120 000 exemplaires, du jamais vu. Un renouveau produit et porté par une génération de jeunes femmes de 30-35 ans, mais qui se nourrit largement du travail de chercheuses ayant creusé ce sillon depuis longtemps. Comme par exemple Margaret Maruani et l’équipe qu’elle a constituée autour du MAGE (Marché du travail et genre), de sa revue Travail, genre et société et de ses livres collectifs (publiés à La Découverte). Elle a réussi à créer autour d’elle un espace pour les gender studies, un autre champ que nous avons exploré assez tôt et dont les travaux commencent aujourd’hui à porter leurs fruits. Cet empilement de générations, de curiosités successives et différentes, produit ainsi des effets positifs, par-delà la crise de la recherche française en SHS, aujourd’hui assaillie par les difficultés économiques et les diktats des technocrates du néolibéralisme autoritaire.