Ce texte a été initialement publié sur le site de la revue Vacarme, le 19 avril 2016. Mouvements a souhaité s’associer à cette publication.

Il y a quelques jours, le Corriere della Sera publiait des révélations sur l’épouvantable calvaire du jeune doctorant italien Giulio Regeni, enlevé le 25 janvier 2016 et torturé à mort. Une source anonyme au sein de la police égyptienne – révélant des détails que seules les autorités italiennes connaissaient suite à l’autopsie du corps supplicié du jeune homme – accable deux institutions égyptiennes : la police secrète de Khaled Shalaby d’une part, les renseignements militaires qui l’auraient tué au terme de plusieurs jours de torture d’autre part.

Si ces allégations n’ont aucune valeur juridique, elles accréditent les suspicions solides concernant l’implication des services de renseignements égyptiens dans la mort du jeune homme – les traces de torture observés sur son corps faisant office de signature. La version officielle de l’histoire est insultante et dangereuse : d’après les autorités égyptiennes, Regeni aurait été tué par une bande de malfaiteurs se déguisant en policiers pour enlever et tuer des étrangers, malfaiteurs fort heureusement abattus la semaine précédant cette grande révélation dans une altercation avec la police, laquelle aurait retrouvé par la suite les effets personnels de Giulio au domicile de l’un d’eux. La grossièreté de la supercherie frise le ridicule : le ministère de l’Intérieur s’est ainsi empressé de publier des photos de la découverte sur sa page Facebook, espérant sans doute ainsi prévenir le conflit diplomatique qui se profile entre l’Italie et l’Égypte – fort lentement il est vrai, les accords gaziers entre les deux pays n’y sont certainement pas étrangers. Peine perdue : les moqueries ont fusé de tous côtés, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Égypte. Il faut donc s’attendre à ce qu’un bouc émissaire plus crédible soit sacrifié d’ici peu, face à l’agacement croissant des autorités italiennes – qui ont fini par rappeler leur ambassadeur au Caire – mais aussi face à un regain de mobilisation intérieure1. Tout porte à croire que ce sera l’enquêteur en charge de l’affaire Regeni, qui n’est autre que Khaled Shalaby, le chef du département de police de Giza où le jeune homme aurait passé quelques jours. Shalaby, que la jeunesse égyptienne surnomme le « boucher » depuis les années 2000 et quelques affaires qui lui ont valu une terrible réputation. Sur l’issue politique et diplomatique de l’affaire, au fond il y a peu à espérer, tant le soutien de nos démocraties au brutal régime militaire égyptien semble indéfectible. Une preuve supplémentaire nous est fournie ces jours-ci par la visite de François Hollande au Caire, l’occasion pour notre démocratie de signer de nouveaux (et juteux) accords commerciaux avec le régime militaire2.

Mais Giulio Regeni est devenu un étrange symbole. Symbole tout d’abord de la brutalité de la répression policière égyptienne. D’aucuns ont souligné la couverture médiatique exceptionnelle dont a bénéficié l’affaire par rapport aux milliers de cas de disparitions forcées d’anonymes égyptiens, commentant avec amertume le double standard face à la mort selon que l’on sera égyptien ou ressortissant européen. La question a été balayée d’un revers de main par les activistes égyptiens eux-mêmes, qui ont fait déferler une immense vague de solidarité en acte, en allant manifester devant le consulat italien le jour suivant la découverte du corps dans un fossé, au péril de leur propre sécurité. Le slogan « Giulio Regeni est des nôtres » s’est rapidement imposé et le jeune homme a accédé malgré lui au statut de martyr. La mère d’un autre martyr tristement célèbre, l’Égyptien Khaled Saïd, s’est d’ailleurs adressée à la mère de Giulio Regeni, établissant le parallèle entre les sorts tragiques des deux enfants3. De « Nous sommes tous Khaled Saïd » à « Giulio Regeni est des nôtres », une ligne court qui résiste tant bien que mal à cinq ans de violences et de désillusions politiques brutales. Regeni, mort comme un Égyptien, a ainsi accédé au statut de symbole national et international, dont le mérite pourrait être de faire apparaître au grand jour les exactions du régime.

Car Giulio Regeni incarne également une autre figure, partiellement niée, souvent moquée, mais à laquelle il faut bien rendre justice. Nombreuses en effet ont été les réactions fustigeant l’inconscience du jeune chercheur, la dangerosité de son sujet, le choix de ce terrain égyptien. Accabler la victime et non le bourreau – et ses soutiens – est devenu d’une banalité terrifiante. Qu’allait-il faire là-bas ? Pourquoi chercher les problèmes ? Pourquoi ne pas rester au chaud dans notre Europe confortable ? C’est la réaction que l’on pourrait qualifier de naturelle, tant elle semble partagée aujourd’hui. Une telle réaction ignore les blocages économiques et professionnels auxquels est confrontée la jeunesse italienne en particulier – le népotisme universitaire pousse les jeunes chercheurs à une mobilité internationale importante. Mais, au-delà de ces nouvelles migrations généralement occultées, c’est le caractère proprement politique de la présence du jeune homme en Égypte, qui est niée.

