La compagnie NAJE, ou « Nous n’abandonnerons jamais l’espoir » selon l’expression d’Hannah Arendt, a été fondée en 1997 par Jean-Paul Ramat et Fabienne Brugel*. Elle réunit une dizaine de comédiens professionnels, une cinquantaine d’amateurs réguliers venant de tous les milieux sociaux et une multitude de participants ponctuels. Elle se présente comme une « compagnie théâtrale professionnelle pour la transformation sociale et politique, qui pratique le Théâtre de l’Opprimé, méthode d’Augusto Boal »[1]. Le Théâtre de l’Opprimé est pensé comme un déclencheur de conscientisation politique, préalable pour générer des luttes. À ce titre, il se rapproche du community organizing, même si dans ce dernier, c’est à travers les campagnes et l’action collective que se constitue le moment clé de la formation politique. Les rôles ne sont cependant pas toujours aussi tranchés. Les compagnies de théâtre peuvent initier et encourager des luttes, tandis que les collectifs peuvent rechercher du côté de l’éducation populaire le moyen de ne pas s’en tenir à l’organisation de leaders associatifs. Fabienne Brugel revient sur les différentes formes d’intervention de la compagnie Naje, incluant la campagne des Fralib. Finalement, les fondements du Théâtre de l’Opprimé sont-ils différentes de ceux du community organizing ?

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Fabienne, vous avez longtemps travaillé avec Boal[2]. Vous vous êtes aussi beaucoup inspiré d’Alinsky et de son manuel[3]. Il semble qu’il y ait un socle commun entre le Théâtre de l’Opprimé et le community organizing. Quelles sont les similitudes entre les deux démarches ?

 Saul Alinksy et Augusto Boal ont formé ma conscience politique et mon envie d’agir, c’est ce qui m’a formé politiquement. Le Théâtre de l’Opprimé et le community organizing sont très proches, il y a des proximités fortes entre la manière de voir le monde, sur le pragmatisme par exemple. On n’est pas dans la haute voltige d’idées, même s’il y en a aussi, des idées. On est dans : « concrètement, on a un problème, qu’est-ce qu’on fait, quelle est la lutte qu’on mène ? ». Et on part des gens, de leur récit. On essaye de ne pas leur imposer des idées sur ce qu’ils devraient faire, parce que de toute façon ils ne le feront pas… Il s’agit de voir avec eux ce qu’ils peuvent développer comme moyens de lutte individuelle ou collective. Moi, je ne crois que dans la lutte collective, mais il faut aussi entraîner les gens à lutter individuellement, parce que ça va ensemble.

Vous construisez des séquences théâtrales à partir de récits d’histoires vécues. Quand vous faites forum, le spectacle est joué une première fois devant le public, puis certaines séquences sont rejouées et les spectateurs peuvent monter sur scène prendre le rôle d’un des protagonistes afin de transformer la situation. L’animateur facilite le débat en reformulant les situations et les représentations à l’œuvre dans les scènes jouées et en demandant son avis à la salle. Cette mise en récit de situations d’oppression, ce théâtre-forum qui invite à changer le réel, c’est déjà lutter ou c’est une préparation à la lutte ?

 Ça peut déjà être une lutte de monter une scène qui dénonce de l’injustice, parce qu’elle va être diffusée collectivement et portée au débat public. C’est une manière d’agir sur le monde, sur les consciences, même si c’est hors sol. Mais c’est aussi une forme d’organisation à la lutte parce qu’on passe par l’émotion provoquée par cette expression. C’est tout un processus, parce que toute émotion n’est pas bonne à garder : si la colère ou la tristesse empêche d’agir ou de trouver des stratégies intelligentes, il faut se la calmer, l’orienter de manière à être dans la pensée stratégique du rapport de forces. En fait, on analyse le monde au théâtre de l’opprimé comme Saul Alinsky, de la même manière ! Dans le rapport de forces, il s’agit de savoir où je suis, quels moyens j’ai de peser, comment je peux penser aussi avec ma tête et pas seulement avec le fait que je suis une victime. Donc c’est une forme de lutte, oui, sinon je n’en ferais pas…

Mais la limite de notre action, c’est qu’on est « hors-sol », on s’en tient à un spectacle. Il déclenche certainement des prises de conscience, sauf qu’on ne se tape pas le boulot d’être dans le quartier 24h/24, de monter des leaders, de participer à des actions. Nous, quand on a fini le théâtre, on s’en va… Il en reste quelque chose bien sûr, aux gens ensuite de trouver dans leur vie des appuis pour l’action, mais c’est vrai que nous, on ne fait pas le boulot de les organiser.

