
Co-produire les savoirs relève d’enjeux de justice sociale autant que d’enjeux scientifiques, en particulier quand ce sont les savoirs des subalternes qui sont reconnus ou négligés. En effet, la science serait, pour certain∙es, « non-faite » et la démocratie fragilisée tant que les problèmes liés à l’exploitation, au patriarcat ou à l’écocide restent invisibles1. Cette perspective résonne avec la lecture critique des rapports entre production des connaissances et rapports inégalitaires Nord-Sud, née dans les recherches-actions participatives expérimentées dès les années 1970. Dans l’engouement actuel pour les recherches participatives, quelle est la place de cette lecture critique qui appelle à transformer en profondeur les pratiques scientifiques ?
Mouvements explore dans ce numéro la co-production des savoirs dans la variété de ses orientations, origines et pratiques, questionnant les nouvelles compréhensions du monde permises par ces recherches, ainsi que les types d’alliances qui émergent à l’intersection des mouvements sociaux, des espaces universitaires et des institutions. En particulier, ce numéro explore ce que la co-production fait aux savoirs et aux personnes qui les détiennent : jusqu’à quel point des approches de recherche encore marginales, même si en pleine expansion, peuvent-elles contribuer à sortir des marges sociales et institutionnelles des savoirs, des compréhensions alternatives du monde, ou des critiques sociales minoritaires ? Quatre enjeux sont au cœur du numéro : l’imbrication entre justice sociale et justice épistémique ; les défis éthiques et méthodologiques de la co-production ; l’usage militant des savoirs scientifiques et les alliances entre mouvements sociaux et chercheur·es ; les logiques institutionnelles, entre reconnaissance et récupération de la charge transformatrice de la co-production.
Co-produire les savoirs scientifiques, un enjeu de justice
Les enjeux de justice sociale et de justice épistémique sont au cœur de la co-production des savoirs, face au caractère toujours sélectif et parfois excluant des pratiques traditionnelles de recherche scientifique. Le biais eurocentrique de la recherche académique, inscrit historiquement dans les dynamiques de la colonisation et du patriarcat, ainsi que la persistance des liens entre inégalités sociales et production des savoirs ont été analysés dans de nombreux travaux2. L’histoire de cette critique et des alternatives qui en sont nées est retracée par Budd Hall dans l’itinéraire de ce numéro.
Les connaissances scientifiques portent sur des questions engendrées par et dans le milieu académique, constitué majoritairement d’une minorité aisée des pays du Nord. Les membres des groupes sociaux historiquement dominés voient souvent, à l’inverse, leurs témoignages et savoirs d’emblée discrédités lorsqu’ils s’expriment sur un sujet, processus qualifié d’injustice épistémique3. L’exclusion des groupes marginalisés, de leurs visions du monde et de leurs savoirs du processus de production et de diffusion de la connaissance redouble ainsi la violence sociale et économique qu’ils subissent par ailleurs. Lutter contre les inégalités sociales passe donc aussi par une réduction des inégalités dans la production des connaissances légitimes (aujourd’hui essentiellement scientifiques) et par l’instauration de rapports plus justes entre les diverses formes de savoirs.
L’enjeu est donc également scientifique : les injustices épistémiques limitent aussi bien nos rapports au monde que nos capacités à agir. Les recherches qui se coupent des savoirs issus de l’expérience produisent des connaissances partielles, donc potentiellement erronées. À l’inverse, les recherches participatives sont souvent moins réductrices : l’enquête est plus complète, la question scientifique est mieux contextualisée et éclairée, les résultats sont plus facilement appropriables. L’objectivité de la science serait renforcée si elle incluait davantage les expériences vécues par les populations ! Sandra Harding a ainsi proposé la notion d’« objectivité forte », reposant sur deux principes : « un principe d’étrangeté » qui consiste à partir des positions minoritaires, et « un principe de réflexivité » qui favorise le processus d’objectivation du sujet connaissant4. Les épistémologies féministes sont une des traditions de pensée abordées dans ce numéro au fondement des recherches participatives.