La frontière eux/nous s’est solidifiée avec la lente agonie de l’internationalisme. La convergence internationale des luttes paraît plus que jamais impossible. La méfiance a priori envers les élans de solidarité venant de jeunes étrangers correspond à trois réserves, qui elles-mêmes correspondent à trois lieux d’énonciation différents : naïveté, orientalisme ou ingérence. Selon le lieu d’où l’on parle, voilà les trois reproches adressés avec une belle constance à ceux qui envisagent l’idée de s’engager aux côtés de révoltes qui ne sont pas d’abord les leurs. Il faut entendre ces reproches. On connaît trop les ravages de ces « bonnes intentions », l’enfer en est pavé : fantasmes humanitaires, velléités de « sauvetage » et obsessions tiers-mondistes ont trop souvent précipité la négation des sujets politiques qu’il s’agissait justement de sauver. Nous observons ce phénomène de façon particulièrement éclatante aujourd’hui lorsque l’on aborde la question des femmes dans le monde arabe, où la réification des unes n’a rien à envier à la diabolisation des autres, avec pour résultat une double objectivation des femmes arabes qui prend pourtant ses racines dans une intention louable. Voler au secours des subalternes, que cela soit ici ou ailleurs, est toujours hautement suspect – quelle y est la part de narcissisme du sauveteur ? – et ravageur dans ses effets puisque cela conduit au maintien de formes d’aliénation.

Pour autant, ce tableau ne saurait recouvrir complètement l’éventail des possibles politiques hérités de l’internationalisme. Le ridicule contemporain attaché à l’idée de « citoyen du monde » est-il à ce point indécrottable ? Comme depuis le début de l’affaire Regeni, les mots et la dignité de la mère de Giulio, Paola, frappent par leur justesse : « Giulio était un citoyen italien, un citoyen du monde qui aurait pu aider de nombreuses personnes en Égypte et au Moyen-Orient. Il était clairvoyant, c’est pourquoi il avait appris l’arabe et s’intéressait à l’économie et à la marginalisation… Mais Giulio n’était pas parti à la guerre. Ce n’était pas un journaliste. Ce n’était pas un espion. C’était un jeune homme contemporain, du futur, qui étudiait. Il était parti faire sa recherche et il est mort sous la torture. » Le destin tragique du jeune homme interdit de considérer son engagement – et celui de tant d’autres – comme ridicule. Il est grand temps de reconnaître ce que nous devons aussi à ces luttes qui nous sont étrangères. Et de réhabiliter une nouvelle forme de cosmopolitisme politique.

« Il me semble que pour Regeni, il ne s’agissait pas uniquement d’écrire une thèse, commente le chercheur et journaliste égyptien Amro Ali. La tumultueuse Égypte était le lieu où, en tant qu’étudiant, son identité politique avait pu s’épanouir sur des modes créatifs qui ne lui étaient pas permis en Italie. » Nonobstant l’éventuelle naïveté de cette position, il faut tout de même reconnaître ce qu’a pu être le Caire pendant deux ans pour toute une génération de chercheurs (dont l’auteure de ces lignes), de journalistes confirmés ou en devenir, d’aventuriers, venus se frotter à une révolution qui n’était pas la leur. Sur la place Tahrir se sont projetées aussi, en mode mineur, outre les possibles du peuple égyptien, les aspirations politiques de jeunes générations étrangères politiquement asphyxiées dans leurs pays d’origine. Au cours de l’année 2011, avec la concaténation des mouvements des places, le poids symbolique de la révolution égyptienne– et avant elle tunisienne – fut véritablement extraordinaire. Les manifestants du 15M ou d’Occupy brandissant des pancartes « Nous sommes Tahrir » font d’ores et déjà partie des images iconiques de cette année-là. A côté des élans de solidarité symboliques, sympathiques mais peu engageants, d’autres plus minoritaires, moins visibles, plus discutés et discutables se sont manifestés : alors que de nombreux « bi-nationaux » sautaient du jour au lendemain dans des avions pour revenir au pays et participer à la fête révolutionnaire, des jeunes dont l’histoire personnelle ne justifiait rien par rapport aux premiers, sinon une commune absence de perspectives politiques, ont atterri là. En soi, Tahrir a sans doute été un espace de projection idéalisé, mais des sensibilités politiques s’y sont formées. Aux côtés de ces gens, jeunes ou moins jeunes qui demandaient le respect de leurs libertés et droits fondamentaux, ce fut une école de la ferveur collective, de la violence et du cynisme aussi, des erreurs stratégiques et de la désillusion enfin. De ce petit monde de possibles que reste-t-il aujourd’hui ? Des aspirations brisées et des ruines de part et d’autre. La chose est suffisamment documentée.