La différence, elle tient à la place de l’action concrète ? Dans le community organizing, avec l’organisation de leaders et de campagnes, on entre plus directement dans l’action. Mais est-ce que le théâtre de l’opprimé est si « hors-sol » que cela ?

Je trouve que le community organizing est une méthode géniale pour mobiliser dans les quartiers. Nous, ce n’est pas notre boulot, on s’arrête à la conscience. On monte de la colère, on monte de l’envie d’agir, on donne l’idée aux gens que collectivement ils seront plus fort, on leur donne – quand ça réussit – la confiance en leur capacité à faire des choses. En fait, je crois qu’on leur apporte toutes les prémices, toutes les bases de l’organisation…

À la limite on travaillerait ensemble, on ferait des salles remplies de gens qui discutent sur des problématiques et puis des organisateurs reprendraient ça à côté de leurs « one to one » dans la rue, on serait très complémentaires. On pourrait les appuyer, pas seulement au démarrage pour éveiller les consciences mais aussi pour continuer à creuser certaines thématiques, en accompagnement. Le théâtre de l’opprimé peut aider beaucoup le community organizing, d’ailleurs certains l’intègrent dans leurs pratiques, ça permet de faire prendre conscience, de mobiliser, de s’entraîner à des réunions, etc.

On se rejoint aussi sur l’idée que plus on est aux côtés de ceux qui luttent, mieux c’est. Il y a deux manières pour nous, à la compagnie Naje, d’intervenir en ce sens. D’abord, quand on va dans un quartier populaire jouer un spectacle sur les femmes, les discriminations, le rapport au travail ou aux bailleurs HLM, on invite les gens à se déplacer dans leur manière de voir les problèmes. Ils s’entraînent à dire collectivement « ce n’est pas normal, ce n’est pas juste, il ne faut pas qu’on se laisse faire ». La deuxième manière d’être aux côtés de ceux qui luttent, c’est quand on monte un spectacle qui parle de combats, comme celui sur Notre Dame des Landes ou les Fralib : ça permet de diffuser l’information, d’être en soutien de ces actions-là.

Oui, parce que vos spectacles, c’est la face émergée de l’iceberg… Il y a aussi tout votre travail d’éducation populaire en amont dans les ateliers, pour faire accoucher les gens de leurs récits, confronter les points de vue avec une articulation entre l’artistique et le politique, l’invitation de chercheurs et de militants. Tout cela, les organisateurs n’ont probablement pas le temps ni les savoirs pour le faire. Vous apportez quelque chose de plus que les « one to one » ou les assemblées où on choisit une campagne, non ?

Oui, je pense que prendre le temps de cette éducation populaire, ils ne le font pas dans le community organizing, puisqu’ils sont sur l’action. C’est pour ça que j’ai tendance à dire que le théâtre de l’opprimé pourrait être une préparation, les prémices de l’organisation. Mais en même temps, eux-aussi ils forment la conscience politique des gens, par l’action concrète ! Et après tout, si la personne vient faire l’action juste pour faire plaisir au voisin, sans trop avoir compris les enjeux, ce n’est pas un problème, car elle va finir, en participant à la campagne, par comprendre les rapports de force en présence.

Il n’empêche que des habitants des quartiers populaires, parfois en grande pauvreté, se sont engagés dans le temps auprès de vous, certains sont devenus comédiens, d’autres participent au spectacle national annuel. Et vos ateliers dans les structures ou collectifs peuvent s’étaler sur plusieurs mois, voire plusieurs années comme ça a été le cas à Vaulx-en-Velin.

