Le rap n’a pas bonne presse ces derniers temps. Il est devenu commun d’en dénoncer les trahisons sociales et sa récupération par le marché, la mise en scène du consumérisme clinquant, du machisme pornocrate et de la violence élevés au rang d’esthétique. Les résonances hardcore du gangsta rap et ses incarnations par les Bad Boys qui le revendiquent comme seul rap authentique, poussant les guerres d’ego et de territoire jusqu’au meurtre, seraient les manifestations éclatantes de la rupture avec la dimension consciente et politique des débuts. Pour preuve, dans la récente actualité, la spectaculaire et caricaturale altercation entre les rappeurs Booba et Kaaris en plein aéroport d’Orly, comme si les affrontements des gangs des ghettos devaient se parodier sur fond de boutiques de duty free.

 

Il faut cependant se garder d’une lecture manichéenne opposant un rap chargé de contestation sociale, au plus près de la chronique du quotidien de l’oppression des quartiers populaires et des minorités ethno-raciales, et de sa version glorifiant la réussite personnelle dans les plus purs canons du capitalisme triomphant. De fait, dans le rap, comme dans toutes les expressions musicales populaires, l’aspiration à sortir de sa condition prend souvent la forme d’une ostentation des preuves de richesse. Il y a aussi du politique dans cette mise en scène et ces revendications de la réussite matérielle.

Pourtant, culture originellement issue des ghettos noirs américains puis des quartiers déshérités du monde, le rap se revendique à travers les continents comme l’incarnation de la révolte des opprimé·e·s contre le système qui les broie et les exclut. Le message, parfois ambivalent, mêle rébellion et idéal de paix et d’émancipation, à travers une poétique représentant les minorités victimes de toutes les formes de domination – masculine, raciale, coloniale, sociale et économique-, la condition des populations pauvres reléguées dans les périphéries urbaines, la révolte des marginaux·ales et les exclu·e·s. À travers le récit à la première personne du singulier des galères au quotidien, de l’humiliation et de la colère, ce sont bien des actes de langage politiques qui sont posés par les artistes.

Le rap serait-il ontologiquement politique ? C’est autour de cette question qu’est construit ce dossier de Mouvements, qui part à la recherche du politique dans la façon dont le rap traite les représentations de race, de classe et de genre, entre reproduction et transformation.

La question raciale est au cœur du rap, intrinsèquement liée à celle de la domination de classe, tant les manifestations de l’ordre raciste envahissent l’expérience quotidienne des minorités. Karim Hammou décrit les processus de racialisation à l’œuvre dans l’histoire du rap, ses reformulations dans la circulation transatlantique des États-Unis vers l’Europe et singulièrement la France, et les conséquences de sa reconnaissance culturelle et de son appropriation hors des circuits communautaires des minorités. Il pointe également le développement d’une approche postcoloniale plus spécifiquement européenne. En liant racisme et histoire coloniale, les rappeur·se·s rencontrent la pensée des auteur·e·s de la pensée postcoloniale, Césaire et Fanon entre autres. Virginie Brinker analyse les utilisations de l’héritage de Frantz Fanon par la rappeuse Casey pour porter une parole de dénonciation radicale, voire violente, au service de son combat anticolonial. Louis Jésu montre qu’en France le « rap ghetto » porte une parole politique mettant au défi la société française et plus particulièrement l’État.

 

Ces dernières années ont également vu émerger une esthétique du rap féministe, radicale, novatrice et contestataire qui interroge sans détours les paradigmes de genre et les clichés à l’œuvre dans la « bataille des représentations » dans la société, mais aussi au sein même de la culture rap. Marion Dalibert identifie, dans son étude sur les représentations du rap par les médias, la projection d’une symbolique fortement ethno-racialisée et masculinisée. Elle montre que la médiatisation du rap participe à la définition d’une « bonne » masculinité associée à la blanchité et aux classes moyennes supérieures, qui serait synonyme de douceur, de sensibilité et de respect de l’égalité femmes-hommes et des personnes LGBT+, ce qui conduit à disqualifier les rappeurs racisés et/ou des classes populaires définis, eux, comme virilistes, sexistes et homophobes.

Le gansgta rap cristallise ainsi de nombreuses critiques pour son utilisation massive et abusive des stéréotypes de genre : images dégradantes et exposition du corps des femmes souvent à la limite de la pornographie, rôles sociaux de femmes objets, placées publiquement dans des positions subalternes ou de servitude. Si d’aucun·e·s voient dans le recours aux stéréotypes de genre et aux clichés de la réussite par l’argent facile une mise en scène inversée de la revanche sociale, appelant une lecture au second degré, un public de plus en plus nombreux en dénonce la misogynie.

