Les inquiétudes suscitées par la prolifération des fichiers ne sont certes pas une nouveauté, mais elles n’ont sans doute jamais été aussi vives qu’au cours des an-nées 2008 et 2009. La résistance à la création du fichier Edvige, les polémiques autour de « Base-Élèves », les annonces de création de nouvelles interconnexions entre fichiers, de l’ajout d’informations dans les fichiers de police, l’émergence de nouvelles techniques de contrôle fondées sur la biométrie et la généralisation de la vidéosurveillance nous rappellent que la question du contrôle de l’information personnelle est d’une brûlante actualité. Une actualité qui ne se laisse pas facilement décrypter. La sophistication des méthodes de contrôle, de ciblage et de profilage qu’autorisent les avancées technologiques constitue-t-elle une nouveauté significative ? Ces nouvelles techniques engagent-elles un saut radical dans les capacités de surveillance et de qua-drillage de la population ? Et surtout à qui profite le crime ?
Il ne fait pas de doute que les libertés individuelles et collectives ont été fortement entamées par l’extension des ramifications institutionnelles et le recueil d’informations personnelles pour alimenter des bases de données toujours plus interconnectées. On se souvient qu’en 1974 déjà, le scandale public provoqué par l’annonce du projet Safari d’interconnexion de l’ensemble des fichiers administratifs avait conduit à l’adoption de la loi Informatique et libertés et à la création de la Cnil en janvier 1978.
Trente ans après, les résistances se développent. Le tournant salutaire s’est cristallisé autour du fichier Edvige, créé par décret en juillet 2008. L’opposition massive à ce fichier s’est étendue bien au-delà du cercle des organisations de défense des droits fondamentaux et des libertés, notamment celles militant dans le champ des techniques de surveillance et de contrôle. Cette opposition a fini par faire reculer le gouvernement, obligé de retirer son décret en septembre 2008. Le fichier Base Élèves constitue un second foyer de mobilisations transversales qui se développe malgré les sanctions sévères imposées aux enseignants et directeurs d’écoles réfractaires au fichage des enfants. Les professionnels de la petite enfance, qui s’étaient déjà manifestés dès 2006 par le refus d’un « déterminisme de la délinquance », poursuivent la mobilisation suscitée par la pétition « pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de trois ans ». Les agents et syndicats d’autres services publics s’insurgent contre le contrôle social qu’on les force à exercer. Au-delà des résistances professionnelles ou sectorielles, le rejet de la vidéosurveillance s’organise. Le fichage biométrique et génétique suscite également la mobilisation contre lui : le projet Ines de carte d’identité biométrique a pris un net retard après avoir été freiné en 2005 ; le refus du fichage ADN se poursuit, occasion-nant de nombreux procès aux militants.
Des campagnes nationales sont organisées, des Appels sont lancés qui, s’ils concernent les libertés plus généralement, font une part importante à la question du fichage. Des ouvrages sont publiés sur la surveillance et le contrôle social. Plusieurs revues, dont Mouvements avec ce numéro, y consacrent des dossiers spéciaux. Des colloques sont organisés pour en débattre.
L’effervescence gagne aussi les acteurs institutionnels. La mobilisation contre Edvige a donné lieu à un rapport d’information sur les fichiers de police, conjointement rédigé – le cas est assez rare pour être souligné – par une députée socialiste et un député de l’UMP, et adopté en mars 2009 par la Commission des lois de l’Assemblée nationale. Le Sénat n’est pas en reste, bien que soucieux de se démarquer de la question des fichiers de police, avec un rapport de deux sénateurs, l’un centriste l’autre radicale de gauche, consacré à « la vie privée à l’heure des mémoires numériques » et adopté par la Commission des lois du Sénat en mai 2009. Ces deux rapports ont servi de fondements à deux propositions de loi. La première a été enterrée en grande pompe par le gouvernement et les députés de la majorité. La seconde a été dénaturée en première lecture au Sénat. Alors qu’elle se voulait pédagogique et protectrice des citoyens, en particulier les plus jeunes, dans leur usage des outils numériques pour mieux maîtriser les risques – ou avantages pour certains – liés à l’exposition de soi, par exemple dans l’usage des réseaux sociaux, elle inclut à présent des dispositions réduisant le contrôle démocratique sur les fichiers de police et de renseignement !
Le gouvernement s’affaire quelque peu : le secrétariat d’État à l’économie numéri-que se penche sur « le droit à l’oubli numérique », mais il s’agit de protéger les utilisa-teurs surtout contre eux-mêmes, un peu contre l’utilisation commerciale de leurs don-nées, et pas du tout contre la collecte et le traitement des informations par l’administration, qui ne sont nullement mis en question.