Oui, Vaulx-en-Velin, ça a duré très longtemps, plus de cinq ans. Ca commencé avec un groupe de femmes, habitantes du quartier. Elles avaient été réunies au centre social par une femme géniale qui faisait de la dynamique de femmes, j’y allais une fois tous les quinze jours pratiquement. Tous les ans, on prenait un spectacle à faire, on reconstruisait quelque chose. Petit à petit, des hommes sont entrés dans le groupe, notamment Mohamed et Mostafa qui sont devenus tous les deux comédiens de théâtre de l’opprimé. Ils ne pas venus sur des problématiques de femmes, Mostafa est venu parce qu’il avait vu une vidéo du groupe de Vaulx qui parlait de chômage et d’emploi, ça l’a touché, car il était dans une discrimination à l’emploi terrible. Il a accroché et il est resté.

Qu’est-ce que ça a fait aux femmes, cette aventure de plusieurs années ?

Il y en a beaucoup qui ont bougé au fil du temps. Une qui était passée par de la prostitution et avait de gros soucis à l’école avec ses gamins, a fini par aborder ses épisodes de prostitution, de viol, etc. Et du coup, elle s’est mise à renégocier avec les enseignants, avec les structures de manière totalement différente. D’abord, elle était en colère : les premières années, elle les engueulait, alors qu’elle n’avait jamais dit un mot plus haut que l’autre… Et puis finalement elle a appris, elle est devenue parent d’élève, on a vu cette femme s’émanciper progressivement. Doris[4], elle était raciste au début et elle se faisait emmerder par les voisins, notamment les jeunes par ce qu’elle tenait des propos délirants sur eux. Petit à petit, elle a compris comment elle pouvait être avec les jeunes. Nafissa était une femme complètement en-dessous, cachée sous son mari, cachée sous tout, une femme-enfant qui avait eu des enfants et qui commençait à prendre un peu d’âge, qui aurait bien aimé grandir mais son mari ne voulait pas… Elle a fini par grandir, par se poser. Sa soeur Leila, qui était déjà une va-t-en-guerre, s’est impliquée plus fort dans le quartier.

C’est ce que Virginie Milliot, ethnologue qui a observé votre travail à Vaulx-en-Velin, avait identifié, cette « mise en scène et en sens de la vie »[5], le fait de rejouer le quotidien pour construire le commun. Avec tout le décentrement et l’objectivation que cela génère pour les individus.

 Oui, mais malheureusement, on ne fait quasiment plus d’interventions de long terme comme ce qu’on a fait à Vaulx. Finalement, la seule vraie intervention de long terme qu’on ait, c’est le chantier annuel et c’est hors-sol, on n’a ni partenaire ni lieu de résidence. Je ne sais pas pourquoi on a moins d’interventions de long terme, je pense que c’est depuis la crise.

Du côté des commandes institutionnelles justement, comment cela se passe-t-il ? Par exemple, vous travaillez en ce moment avec des jeunes femmes victimes de violence, à la commande d’une institution. En quoi est-ce différent, comme entrée et comme démarche, d’un atelier qui aurait été demandé par une association d’aide aux femmes victimes de violence ?

On intervient dans le cadre d’un programme expérimental mené depuis plusieurs années par les missions locales du 91. Il s’agit de formations d’un mois pour des jeunes femmes du département plutôt victimes de violence, autour de l’insertion sociale et professionnelle. C’est une commande tout à fait institutionnelle, on y intervient trois jours, on fait ce qu’ils appellent le fil rouge : on travaille avec ces femmes pour qu’elles mettent le mot « violence » sur un certain nombre de choses qu’elles vivent et qu’elles commencent à entrevoir comment elles peuvent changer leur vie. On adore ce boulot, parce que ça remue bien, on a un groupe de jeunes femmes et on voit comment elles peuvent avancer un pas chacune vers là où elles veulent aller. Normalement au bout des trois jours, il faut que chacune se soit décidée à poser un acte dans sa vie, à poser une marche. Donc c’est passionnant, y compris de ramener la lutte des femmes là-dedans, qu’est-ce que c’est que le féminisme…