Dans les années 1970, des courants favorables aux recherches participatives critiquant la monoculture des connaissances scientifiques et ses responsabilités dans les impasses du « développement » se sont développés dans les Suds, par exemple en Tanzanie avec Budd Hall, Yussuf Kassam et Marja-Liisa Swantz, au Rajasthan avec Rajesh Tandon ou encore en Colombie avec Orlando Fals Borda, lors de rencontres entre activistes de groupes marginalisés et universitaires cherchant à réduire la rupture entre les milieux académiques et la société. Mouvements examine depuis longtemps ces enjeux politiques : ces recherches-actions remettaient en question les approches marxistes privilégiant l’idée d’une avant-garde éclairée d’expert.es de la révolution ou de l’écologie guidant les travailleur∙ses, en mettant l’accent sur la capacité des groupes minoritaires à analyser leurs besoins, les rapports de domination et à transformer leur situation.
Le Nord n’était pas en reste. Les années de l’après-68 ont en effet été marquées par la critique de l’intellectuel généraliste écrivant sur tout, pour le plus grand bénéfice des masses contestataires, au profit de l’engagement spécifique de chercheur∙euses mettant au service des mouvements sociaux leurs compétences de juristes, d’architectes, de médecins, etc. A partir des années 1980, on a assisté à l’essor de pratiques proches de la recherche-action subalterne, impulsées par des mouvements de personnes premières concernées mais aussi encouragées par les institutions cherchant à développer des alliances entre institutions et sociétés. Elles ont simultanément éclos dans les domaines de la santé (sida, droit à l’avortement et à la contraception), de l’environnement (semences paysannes, vigne, mobilisations contre les pollutions – amiante, sites industriels, nucléaire, etc.) et du social (pauvreté, santé mentale)5. Plusieurs articles de ce numéro témoignent de la genèse et des extensions de ces expérimentations historiques : la reconnaissance de savoirs issus de l’expérience de la paysannerie, de la pauvreté et de la folie ; l’appropriation féministe des savoirs dans le sillage du mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception ; les co-productions d’expertise dans le cadre de mobilisations sur les dangers de l’amiante ou sur les cancers d’origine professionnelle ; la co-production des savoirs urbains au Brésil et en France6 et, au Canada, les recherches par, pour et avec les Autochtones. Dans ce dernier cas, l’histoire coloniale et ses effets sur les communautés autochtones ont conduit à l’élaboration d’approches alternatives7, reposant sur une épistémologie pluraliste mêlant modes de connaissances autochtones et occidentaux, sur des méthodologies de co-production des savoirs, sur la propriété des données par les communautés autochtones et sur la volonté d’inscrire les processus de recherche dans l’action transformatrice.
Les défis éthiques et méthodologiques de la co-production
Il ne suffit pas que les chercheur·es sortent de leur tour d’ivoire ou soient appelés à en sortir : co-produire les savoirs implique des déplacements, ajustements qui créent des défis et soulèvent des questions éthiques et méthodologiques. Dans la variété des pratiques de « sciences citoyennes »8 ou « recherches participatives », un courant héritier des recherches-actions participatives des années 1970 s’applique en particulier à creuser ces questions éthiques et méthodologiques9. La diversité de pratiques illustrées dans ce numéro est un puissant antidote au positivisme qui reste fortement présent dans les habitus de recherche et la socialisation des chercheur·es.
Les articles de ce numéro s’attaquent tous à résister à l’extraction des savoirs ainsi qu’à la reproduction de rapports sociaux inégalitaires dans la production et la diffusion des connaissances. Ce phénomène se donne ici à voir dans l’influence persistante du racisme (déni et mise à l’écart des savoirs des autochtones au Canada, de la langue basque dans les diagnostics des orthophonistes, des savoirs des biffins dans un quartier populaire), du patriarcat (invisibilité de certaines pathologies comme l’endométriose, mainmise des savoirs médicaux sur les pratiques d’avortement), des inégalités épistémiques dans les domaines de la santé (disqualification des savoirs des personnes « usagères de la psychiatrie » dans les choix médicaux, déni des maladies liées aux pollutions et industries) ou encore du déni de participation dans les politiques sociales, socio-urbaines et agricoles (non-reconnaissance des savoirs des habitant∙es dans les diagnostics sur le risque de submersion d’un quartier de la banlieue de Lisbonne, dans un projet de renouvellement urbain à Poitiers, d’écoquartier « bas carbone » à La Rochelle, déni de participation dans l’aide sociale l’enfance ou l’hébergement d’urgence ; disqualification des savoirs paysans sur les cultures conjointes et les semences).
