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Coïncidence non anticipée, ce dossier a été préparé en plein cœur du vaste mouvement social de l’hiver et du printemps 2023 contre le projet de loi de réforme des retraites et ses mesures concernant le report de l’âge légal de départ à 64 ans et l’allongement de la durée des cotisations à 43 ans. Face à ce recul des droits sociaux, les organisations syndicales ont fait bloc. Des manifestations massives et régulières ont déferlé dans les rues, partout en France, tandis que le texte de loi avançait à marche forcée au Parlement, de 47.1 en 49.3. 

Nous avons manqué de temps. Entre les habituelles contraintes professionnelles et domestiques, les AG, blocages et défilés, nous (et les contributeur·rices du numéro) avons éprouvé le délicat paradoxe de réfléchir à la question du temps libre tout en courant après chaque minute. Il y avait donc bien là un enjeu fort, à porter et politiser. Pourtant, lors des débats sur cette réforme, la gauche partisane et les syndicats ont le plus souvent mis en avant d’autres enjeux cruciaux liés aux inégalités face au travail et à la santé : le problème des petites retraites et la pénibilité au travail ; la difficulté pour beaucoup de travailler en bonne santé jusqu’à 64 ans et plus ; la pénalisation singulière des femmes. Dans les cortèges et les débats, seules quelques voix ont tenté de problématiser différemment la question, en repensant la place et la valeur du travail dans nos sociétés. En rappelant que la retraite, comme le temps libre, est une conquête sociale, mais aussi un temps émancipé, libéré du travail salarié en régime capitaliste. Un temps pour soi, pour les autres. Un temps pour vivre à son rythme, à sa guise.

Au-delà d’une simple absence de travail, qui peut être subie, le temps libre est en effet porteur d’un horizon d’émancipation sociale et d’épanouissement individuel, autrement dit, d’une abolition des rapports de domination qui sous-tendent le temps contraint, au travail comme en dehors. C’est sans doute cette promesse qui explique (en plus de la perte de revenus que provoque une diminution du temps de travail) la panique morale que suscitent chez les classes dirigeantes les revendications, de la part des classes dirigées, de pouvoir disposer de davantage de temps libre. Contre une célébration de ladite « valeur travail » et du conservatisme social qu’elle charrie lorsqu’elle est imposée par l’idéologie dominante, il semble donc utile de souligner que l’objectif premier de toute société devrait être de permettre à l’ensemble de ses membres de bénéficier d’un maximum de temps libre. Citant John Dewey, et s’inscrivant dans la tradition des Lumières, Noam Chomsky écrit ainsi que « le but de la production est de produire des êtres humains libres »

Petite histoire politique de la libération du temps

Avec le développement du capitalisme et la révolution industrielle, l’accélération de la production et des cadences entraîne une dégradation des conditions de travail qui rend saillant le déséquilibre entre temps de travail, fatigue et temps de repos. Tout au long des XIXe et XXe siècles, la gauche et les syndicats de salarié·es se sont ainsi mobilisés pour le droit au temps libre pour les travailleur·ses, pour démocratiser ce qui était historiquement l’apanage d’une élite. En France comme dans de nombreux pays occidentaux, cette conquête s’est faite progressivement, jalonnée de luttes et de progrès législatifs. 

Au XIXe siècle, plusieurs lois et décrets réduisent le temps de travail légal des enfants puis des femmes. L’année 1848 est le théâtre d’une révolution qui, dans les premières semaines, s’empare frontalement de la question du travail, notamment au sein de la Commission du Luxembourg dirigée par Louis Blanc où le décret des 10h (11h pour la province) est élaboré – il est promulgué par le Gouvernement provisoire le 2 mars 1848. En 1900, la « loi Millerand » renoue avec cette inspiration qui avait connu révision et recul sous le Second Empire. Elle limite la journée de travail des salarié·es à 11 heures puis à 10 heures à partir de 1904. La loi de 1906 institue la semaine de six jours et un jour de repos hebdomadaire. La loi de 1919 abaisse quant à elle la journée de travail à 8 heures (48 heures par semaine), etc.  Mais il faut attendre le Front populaire pour que les travailleuses et les travailleurs conquièrent un véritable droit au temps libre, qui ne se limite plus au droit de se reposer et de « reconstituer leur force de travail ». En 1936, le gouvernement de Léon Blum réduit le temps de travail à 40 heures par semaine et crée les congés payés (15 jours) pour tous les salarié·es. La conquête du temps libre continue à être un sujet mobilisateur et en 1982, la gauche au pouvoir limite la semaine de travail à 39 heures, et augmente le nombre de semaines de congés payés à 5 semaines. Presque vingt ans plus tard, les lois Aubry de 1998 et de 2000 réduisent cette fois la semaine de travail à 35 heures. Grâce à ces conquêtes et avec l’allongement de la durée de vie, la part du temps de travail dans la vie des individus est passée de 70% à 18% entre 1850 et 1980.  Cette progression objective du temps libre masque d’importantes inégalités sociales, genrées et raciales dans les rythmes du travail salarié et la prise en charge du travail domestique.