Mais effectivement, ça n’a rien à voir avec un atelier qui serait monté à l’appel d’une association. Dans le cadre des missions locales, on est en contact avec des femmes qui n’ont jamais entendu parler de tout ça, qui sont au tout début, c’est vraiment la première marche. Et là, on peut dire qu’il n’y a aucune action collective dans ce qu’on fait ! Mais, déjà, si la jeune femme arrive à ne pas voir son ex-conjoint, car il la reprend dans ses mailles à chaque fois, à imaginer comment elle peut s’organiser pour ne pas le voir parce qu’elle est trop fragile pour l’instant… En réalité, c’est une approche complètement individuelle. Même s’il y a une prise de conscience collective dans le groupe sur ce que c’est que d’être une jeune femme, surtout immigrée, lorsqu’on est des situations de violence conjugale terribles.

Votre action phare, le chantier annuel, est un spectacle qui n’est pas commandé par des institutions mais soutenu par des partenaires et en partie autoproduit. Il est préparé en groupe pendant plus de six mois par la troupe professionnelle et une cinquantaine d’amateurs venant de toute la France, avec une attention à ce que les précaires viennent et restent jusqu’à la représentation. Vous avez travaillé par exemple sur la transformation des services publics (Pauvres administrés), l’organisation collective des pauvres (La force des gueux), le travail (Le chantier), la grande pauvreté (Les invisibles), la manière dont nous traitons les sans-papiers (Les étranges) ou encore les normes (Voyage en grande Normalie). Cette année, le chantier annuel a pour thème la famille, vous avez commencé en décembre dernier à soixante, dont une bonne douzaine n’ayant pas participé à l’édition précédente[6]. Quelle est la proportion des classes populaires dans les participants ?

C’est un quart, on aimerait que ce soit un tiers. Cette année, on a augmenté le nombre de classes populaires et réduit le nombre de classes moyennes. Pour mobiliser les précaires et les pauvres, certains viennent via ATD Quart monde, beaucoup via nos ateliers. Par exemple Clara, comédienne, travaille depuis deux ans à la commande du conseil départemental du Doubs avec des éducatrices et mères de familles d’enfants pris en charge par l’Action éducative à domicile (AED). Elle a fait au début un travail avec les ados, puis avec les mères, maintenant on continue avec les mères et un petit groupe d’ados, on travaille sur la difficulté d’être mère. Deux de ces femmes participent au chantier cette année. Elles sont dans le Doubs, elles n’ont jamais pris le train, l’une sort peu de son village, dans lequel il n’y a pas de transport public, c’est l’autre qui va venir la chercher. Elles ont fait deux ans d’atelier avec nous là-bas, elles ont beaucoup aimé et puis maintenant c’est un grand engagement, sur 15 week-ends entre décembre et juin, il faut faire garder les enfants, s’organiser quand il y a les maris, il faut prendre le train, le métro et tout ! Les gens dans la précarité sont souvent plus fragiles dans leur participation. L’an dernier, l’un d’entre eux a fait presque tout le chantier jusqu’au bout et puis il a été hospitalisé juste avant la fin. Une autre, sans papiers, a trouvé du boulot donc est partie… On en perd dans l’année !

Comment ça se passe pour les plus pauvres ?

Lucette[7], de santé très fragile, fait des heures de train pour venir tous les mois. Nous payons le train aux personnes aux minima sociaux, pour qu’elles puissent venir, d’où qu’elles soient. Depuis des années Lucette participe à ce chantier, elle dit qu’elle s’y sent bien. Elle a quitté le racisme, elle s’est mise à voir les sans-papiers… Sophia, elle tient des propos racistes régulièrement, mais quand il a fallu soutenir une femme sans papiers membre du groupe elle l’a fait très fortement. Denise elle, était déjà militante, elle participe à plein de trucs, c’est notre « précaire de luxe » comme elle dit, parce qu’elle est rigolote, elle croque la vie, elle dit qu’avec nous, elle se fait sa conscience politique et qu’elle se l’entretient. Certains parlent de conscience politique, d’autres de thérapie, d’avoir l’impression d’avoir trouvé une famille… C’est important d’avoir des lieux où tu existes, où tu es valorisé quand tu ne l’es pas bien dans la vie. Ça donne des forces.