Comment résister concrètement à ces logiques inégalitaires, quelles pistes concrètes pour co-produire les savoirs ? Les résistances déployées dans les différents articles de ce numéro révèlent une variété de postures et de pratiques. Parmi celles-ci, on trouve la posture alliée, c’est-à-dire une pratique dynamique et évolutive ancrée dans la réflexion critique, la solidarité et le faire ensemble, ainsi que dans la volonté d’accueillir les différentes sources de savoirs, sans écarter celles qui sont ancrées dans les émotions, l’affect, le sentir-penser. Il s’agit aussi d’accueillir une diversité de temporalités, également, en rupture avec cette science toujours plus rapide qui tend à exclure la construction de ces liens dont il faut prendre soin.
Les pratiques de non-mixité, qui ont émergé dans les milieux féministes, peuvent s’avérer décisives dans certaines démarches de co-production, comme des étapes vers la réflexion en mixité. Cette pratique politique facilite l’élaboration d’un discours critique sur l’expérience partagée des discriminations vécues par les femmes. Dans la démarche de croisement des savoirs née autour d’ATD Quart Monde dans les années 1990, les groupes non-mixtes ou « groupes de pair·es » sont ainsi des espaces sûrs/sécuritaires (safe spaces) au sein desquels le savoir issu de l’expérience de la pauvreté peut sédimenter et acquérir une robustesse qui facilite ensuite sa mise en dialogue en mixité, avec les savoirs universitaires et professionnels.
Une autre forme de résistance réside dans l’instauration d’un pilotage partagé de la recherche, dans le domaine de la santé au Québec, des services sociaux et médico-sociaux en Europe ou des quartiers populaires10. De tels comités réunissent sur un pied d’égalité des personnes ayant des savoirs théoriques et scientifiques, des savoirs d’action ainsi que des savoirs expérientiels. Les décisions concernant toutes ou partie des étapes de la recherche, de la définition de la question à la restitution des résultats de la recherche, en passant par le choix et l’ajustement des méthodes d’enquête et l’analyse croisée des résultats, sont alors prises au sein de cet espace de dialogue et d’échange entre différentes sources et légitimités de savoirs, avec les tensions que cela ne manque pas d’engendrer.
Enfin, la question brûlante de la propriété des données recueillies lors des recherches participatives est abordée dans plusieurs articles. Porter attention au devenir et à la propriété des données co-produites est essentiel dans la mesure où le risque de reproduction, voire d’aggravation des inégalités est toujours présent. Dans la recherche Responsive, des personnes marginalisées expliquent que leur parole critique peut se retourner contre elles, lorsqu’elles perdent des droits de visite des enfants. Au Canada, dans le cadre d’une recherche sur la santé des communautés autochtones vivant près de sites miniers, les résultats montrant des taux élevés de maladies respiratoires ont été utilisés par une entreprise pour justifier le déplacement forcé de ces communautés, tout en continuant à exploiter les ressources naturelles de leur territoire. Les moyens de veiller à protéger les résultats de la recherche contre une telle instrumentalisation sont donc toujours à penser et rechercher.
Co-produire les savoirs n’implique pas de délégitimer les pratiques scientifiques plus conventionnelles qui conservent une place même si elle moins exclusive, ni de soumettre les sciences aux choix tactiques des mouvements sociaux, comme le rappelle une des fondatrices de l’association Sciences Citoyennes11. Si Mouvements insiste ici sur l’activité de fabriquer ensemble des recherches pour élaborer des connaissances nouvelles, nous faisons également place à l’enjeu de mise à disposition, de circulation et de transformation des savoirs scientifiques, ainsi qu’aux influences réciproques entre mondes militants et scientifiques.
