La liberté d’expression est sans doute l’une des plus grandes conquêtes de l’époque contemporaine. Pourtant, sa reconnaissance comme droit fondamental, au niveau national dans les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui sert de préambule à la Constitution française de 1958), au niveau international dans l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne et dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits humains, est loin d’en garantir le plein exercice. Sous des formes très diverses, la censure reste en effet une pratique bien installée, y compris dans les régimes qui se réclament de la démocratie.

Cette censure tient d’abord à une multitude de gestes de répression ouverte exercée par les pouvoirs publics comme privés à l’encontre de paroles contestataires. On songe, pour ne prendre que quelques exemples s’étant produits en France lors des derniers mois, à l’intervention de la police nationale en marge d’une visite présidentielle à Pau pour faire enlever une pancarte accrochée à un balcon d’immeuble où était inscrit « Je veux pouvoir partir à la retraite avant l’effondrement climatique » ; à la convocation par le rectorat de Créteil d’un enseignant de lycée pour avoir lu en conseil d’administration une fable intitulée « Le Serpent et le Roquet » dénonçant l’islamophobie de la formation « laïcité » prodiguée aux personnels de l’établissement quelques semaines auparavant ; au rappel à l’ordre infligé à une députée Renaissance par la présidente du Parlement pour avoir évoqué « l’ADN xénophobe du Rassemblement National » ; à la dépublication par Le Monde, assortie d’« excuses » au président de la République, d’une tribune critiquant la description par Emmanuel Macron des relations franco-algériennes comme « une histoire d’amour qui a sa part de tragique » ; ou encore, à l’interdiction faite par le tribunal de commerce de Nanterre au site d’information Reflets de continuer à publier des articles sur le groupe Altice basés sur une fuite de documents internes. La dissolution administrative par le gouvernement de plusieurs associations antiracistes ces dernières années – tels que le Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF) ou le Collectif contre le Racisme et l’Islamophobie (CRI) – ou les tentatives, cassées par le conseil d’État, de dissoudre des collectifs antifascistes, propalestiniens ou anticapitalistes participent d’une logique identique.

Cette guerre d’attrition fait peser une menace constante sur les prises de parole critiques. Mais un deuxième phénomène constitue une forme de censure bien plus lourde encore : l’opacité institutionnelle chronique autour de certains sujets, typiquement ceux qui cristallisent des enjeux de pouvoir importants. Le privilège régalien ou le secret des affaires sont ainsi régulièrement opposés aux associations ou aux parlementaires qui cherchent à obtenir des informations concernant l’industrie nucléaire ou les exportations d’armes. Et même les données réglementairement accessibles font l’objet d’une rétention opiniâtre. Pour prendre un exemple récent : les demandes de documents adressées à l’Agence des participations de l’État (APE) par le rapporteur spécial de la commission des finances de l’Assemblée chargé de suivre l’offre publique d’achat (OPA) sur EDF lancée début octobre 2022 par l’État français, opération-clé de la stratégie gouvernementale pour répondre à la crise énergétique, sont restées lettre morte ; si ce député a malgré tout pu consulter ces documents en se rendant en personne au ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, on a refusé, contrairement aux usages, qu’il en fasse des copies. Autre exemple récent, s’agissant cette fois de données en principe entièrement publiques : le rapport du ministère de l’Intérieur sur « la lutte contre les discriminations dans l’action des forces de sécurité », finalisé en milieu d’année 2021, n’a été transmis à Mediapart que le 31 octobre 2022, et seulement après que le site d’information a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Certaines données, enfin, n’existent tout simplement pas, faute d’être produites. Le ministère de l’Éducation nationale est, par exemple, à ce jour incapable de préciser combien d’aumôneries catholiques sont présentes dans les établissements scolaires publics sur l’ensemble du territoire français ; seul un décompte partiel existe. Le silence statistique gardé sur ce point permet de mieux maintenir la fiction d’une République française vierge de toute compromission avec l’Église catholique, donc aussi de mieux dérouler le trope propagandaire d’une laïcité républicaine assiégée par l’islam. Quant aux statistiques dites « ethniques », elles sont tout bonnement interdites par la loi, ce qui empêche de cerner précisément l’étendue des discriminations raciales en France. L’absence de données suffisantes sur ces sujets constitue un obstacle décisif à l’expression d’une parole construite à leur propos, et plus encore d’une parole critique. Elle a ainsi pour effet de les soustraire très largement à la discussion publique.