Venons-en au spectacle « Les bâtisseurs ». Dans le cadre de votre chantier annuel de 2013 sur la propagande, vous aviez deux grandes séquences dans le spectacle, l’une sur la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, l’autre sur la scop des ouvriers Fralib dont l’entreprise a été délocalisée. Jouer ces scènes, c’est une forme de campagne ?

Oui, c’est une campagne, au sens où on raconte une histoire qui pose des questions. Par exemple sur Notre Dame des Landes on était clairement contre l’aéroport donc on a valorisé le travail tant des zadistes que des agriculteurs du coin qui luttent contre ce projet. On a essayé de déconstruire le discours officiel là-dessus, par exemple avec la scène où la responsable de la commission locale du débat public arrive en faisant l’avion… On informe des gens qui ne sont pas forcément au courant ou qui en ont un peu entendu parler mais qui ne sont pas mobilisés là-dessus, pour les alerter, les sensibiliser à cette lutte.

Votre public, qui est particulier parce qu’il peut faire forum, monter sur scène, peut à ce moment-là récupérer des tracts, des moyens de s’engager dans la lutte ? Quand vous dites « on mobilise », ça veut dire quoi ?

On essaye de donner l’idée aux gens qui fabriquent le spectacle avec nous qu’ils peuvent faire des choses, d’ailleurs on leur donne les adresses des comités d’aide, en disant vous pouvez faire quelque chose. On diffuse des informations soit dans les ateliers, soit dans les comptes-rendus qu’on fait ensuite. Les personnes du public du spectacle peuvent monter sur scène et au-delà discuter avec nous, chercher des informations ensuite sur internet ou autres, signer les pétitions, s’engager dans des groupes d’actions, etc. On n’a touché que 800 personnes au final sur Notre Dame des Landes : c’est le nombre de spectateurs qu’on a eu sur le spectacle « Les bâtisseurs ». Sur les Fralib, on a touché davantage de monde, parce qu’on a aussi fait des actions de rue.

Pouvez-vous raconter ce que vous avez fait avec les Fralib[8] ?

Fralib, on s’est pris d’affection pour eux parce qu’on trouvait que c’était une lutte exemplaire et symbolique, une lutte qui peut gagner dans un monde où on perd beaucoup. On a commencé à se renseigner sur leur lutte, à aller les voir, on a construit une scène sur eux et on les a invités à venir la voir. Quatre sont venus, c’était une superbe expérience pour tout le monde, pour eux comme pour nous. Pour eux, ça leur renvoyait une image complètement épique de leur lutte, ça la magnifiait, par rapport aux difficultés quotidiennes dans lesquelles ils étaient. Ce n’est pas toujours simple une lutte collective, c’est comme dans la vraie vie, y’a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre… Les mecs du syndicat ils sont géniaux et en même temps il y a des luttes de pouvoir, bref, tout est compliqué. Comme ils étaient là dans la salle, on a fait des ateliers ensuite pour discuter de la manière dont nous, citoyens, nous pouvions procéder pour les soutenir, pour lancer des campagnes, trouver les moyens de lutter contre Lipton. Il y a des participants au spectacle qui ont mené des actions après, certains sont allés coller des affiches, distribuer des tracts… On n’a pas fait ça plus de quelques mois, parce qu’il aurait fallu entretenir cette dynamique avec les Fralib, or eux étaient trop pris par le montage de leur Scop et nous, c’est vrai qu’on ne peut pas passer notre vie à être pour la cause des Fralib tout seuls comme ça.

En tous cas, leur présence dans nos ateliers a été d’une grande richesse parce que les gens donnaient des idées et les Fralib disaient « ça, on l’a déjà fait, ça c’est une bonne idée », etc. Et cette expérience a participé à la remobilisation des Fralib. Ils ont gagné d’ailleurs, ils ont fini par obtenir d’Unilever en 2014 non pas le nom « Elephant », mais assez d’argent pour lancer leur Scop[9]. J’espère que ça va tenir. Leur marque, c’est le nombre de jours de grève qu’ils ont fait : 1336.