Co-produire les savoirs ne concerne pas que la conduite des processus de mise en connaissance, c’est aussi une question d’usage des savoirs, c’est-à-dire de circulation et de mobilisation dans l’espace public. Une des ironies de l’impact, depuis la fin des années 2000, des crises écologiques et des mobilisations afférentes, en particulier dans le domaine du climat, est ainsi d’avoir remis à l’honneur des formes de collaboration et d’engagement partagé portant moins sur la recherche elle-même que sur ses usages militants – de la dénonciation des industriels « fabricants d’ignorance » à la désobéissance civile des chercheur.es, en passant par l’investissement conjoint des lieux d’expertise. En témoignent ici les activités du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers liés aux maladies professionnelles dans le Vaucluse, selon qui l’approfondissement des savoirs sur les expositions est un dérivé du travail d’accompagnement des patient.es dans leurs demandes de prise en charge et d’indemnisation ; les actions des chercheur·es du campus Jussieu qui se sont impliqué.es dans la lutte pour l’interdiction de l’amiante et l’obligation de nettoyage des bâtiments amiantés. En témoignent également, dans un registre autre que celui du recours à l’écologie comme savoir critique, l’alliance entre des historien.nes et d’anciens détenus et surveillants d’une maison d’arrêt, via la pratique de l’histoire orale servant à contrer les effets d’invisibilisation de l’enfermement passé12, ou encore l’alliance entre des médecins et des militantes féministes. Ces alliances ne sont cependant pas un long fleuve tranquille ; elles peuvent donner lieu à des frictions ou luttes de légitimité, par exemple entre les savoirs médicaux et les savoirs situés en matière d’avortement.
Reconnaissance ou récupération institutionnelle ?
Le lien entre sciences et politique est établi13 et les pratiques de co-production des savoirs n’y échappent pas. Les institutions encouragent désormais activement les recherches participatives, via des financements et des accompagnements ad hoc, comme le montre la table ronde réunissant de grands organismes de recherche en France et au Québec (Fonds de recherche du Québec, Inserm, INRAE, ANR) et l’entretien avec Caroline Mével, chargée de mission au Conseil régional de Bretagne. Est-ce là la preuve d’une transformation de la société et de ses institutions, d’une reconnaissance du pluralisme épistémique et d’avancées majeures en matière de justice sociale ? Quelle est la part de récupération de la charge transformatrice de la co-production par l’Etat et le marché des professionnel∙les de la recherche participative ?
Dans son bilan, Budd Hall note le gain de légitimité des approches participatives dans les carrières universitaires, l’augmentation des financements de pratiques inspirées du développement communautaire et l’accroissement des liens entre mouvements sociaux et scientifiques du fait notamment de la prise de conscience par ces derniers du faible impact politique de la recherche scientifique sur le climat. Pour autant, le pouvoir d’initier et piloter la co-production des savoirs reste souvent entre les mains des chercheur∙es et l’existence d’expériences participatives reste précaire, leurs capacités de recherche réelles mais limitées, de même que les dynamiques de transformation sociale qu’elles aident à faire vivre.
Ce numéro suggère au final que les pratiques de co-production de savoirs doivent s’accompagner de transformations plus larges du système d’enseignement et de recherche pour, entre autres, pluraliser les formes de savoirs, favoriser la mise à disposition des connaissances produites en libre accès et repenser les formations pour y inclure une diversité de sources et d’acteurs∙rices (dans et hors l’université, du Nord comme des Suds). Ce mouvement ne concerne pas que le milieu académique puisqu’il s’agit d’associer citoyen.nes et groupes historiquement marginalisés à la conception et à la mise en œuvre des politiques publiques, de recherche bien sûr, mais aussi de lutte contre les inégalités sociales. Il s’agit donc, pour ne pas succomber à des approches superficielles et instrumentales de la participation, d’inventer des initiatives ambitieuses fondées sur des pratiques d’horizontalité. Et si, comme l’association Sciences Citoyennes le propose pour équilibrer le crédit impôt recherche mis à disposition des entreprises, les usages de 10 % du budget de la recherche étaient discutés et priorisés par une convention citoyenne ?
A l’heure où, aux Etats-Unis tout particulièrement, un néo-maccarthysme prend pour cible les savoirs critiques – de l’écologie aux sciences sociales en passant par l’économie politique – et dénonce leur prétendu militantisme14, la tentation pourrait être grande de se replier dans sa tour d’ivoire. Nous défendons au contraire qu’en s’appuyant sur les expérimentations qui profilèrent de par le monde et dont ce numéro rend compte dans leurs ambivalences, il est plus nécessaire que jamais de co-produire les savoirs avec les premier·es concerné·es, pour que le changement social, l’approfondissement des connaissances et le réarmement de la critique soient collectivement poursuivis.