ENQUETES—Suite et fin de notre saga sur Dubaï par le journaliste américain Mike Davis. Troisième épisode : une société conforme à l’imaginaire des Chicago boys, le beach club de Milton Friedman…

Autrement dit, Dubaï est une grande communauté fermée, la plus grande Zone verte du monde. Plus encore que Singapour ou le Texas, elle est la parfaite expression des valeurs néo-libérales du capitalisme contemporain : une société entièrement conforme à l’imaginaire des Chicago boys. De fait, Dubai, est l’incarnation du rêve des réactionnaires américains — une oasis de libre-entreprise sans impôts, sans syndicats et sans partis d’opposition (ni élections, d’ailleurs). Comme il se doit dans un paradis de la consommation, sa fête nationale – non officielle -, qui définit aussi son image planétaire, est le fameux Festival du Shopping, parrainé par les vingt-cinq centres commerciaux de la ville. Ce grand moment de folie consumériste démarre tous les 12 janvier et attire pendant un mois quatre millions de consommateurs haut de gamme, provenant essentiellement du Moyen-Orient et d’Asie du Sud |1|.

L’absolutisme féodal qui règne à Dubaï — la dynastie El Maktoum possède l’intégralité du territoire de l’émirat — est vendu au monde extérieur comme le nec plus ultra de la culture d’entreprise éclairée, et la confusion entre politique et management est un mot d’ordre officiel : « Les gens considèrent notre Prince comme le PDG de Dubaï. Tout simplement parce qu’il dirige vraiment le pays comme une entreprise privée pour le bien du secteur privé, pas pour celui de l’État », explique Saïd El Muntafiq, directeur de la Dubai Development and Investment Authority. Si le pays est une grande firme, comme ne cesse de l’affirmer El Maktoum, alors le « gouvernment représentatif » n’a plus de raison d’être : après tout, General Electric et Exxon ne sont pas des démocraties et personne – à l’exception de quelques bolchéviques enragés — n’exige qu’elles le deviennent.

À Dubaï, le gouvernement se confond pratiquement avec l’entreprise privée. Tout en contrôlant les rouages administratifs de l’État, les hauts responsables de l’émirat — tous roturiers et recrutés sur la base de leur mérite — sont à la tête d’une grande entreprise de BTP propriété de la famille El Maktoum. En réalité, le « gouvernement » est une équipe de gestion de portefeuille dirigée par trois managers de haut vol qui sont en concurrence pour assûrer à la dynastie le meilleur retour sur investissement possible (voir tableau 2). « Dans un tel système, écrit William Wallis, la notion de conflit d’intérêt n’a pas vraiment droit de cité ». Dans la mesure où l’émirat est aux mains d’un seul propriétaire qui monopolise l’énorme quantité de rentes et de revenus fonciers qui s’accumulent dans ses caisses, Dubaï peut largement se passer de l’appareil de prélèvement fiscal – droits de douane, impôts directs et indirects, etc.– sans lequel ne sauraient suvivre les autres gouvernements. Ce taux d’imposition quasi nul stimule les investissements immobiliers, tandis que les voisins d’Abu Dhabi, riches en pétrole, assurent le financement des fonctions régaliennes, dont la diplomatie et la défense, qui dépendent de l’administration fédérale des Émirats. Celle-ci est elle-même un condominium chargé de gérer les intérêts des Cheiks au pouvoir et de leur famille.

Tableau 2. Le triumvirat
Secteur public Secteur privé
Mohammed El Gergawi Conseil éxécutif Dubai Holdings
Mohammed Alabbar Département du Développement économique Emaar (immobilier)
Sultan Ahmed ben Sulayem Port de Jebel Ali Nakheel (immobilier)

Dans la même veine, à Dubaï, la liberté individuelle est une variable du « business plan », pas un droit constitutionnel, et encore moins un « droit inaliénable ». El Maktoum et ses lieutenants doivent arbitrer entre, d’un côté, l’autorité tribale et la loi islamique et, de l’autre, la culture d’entreprise et l’hédonisme décadent importés d’Occident. L’ingénieuse solution de ce dilemme est, pourrait-on dire, un régime de « libertés modulées » fondé sur une séparation spatiale rigoureuse des diverses fonctions économiques et des classes sociales, elles-mêmes ethniquement différenciées. Pour en comprendre le fonctionnement concret, une vision d’ensemble de la stratégie de développement de l’émirat est indispensable.

Dubaï est surtout connue pour ses extravagances touristiques, mais la ville-État a pour ambition première de capter le plus de valeur ajoutée possible à travers toute une série de zones franches et de pôles de développement high tech. « Pour se transformer en mégalopole, écrit un journaliste d’ABC, une des stratégies de ce petit comptoir côtier a consisté à n’hésiter devant aucune concession pour inciter les entreprises à investir et s’implanter à Dubaï. Dans certaines zones franches, les investisseurs étrangers peuvent légalement posséder jusqu’à 100 % des actifs, sans avoir à payer aucun impôt ni aucun droit de douane |2|. » La première zone de ces zones franches, établie dans les limites du district portuaire de Jebel Ali, accueille aujourd’hui plusieurs milliers d’entreprises commerciales et industrielles. Elle est la tête de pont des firmes américaines vers l’Arabie saoudite et les marchés du Golfe |3|.