Et puis, depuis le début du XXIe siècle, la tendance est au recul : pour la droite, « les 35 heures » constituent un épouvantail responsable de tous les maux économiques de la France, et quasiment plus personne, à gauche, ne propose d’aller plus loin dans la réduction et le partage du temps de travail. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la loi du 9 novembre 2010 a repoussé une première fois l’âge légal de la retraite de 60 à 62 ans, avant que la loi du 15 avril 2023 ne le fixe à 64 ans. La réforme Touraine, Loi n°2014-40 du 20 janvier 2014, sous la mandature de François Hollande, avait déjà anticipé une révision des trajectoires professionnelles en prévoyant une augmentation progressive de la durée de cotisation (portée à 43 annuités, calendrier désormais accéléré par la nouvelle réforme).

Il est vrai que la conquête de ces droits sociaux ne s’est jamais faite sans mal, ni ambiguïtés. Elle a effrayé la bourgeoisie conservatrice pour qui ce temps libre offert aux classes laborieuses rimait avec temps (productif) perdu et déchéance morale : « l’oisiveté est mère de tous les vices ». À l’inverse, pour la gauche, libérer le temps des classes populaires, c’était restituer leur dignité à ces femmes et ces hommes et favoriser leur émancipation. Sous l’impulsion de Léo Lagrange, sous-secrétaire d’État aux Sports et à l’Organisation des loisirs (1936-1938) du Front populaire, les mouvements d’éducation populaire vont accompagner cette libération, permettant l’accès aux loisirs, à la culture, à la connaissance : à une citoyenneté pleine et entière. En 1981, l’éphémère « ministère du Temps libre » d’André Henry renoue avec cet héritage. Pour cet ancien instituteur et syndicaliste devenu ministre : « La politique du temps libre, c’était de donner un sens aux périodes de non-travail qui n’est pas une période du vide. Le temps libre, ce n’est pas seulement les loisirs, c’est aussi la culture et la vie citoyenne, l’engagement citoyen pour la République ».

Porté par la gauche syndicale et politique, le temps libre s’inscrit ainsi d’abord en dehors de la sphère marchande et capitaliste. C’est la grande histoire des Auberges de Jeunesse, des vacances organisées par les comités d’entreprises, de l’éducation populaire, etc. Une histoire qui renoue avec un schème somme toute classique qui, dans l’antiquité grecque ou romaine, affirmait la nécessité de libérer le temps du citoyen de toutes les contraintes l’empêchant de participer directement au gouvernement de la cité. 

Avec la conquête de droits sociaux et l’avènement parallèle du capitalisme mondialisé, le temps libre s’est progressivement dépolitisé et commercialisé, contribuant paradoxalement à l’élargissement du domaine du contrôle de l’économie sur la vie des individus, soumis aux mêmes impératifs de performance et d’intensité. Les vacances, les loisirs, le sport, sont entrés dans l’univers marchand, formant des secteurs économiques sources de profits extrêmement importants, tandis que la politique et la participation civique sous d’autres formes – associatives ou militantes – sont devenues moins une activité qu’un spectacle auquel, au mieux, on assiste par intermittence. Le développement du tourisme et sa massification posent des problèmes écologiques, sociaux et parfois post-coloniaux. La déshérence civique semble laisser la place à des débats qui ne sont plus à la hauteur des enjeux des sociétés contemporaines. Politiser la question du temps libre est sans doute pourtant une manière de resituer le travail à sa juste place dans la trajectoire qu’ont connue les sociétés industrielles depuis 200 ans. L’urgence écologique doit nous encourager à imaginer conjointement des politiques de partage du travail et de réduction des inégalités, et le renouvellement d’activités citoyennes sobres et émancipatrices.

Le bon usage du temps libre 

L’objectif de ce numéro de Mouvements n’est pourtant pas de porter un jugement moral sur la manière d’occuper son temps libre, mais de (re)politiser cette question, de rendre visibles les pratiques émancipatrices qui viennent encore se loger dans le temps libre, et cela bien que ce dernier soit devenu lui-même un bien rare que se disputent les acteurs – inégalement dotés en ressources pour faire valoir leur point de vue – du marché du loisir. Interroger la manière dont le temps libéré permet de reconsidérer le fonctionnement de nos sociétés accélérées, tel est l’objectif de ce numéro. Un tel questionnement ne saurait faire l’impasse sur le caractère glissant du rapport surplombant – et paternaliste – que pourrait représenter une injonction à faire telle ou telle chose de son temps libre. Chacun·e l’aura vécu à sa manière dans le contrôle parental, communautaire ou institutionnel exercé sur les activités de notre jeunesse et sur le temps, jugé tour à tour productif, improductif, profitable ou perdu pour une « insertion » réussie dans la société. S’interroger sur le temps libre invite donc à retenir la leçon du philosophe Jacques Rancière dans La nuit des prolétaires : après avoir fait la leçon aux ouvrier.es pour leur rappeler que le travail devait être au centre de leur projet émancipateur, il serait curieux qu’aujourd’hui un mantra sur le temps libre issu du monde politisé et militant vienne voler pour une seconde fois, le rêve ouvrier.