Après le spectacle, la même année, on a aussi fait des actions de rue sur le boycott. C’est la compagnie Naje qui a mené cela, c’est-à-dire les comédiens professionnels, bénévolement bien sûr. On a monté avec Attac une campagne d’appui aux Fralib et d’appel au boycott du thé Lipton. Attac a fait des tracts qu’ils distribuaient, nous en parallèle on faisait du théâtre de rue dans les magasins, dans les rues, on s’est mis en clown et tout. On a joué de nombreuses fois pour essayer d’expliquer aux gens pourquoi il ne fallait pas boire de Lipton. Des militants d’Attac ont fait pareil que nous, un peu partout en France. On était vingt à chaque fois, c’est une sacrée mobilisation, faut repérer le magasin, cela prend la journée entière, il faut se réunir avec les gens d’Attac qui étaient avec nous quand on jouait. On n’a pas assez de force pour le faire partout, tout le temps, mais j’aime bien faire ce type d’actions, j’aime bien discuter avec les gens, leur expliquer l’histoire des Fralib, sortir tous les arguments, les faire parler autour de ces questions.

Cette campagne a bien pris. C’est une des rares fois que j’ai pris mon téléphone en me disant, là, il faut aussi savoir passer à l’action : j’ai appelé le président d’Attac « Écoute, il faudrait faire un truc, il faut vous mettre en lien », je l’ai mis en contact avec une personne au Parti de gauche, et voilà, ça s’est fait entre eux. J’ai senti que ces deux personnes avaient une bonne oreille sur cette lutte et que si je les mettais en lien, ça n’allait pas manger ma vie de participer à des actions, c’est-à-dire que j’avais les outils en main pour lancer quelque chose. Sinon, on est trop petits, nous, on ne pèse rien !

En tous cas, c’est vrai que c’est une des rares fois où on s’est dit qu’il y avait une campagne d’information à faire, parce qu’on sentait bien que l’opinion allait jouer sur la décision d’Unilever. C’est le principe bien étudié par Saul Alinsky, selon lequel ce sont les portemonnaies ou l’image qu’il faut attaquer, dans la lutte, pour être efficace.

Est-ce que cela arrive que des collectifs de lutte fassent appel à vous ou vous demandent conseil sur la manière de pratiquer le théâtre de l’opprimé ?

Chez ATD (Agir Tous pour la Dignité) Quart Monde, ils utilisent le théâtre-forum comme une étape de la co-formation par le croisement des savoirs et des pratiques, mais eux ils sont complètement autonomes, ils n’ont pas besoin de nous, ils s’apprennent les uns les autres, ce qui est bien. Fralib, c’est nous qui sommes allés les voir, on leur a couru après… À Notre Dame des Landes, on n’a jamais abouti à ce que ça se fasse vraiment sur place. Certains qui vivent là-bas en font un peu, un groupe de femmes et d’homos le pratiquent, mais malgré tous les contacts qu’on a faits sur place, on n’a pas réussi à monter des ateliers. Parce que la vie dans la ZAD est compliquée, désorganisée, il faudrait qu’on y habite en fait ! Et puis, ils ont d’autres problèmes que de faire du théâtre forum.

Parfois, ce sont d’anciens participants ou spectateurs qui nous contactent pour lancer quelque chose. Par exemple, hier soir on a reçu un mail d’une ex-participante d’un chantier national qui dit qu’elle milite contre les centres de rétention et elle demande à Naje de l’aider à monter des scènes sur les centres de rétention. Tant mieux, on va essayer de le faire ! Ça, c’est bien dans le cadre « être aux côtés d’un groupe qui milite déjà et appuyer son action » et cela nous arrive souvent. Parfois bénévolement, parfois avec une rémunération, on monte un atelier et on voit si ça aboutit à un spectacle.