Mais que fait la Cnil, alors ? Ce qu’elle peut, c’est-à-dire de moins en moins, depuis qu’elle s’est elle-même rogné les ailes lors de la révision de la loi Informatique et li-bertés en 2004. Malgré les constantes dénégations de son président – qui fut rapporteur de cette loi au Sénat – la Cnil a bel et bien perdu de ses pouvoirs quand son avis sur les textes réglementaires est devenu uniquement consultatif. Dès l’année suivante, la série des décrets et arrêtés de création de fichiers passant outre l’avis de la Cnil sur des dis-positions cruciales a été entamée : fichier des hébergeants d’étrangers en court séjour (août 2005), fichier Eloi des étrangers expulsables (juillet 2006, puis décembre 2007), base de données centralisée du passeport biométrique (avril 2008), premier fichier Edvige (juin 2008), fichier biométrique Oscar des étrangers bénéficiant de l’aide au retour (décembre 2009)…
La réalité est que la Cnil ne fait plus barrage, tant elle craint plus que tout d’être qualifiée de technophobe et réfractaire au progrès technique. Cette évolution est clairement perceptible avec l’usage de la biométrie : la Cnil s’est d’abord résignée au contrôle d’accès biométrique pour les cantines scolaires, allant jusqu’à produire une « autorisation unique » qui, moyennant le respect de certaines conditions, simplifie la démarche et rend anodine l’utilisation de la biométrie dans ce contexte. Elle vient d’autoriser l’expérimentation d’un système de paiement bancaire avec authentification du réseau veineux du doigt (nul doute que le procédé se popularisera, au point qu’on verra bientôt l’adoption d’une « autorisation unique » pour cet usage) et d’une base de données centralisée d’empreintes digitales pour contrôler l’identité des patients en radiothérapie. Dans les deux cas, la Cnil a jugé le procédé « proportionné » aux buts poursuivis.
Les exemples de banalisation gestionnaire se multiplient. Le recours aux fichiers par l’ensemble des administrations devient aussi massif qu’anodin. On accumule des données dans l’objectif de surveiller ou contrôler des populations que, ce faisant, on détermine, nomme et assigne à des catégories identitaires, sociales ou comportementales. Ces données de gestion courante sont également utilisées pour rationaliser les politiques publiques. La maîtrise des coûts, l’évaluation des activités des agents avec la généralisation du travail par objectifs chiffrés, conduisent à rapporter le service à son rendement.
La politique du chiffre implique une politique des chiffres et des données : la frénésie de statistiques et la définition d’indicateurs d’objectifs et de suivi constituent les outils de cette nouvelle gouvernance. Il ne s’agit plus d’informer l’action et le débat publics, mais de mesurer l’accomplissement d’actions sur la base d’indicateurs chif-frés, eux-mêmes établis sans réelle réflexion préalable sur leur pertinence et, au demeurant, peu utilisés ultérieurement pour ajuster des politiques dont ils s’avèrent incapables de permettre la réelle évaluation en termes de progrès social. Un glissement majeur s’opère alors : à trop vouloir mesurer des « performances », on finit par per-former l’action publique à l’aide de tels indicateurs, comme en témoigne la « révision générale des politiques publiques » entamée en 2007 dès l’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République.
Outre la conséquence principale de détermination de l’action de l’État selon les canons du new public management, les effets pervers d’une telle dérive sont nombreux, comme l’analysent les différents articles de ce dossier. On se contentera de citer ici trois de ces tendances préoccupantes. Tout d’abord les transformations de l’État de droit avec notamment les atteintes au droit à la vie privée et à la protection des données personnelles. Ensuite la volonté absolue de dépister des comportements « à risque », poussée jusqu’au déterminisme quasi-génétique des conduites dès l’enfance. Enfin, la dénaturation de la statistique publique, qui en finit par devenir suspecte même lorsqu’elle se donne pour objectif de connaître les inégalités et les discriminations en vue de les dénoncer d’abord, de les réduire ensuite.
Ce dossier de Mouvements expose et décline les différentes formes de ce constat. Il plaide pour le dépassement du seul prisme de la logique sécuritaire de surveillance et de contrôle social, qui ne permet plus d’appréhender précisément et dans sa globalité la complexité d’un phénomène qui érige la technique en substitut à la résolution politique des problèmes de société. Il appelle à un décloisonnement et à une reconnaissance mutuelle des disciplines et des champs de recherche, tout comme à une convergence des actions et acteurs militants, eux aussi parfois trop sectorisés, pour mieux comprendre l’infernale synergie des différents développements. Il engage enfin à une réflexion plus élargie en vue de définir de nouveaux cadres d’analyse permettant de mieux saisir les transformations contemporaines, notamment dans la conduite des politiques publiques.