Enfin, les inégalités structurelles qui traversent le monde social produisent des effets de censure massifs. Ainsi, pour ne prendre là encore que quelques exemples, la concentration extrême des médias[1] limite de manière drastique l’expression et la diffusion publiques de points de vue hétérodoxes ; la fonte des crédits et la gestionnarisation à outrance des universités concentrent les moyens sur une minorité d’établissements et subordonnent la recherche scientifique à des priorités politiques de courte vue ; les mécanismes de discrimination systémique qui empêchent largement les populations minorisées d’accéder à des postes de représentativité écartent certaines paroles du débat public ; le sexisme endémique qui imprègne le corps social a pour conséquence qu’une très forte proportion des victimes de violences sexistes et sexuelles préfèrent se taire sur les agressions qu’elles ont subies.

Pourtant, ce ne sont nullement ces manifestations de censure qui préoccupent la batelée de thuriféraires autoproclamé·es de la liberté d’expression apparu·es au cours des dernières années. La période récente a en effet vu paraitre une avalanche de tribunes, articles, ouvrages et émissions dénonçant « les nouveaux censeurs », expression que l’on trouve par exemple en couverture de Marianne en 2017, ou qui sert de titre à un épisode de Complément d’enquête (France 2) en 2021. Il ne s’agit pas là de désigner, comme le faisait un dossier du Canard Enchaîné intitulé ainsi en 2007, « de Sarko à Lagardère, et de Bouygues à Napoléon… », soit les élites « politiques, économiques, etc… », mais bien les personnes qui portent un discours identifié comme relevant du « wokisme » ou de la « cancel culture », avatars actuels du « politiquement correct » honni par les conservateur·rices de la fin du XXe siècle. Ce qu’il s’agit donc de dénoncer, c’est la libération de la parole d’un nombre croissant de secteurs minorisés du monde social : ces protestations traduisent ainsi la panique morale qui saisit actuellement les tenants de l’hégémonie symbolique en place. Ces chiens de garde de l’imaginaire dominant ne semblent pas percevoir la contradiction qu’il y a à crier à la censure sur tous les canaux d’information majoritaires, ni l’absurdité qu’il y a à accuser de censure les populations les plus éloignées des leviers de pouvoir nécessaires à une quelconque limitation effective de la parole. L’effet de censure que provoque leur levée de boucliers est quant à lui en revanche bien réel. Les termes épouvantails de « séparatisme », d’« islamo-gauchisme » ou d’« intersectionnalité » ont ainsi été expressément agités par des ministres du gouvernement en 2020 et 2021 afin de délégitimer l’enseignement et la recherche en sciences sociales et de faire taire les revendications autour des droits des minorités.

Si la liberté d’expression reste un droit qui est sans cesse à (re)conquérir, certaines luttes récentes ont permis que les mailles de la censure se relâchent. La loi « visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte », dite loi Waserman, a ainsi été promulguée le 1er septembre 2022 : désormais, les lanceur·ses d’alerte ne seront plus tenu·es de procéder d’abord à un signalement en interne à leur hiérarchie, mais pourront s’adresser directement à une autorité externe ; iels bénéficieront de protection renforcées ; iels pourront signaler des infractions qui leur auront été rapportées, pas uniquement celles dont iels auraient une « connaissance personnelle » ; il ne sera plus nécessaire que les infractions signalées soient qualifiables de « graves » ou de « manifestes ». Le 13 octobre 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu l’État français coupable d’avoir violé la liberté d’expression d’une militante féministe condamnée en 2013 pour exhibition sexuelle parce qu’elle avait manifesté seins nus lors d’une action en faveur de l’IVG devant l’église de la Madeleine. C’est en défiant la censure, et d’abord en la nommant comme telle, ce à quoi s’attache ce numéro de Mouvements[2], que la liberté d’expression avance.

Dossier coordonné par Noé le Blanc, Catherine Achin, Sihame Assbague, Mathilde Fois Duclerc, Vanina Mozziconacci, Héloïse Nez et Julien Talpin.

[1] Cf. le rapport de la commission d’enquête sénatoriale « Concentration des médias en France », 29 mars 2022.

[2] Le titre de la troisième partie de ce dossier, « Ouvrir la voix », est emprunté au documentaire du même nom par Amandine Gay.