Keivan Djavadzadeh montre en effet qu’aux États-Unis, les Gangsta rappeuses féministes américaines s’emparent des clichés des femmes-objets du gangsta rap masculin pour les mettre en scène, de façon détournée, dans une version indépendante, à la fois féministe et revendicative d’une sexualité féminine libre : Gangsta female versus Gangsta male. Ces rappeuses hardcore subvertissent le discours dominant sur la sexualité, retournent le stigmate de la “bitch” et dénoncent les conditions de vie des jeunes mères noires célibataires sans emploi tout comme les relations de pouvoir dans l’intimité. C’est ce chemin que reprend la rappeuse féministe Chilla qui revendique la conception subversive de la sexualité. Héritière du rap conscient dont Kery James et Casey représentent selon elle des figures emblématiques, elle se dit néanmoins désillusionnée par la politique, lui préférant des formes d’engagement en prise avec le quotidien et les expériences « vécues », aussi amers soient-ils. Cette mutation de la critique du système et de la pure dénonciation politique en nouvelles valeurs émancipatrices : féminisme humaniste, revendication d’une sexualité sans tabous, rejet sans concessions des discriminations raciales, constitue l’originalité de son parcours. Elle trace du même coup la parabole d’une esthétique du rap engagée pour une nouvelle génération de jeunes rappeuses et rappeurs.

Lise Segas décrit, en Amérique latine, l’essor des « femcee » (contraction de « féministe » et « MC »), qui contribuent par leurs textes et leur engagement à la lutte pour l’émancipation des femmes et à la conscientisation sur les questions d’intersectionnalité. Le travail de ces rappeuses féministes a également une portée transformatrice de l’industrie du rap à travers la coopération collective et de l’autoproduction, pratiques opposées à la compétition individuelle et la surenchère commerciale.

Le rap a gardé sa capacité de subversion politique en se mettant également au service des luttes sociales et militantes, comme le rappelle l’expérience du soutien du rap engagé en France aux mobilisations contre les discriminations, les violences policières ou les lois sur l’immigration. Des mouvements comme Black Lives Matter aux États-Unis, ou comme le collectif Justice autour d’Assa Traoré en France, ont récemment provoqué un électrochoc dans la prise de conscience « postcoloniale » d’une nouvelle génération de rappeur·se·s « conscient·e·s ».  Au Sénégal et au Burkina Faso, des rappeurs sont à l’origine de puissants mouvements sociaux – le collectif Y’en a marre au Sénégal en 2011 et le Balai citoyen au Burkina Faso en 2013 (voir l’entretien avec son principal animateur Smockey dans le dossier) – qui ont renouvelé l’offre politique dans les deux pays. La scène rap peut également refléter les conflits politiques internes aux sociétés, comme c’est le cas en Israël où le dialogue d’abord difficile, ensuite impossible, entre les rappeurs juifs Israéliens et Palestiniens, est retracé par Anna Zielinska. Elle met en lumière les puissants processus de dépolitisation à l’oeuvre dans la société, à mesure de l’enlisement du conflit israélo-palestinien. Le rap reste néanmoins fortement associé aux mouvements de réveil des peuples opprimés, en Israël, mais aussi en Algérie comme on le lira dans l’article de Luc Chauvin, en Afrique subsaharienne selon des processus analysés par Abdoulaye Niang, dans ses variantes latino-américaines en Espagne, décrites par Victor Corona à Barcelone ou encore en Amérique latine, où la rappeuse Ana Tijoux considère son œuvre comme partie prenante de ce processus historique.

Si la dimension politique du rap des origines, souligne David Diallo, n’est pas dénuée d’ambiguïtés, la critique sociale, à l’œuvre dans le rap conscient, le place à l’avant-garde de revendications qui lient indissociablement l’idéal d’émancipation aux luttes contre la domination de classe, de race et contre les diktats de genre. Une telle avancée ne serait pas possible sans la culture rap toute entière, dans sa richesse et sa diversité. Elle n’aurait jamais émergé ni duré si l’ensemble de la culture rap ne continuait à s’ouvrir à d’autres voix pour représenter les minorités marginalisées ou exclues.

Un numéro sur le rap sans musique ? Pas exactement, puisque nous mettons en ligne, sur le site de Mouvements, une playlist conçue pour accompagner la lecture du dossier.

 

DOSSIER COORDONNE PAR MARION CARREL, JULIENNE FLORY, IRENE JAMI, PATRICIA OSGANIAN, PATRICK SIMON, ANNA ZIELINSKA.

 

 

La rédaction remercie tout particulièrement Karim Hammou, Marie Sonnette et l’ensemble des organisateurs du colloque “Conçues pour durer” qui s’est tenu en février 2017 ainsi que Julien Cholewa, membre de l’association Hip Hop Citoyens, fondatrice du festival Paris Hip Hop, pour leur participation active à ce dossier.