Dossier coordonné par Meryem Marzouki et Patrick Simon.
Avec la collaboration de Armelle Andro, Virginie Descoutures, Nicolas Haeringer et Patricia Osganian

I Surveiller

Gouverner par la trace
Par ARMAND MATTELART

Les formes de gouvernementalité libérales à l’heure des NTIC : regards sur l’Allemagne contemporaine.
Par ARNAUD LECHEVALIER

Le bel avenir de la vidéosurveillance de voie publique
Par NOE LE BLANC

Surveillés et surveillants : des professionnels en résistance
Par FRANÇOISE DUMONT et JEAN-CLAUDE VITRAN

Variations sur le thème de la banalisation de la surveillance
Par ROCCO BELLANOVA, PAUL DE HERT et SERGE GUTWIRTH

II Contrôler

Nouvelles technologies et droits de l’homme : faits, interprétations, perspectives
Par STEFANO RODOTA

Sur quelques enjeux sociaux de l’identification biométrique
Par GERARD DUBEY

La technologie du soupçon : tests osseux, tests de pilosité, tests ADN
Par CETTE FRANCE-LA

Fichiers : logique sécuritaire, politique du chiffre ou impératif gestionnaire ?
Par MERYEM MARZOUKI

Au nom de la lutte contre l’absentéisme scolaire. L’Extension du contrôle des corps à l’épreuve des contradictions de l’institution scolaire
Par ÉTIENNE DOUAT

Le durcissement des contrôles, ou la fabrique sociale de la haine
Par MICHEL KOKOREFF

Du contrôle social. Entretien avec Michalis Lianos
Par PATRICK SIMON

III Gouverner

La statistique : un outil au service de la lutte contre la discrimination
Par JULIE RINGELHEIM

Gouverner par les chiffres : Des chiffres de la politique à la politique du chiffre. Entretien avec Renaud Epstein
Tracer les inégalités. Entretien avec Louis Maurin

Itinéraire

Prison et écriture : haute surveillance. Entretien avec Abdel Hafed Benotman
Par PATRICIA OSGANIAN

Thèmes

Un réalisme intransigeant. À l’occasion du cinquantenaire de la New Left Review
Par RAZMIG KEUCHEYAN

La mobilisation pro palestinienne après Gaza. La puissance de la colère !
Par OMAR SOMI

Livre

L’islam et les lignes de fracture au sein de « la gauche »Sur le dernier livre de Laurent Lévy « La gauche », les Noirs et les Arabes, La Fabrique éditions, 2010
Par JIM COHEN