Un autre exemple, la Confédération Nationale du Logement (CNL) du 94 se dit qu’elle veut sensibiliser les locataires des logements sociaux sur la nécessité de se réunir collectivement pour lutter, qu’elle n’y arrive pas parce que les gens ne viennent pas aux réunions… Et hop c’est parti, on va faire des scènes avec eux sur les questions de logement, c’est eux qui vont les jouer, comme ça ils pourront aller les jouer en pied d’immeuble. C’est être du côté de ceux qui luttent et qui ont un objet, une demande précise de cet outil-là pour accompagner leur lutte, la développer ou pour toucher d’autres types de gens.

Vous dites souvent que la sortie de l’impuissance doit venir des gens, que vous n’êtes pas là pour les guider. Est-ce qu’on n’a pas là une tension, présente dans toutes les démarches d’empowerment, entre le fait d’encourager les gens à mener des actions et l’exigence démocratique de ne pas décider à leur place ?

Oui, mais quand on fait une campagne, on est aux côtés de « l’opprimé », qui n’est d’ailleurs plus seulement un opprimé ; c’est aussi un lutteur quand il entre en lutte individuelle ou collective. Jouer des scènes sur Notre Dame des Landes ou les Fralib, ce sont des campagnes de sensibilisation pour convaincre ou aider les gens à comprendre ce qui se passe. On ne pas dit à l’opprimé ce qu’il faut qu’il fasse ! On est à son service et à ses côtés dans sa lutte.

Après, effectivement c’est toujours compliqué parce qu’on a tous nos idées sur le monde. Par exemple, on est en train d’intervenir avec Farida à Ris-Orangis sur le rapport à la santé. Ce qui se discute, c’est qu’il n’y a pas assez de médecins sur la ville, on discute de l’AME-CMU[10] bien sûr, et aussi ça discute beaucoup dans le groupe sur la question des génériques. C’est extraordinaire, les gens qui sont dans la misère ne veulent pas prendre de générique ! Nous les classes moyennes, la plupart, de gauche, on défend les génériques… On a fait un débat d’une matinée  : est-ce que les génériques sont de moins bons médicaments ou des meilleurs ? Est-ce que les génériques sont du lobbying ou une lutte contre le lobbying des laboratoires pharmaceutiques ? Alors oui, on a nos idées sur les médicaments génériques, on va chercher les chiffres pour leur donner des données précises, on essaye de les convaincre qu’ils ont plutôt intérêt à voir le monde du côté de la gauche. Mais c’est toujours compliqué, parce qu’on ne va pas mener les actions à leur place. Si on veut que les gens arrêtent de se laisser faire, on ne doit pas les guider, on doit trouver le moyen de libérer leur critique citoyenne et leur créativité.

[1] http://www.compagnie-naje.fr

[2] Augusto Boal, 1997 [1978], Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé, La Découverte.

[3] Saul Alinsky 1976 [1971], Manuel de l’animateur social. Une action directe non violente, Seuil.

[4] Les prénoms ont été modifiés.

[5] V. Milliot, Quand la cité investit la culture pour redéfinir l’espace commun. Approche anthropologique des déclinaisons contemporaines de l’action culturelle à Vaulx-en-Velin, Ed. Autrement dit, 1998.

[6] http://www.compagnie-naje.fr/category/le-chantier-de-lannee/

[7] Les prénoms ont été modifiés.

[8] Les anciens salariés de Fralib, filiale de production de thé Lipton et d’infusions Elephant d’Unilever, ont mené une lutte de 2010 à 2014, après la décision du groupe anglo-néerlandais Unilever de délocaliser la production de Gémenos (Bouches-du-Rhône) en Pologne.

[9] En mai 2014, après avoir fait annuler en justice plusieurs plans de sauvegarde de l’emploi, les salariés en grève avaient réussi à arracher à Unilever un accord de fin de conflit d’un montant total de 19,26 millions d’euros pour pouvoir monter leur projet, y investissant toutes leurs indemnités de licenciement. Depuis 2015, Scop-Ti, société coopérative ouvrière provençale de thés et infusions, commercialise le thé « 1336 », en référence au nombre de jours de leur grève. cf. http://www.scop-ti.com/

[10] Aide médicale d’Etat – Couverture maladie universelle.