Le parallèle avec la guerre d’Espagne s’impose et doit être analysé. À cette époque de déflation des idéologies, que l’on dit dépourvues de figures mondiales fédératrices, il y aurait quelque chose de subversif dans l’engagement aux côtés de combattants étrangers pris dans des luttes nationales. L’espace international est-il en voie de fragmentation ? La seule option qui s’offre à nous serait celle du repli sur soi, dit-on (pas pour tout le monde évidemment). Si une guerre d’Espagne moderne se joue aujourd’hui, c’est peut-être aux côtés des combattants de Kobanê, des combattantes de Rojava. Certains décident d’y aller, très peu nombreux. Ils font l’objet de critiques : méconnaissance des enjeux réels, eaux troubles dans lesquelles se débattent certains mouvements, sensationnalisme. En face, le djihad mené par l’organisation État Islamique attire lui aussi des combattants. Ici pas de ridicule, ou si peu (l’islam pour les nuls ? le néo-orientalisme de soldats zélés mais dépourvus de culture arabo-musulmane ?). De l’effroi plutôt. Ici, on trouve bien une idéologie et des leaders fédérateurs, mais pas ceux que l’on voudrait. Le djihadiste est-il l’incarnation contemporaine du citoyen du monde ? Il est en tout cas l’insupportable et inadmissible avatar d’une forme d’engagement international4

Prenons garde à ne pas idéaliser le cosmopolitisme, ambigu à bien des égards. Une profession de foi cosmopolite ne saurait masquer les inégalités internationales, comme celles qui ont trait à la mobilité. Si un Italien ou un Français peuvent bien venir faire la révolution en Égypte, l’idée d’un Égyptien ou d’un Syrien venant manifester sa solidarité là-bas en France semblera incongrue voire suspecte. Pendant qu’un djihadiste de Lunel s’envole facilement vers la Syrie pour y faire la guerre, ceux qui fuient cette même guerre sont parqués dans des camps à nos frontières ou sur nos rives. Ces indéniables inégalités entre « citoyens du monde » ne doivent pas discréditer pour autant les formes de solidarité telles que celles incarnées par Regeni : apprendre la langue arabe, s’informer, rester humble et respectueux devant les engagements de ceux qu’il côtoyait. Malheureusement, la recherche est également devenue une activité à risque en Égypte et c’est une des tristes leçons de cette épouvantable affaire. Comme le dit si bien Paola Regeni, pour Giulio comme pour d’autres il ne s’agit pas de faire la guerre, ni de sensationnalisme, mais de construction lente et patiente de véritables connaissances sur une région du monde à la fois trop présente, et trop partiellement présente. Des connaissances dont on ne semble vouloir ni ici, ni là-bas. La question linguistique est moins anodine qu’il n’y paraît, surtout dans cette région du monde. La méconnaissance de l’arabe – et sa méconnaissance programmée également dans nos pays, voir à ce sujet le Livre blanc des études françaises sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans5 – nous condamne à un regard partiel sur un monde qui nous arrive toujours filtré. D’où cet amer constat du chercheur Yves Gonzalez-Guijano, largement partagé : « Tant que notre regard sur le monde arabe (et musulman) fera preuve d’une curiosité aussi sélective que paresseuse, tant qu’on restera incapable de s’intéresser à tout cet arrière-plan intellectuel et culturel, tant qu’on manifestera autant de “crasse ignorance” vis-à-vis de ce qui se passe à l’extérieur des écrans multiples qui nous servent de radars sur la marche du monde, le “choc des civilisations” ne pourra que se confirmer. »

Cela vaut bien entendu pour l’ensemble des chercheurs et de ceux qui cherchent à construire un savoir méthodique et rigoureux sur les mondes étrangers. Que la recherche puisse devenir activité politique à part entière n’a rien de nouveau, mais dans ce champ particulier que sont les études arabo-musulmanes, une mutation est en cours depuis une quinzaine d’années. La figure du chercheur incarnée par Regeni est l’une des formes possibles d’un cosmopolitisme contemporain. La solidarité envers les chercheurs sur place doit aussi être un enjeu pour nous aujourd’hui. Solidarité et non soutien, pour se prémunir des tentations de passivité et de paternalisme. C’est le sens que doivent ainsi prendre des initiatives telles que les Universitaires pour la Paix et la solidarité qui s’exprime envers les universitaires de Turquie réduits au silence par le régime d’Erdoğan. Pour l’heure nous tâtonnons, mais d’ores et déjà, réclamons avec les citoyens égyptiens et italiens « la vérité pour Giulio », car nous ne parviendrons à réinventer le « citoyen du monde » qu’à la condition de lui rendre justice.