Mais l’essentiel de la croissance à venir reposera sur tout un archipel de pôles de développement spécialisés. Les plus grandes de ces villes dans la ville sont : Internet City, qui est d’ores et déjà le principal centre de technologie de l’information du monde arabe et accueille les filiales de Dell, Hewlett-Packard, Microsoft, etc. ; Media City, siège du réseau de télévision satellitaire Al Arabiya et de nombreux autres conglomérats internationaux de la communication ; et le Dubai International Financial Centre, dont El Maktoum espère qu’il deviendra la première place boursière à mi-chemin de l’Europe et de l’Est asiatique, à destination des investisseurs étrangers alléchés par l’énorme réservoir de revenus pétrolier du Golfe.

Outre ces méga-enclaves, dont chacune emploie des dizaines de milliers de personnes, Dubaï accueille également (ou prévoit de construire) : une Cité de l’Aide humanitaire, destinée aux interventions d’urgence en cas de catastrophe ; une zone franche dédiée à la vente de voitures d’occasion ; un centre international des métaux et des matières premières ; le siège de l’Association internationale des Joueurs d’Échecs, à savoir une « Cité des Échecs » bâtie en forme d’échiquier, avec deux tours « royales » de 64 étages ; et un Village de la Santé associé à la faculté de médecine Harvard, qui offrira aux classes privilégiées de la région la technologie médicale américaine la plus avancée (coût : 6 milliards de dollars) |4|.

Dubaï n’est évidemment pas la seule ville de la région à posséder des zones franches et des pôles de développement high tech, mais elle est la seule à offrir à ces enclaves un régime juridique d’exception taillé sur mesure pour les investisseurs étrangers et les cadres supérieurs délocalisés. Comme le souligne le Financial Times, « ces niches de profit autorégulées sont au cœur de la stratégie de développement de Dubaï |5|. » Ainsi, Media City est pratiquement libre de la censure qui règne dans le reste de la ville, tandis que l’accès à la toile n’est pas filtré à Internet City. Les Émirats ont autorisé Dubaï à mettre en place un « système économique entièrement autonome, copié de l’Occident et travaillant en dollars et en anglais ». Non sans susciter des protestations, Dubaï a également importé des juristes et des magistrats britanniques retraités et spécialisés en thèmes financiers pour gagner la confiance des investisseurs en démontrant qu’elle appliquait les mêmes régles du jeu que Zurich, Londres et New York |6|. Parallèlement, en mai 2002, pour assurer la vente rapide des luxueuses villas de Palm Jumeirah et des îlots privés de l’Île-Monde, El Maktoum a annoncé une véritable « révolution immobilière » qui permettra aux étrangers d’en devenir les propriétaires définitifs, au lieu de bénéficier d’un simple bail de 99 ans, comme c’est le cas partout ailleurs dans la région |7|.

Non content de tolérer ces enclaves de laissez-faire économique et de liberté d’expression, l’émirat est connu pour sa mansuétude à l’égard des vices occidentaux – à l’exception de la consommation de drogue. Contrairement à ce qui se passe en Arabie saoudite ou même à Koweït City, l’alcool coule à flots dans les hôtels et les bars pour étrangers de la ville, et personne ne s’indigne de voir des jeunes femmes en bustier léger ou même des baigneuses en string sur la plage. Dubaï — tous les guides les plus branchés vous le confirmeront — est aussi le « Bangkok du Moyen-Orient », avec ses milliers de prostituées russes, arméniennes, indiennes ou iraniennes contrôlées par diverses mafias et gangs transnationaux. Les filles russes accoudées au bar sont la façade glamour d’un sinistre trafic basé sur les enlèvements, l’esclavage sexuel et la violence sadique. Bien entendu, la modernissime administration d’El Maktoum nie toute responsabilité dans cette industrie du sexe florissante, même si les initiés savent parfaitement que les putes sont indispensables pour remplir les hôtels cinq étoiles d’hommes d’affaires européens et arabes |8|. Quand les étrangers vantent l’exceptionnelle « ouverture » de Dubaï, c’est à cette permissivité libidineuse qu’ils font allusion, pas à la liberté syndicale ou à celle de la presse.

Une majorité de serfs invisibles

Comme les émirats voisins, Dubaï a atteint la perfection dans l’art d’exploiter les travailleurs. Dans un pays qui n’a aboli l’esclavage qu’en 1963, les syndicats, les grèves et les agitateurs sont généralement hors la loi, et 99 % des salariés du secteur privé sont des étrangers expulsables sur-le-champ. De fait, la sauvagerie des rapports sociaux qui règnent à Dubaï a de quoi mettre l’eau à la bouche des têtes pensantes de l’American Enterprise et autres Cato Institute |9|.

Au sommet de la pyramide, on trouve bien entendu les El Maktoum et leurs cousins, qui possèdent le moindre grain de sable exploitable sur le territoire du royaume. Ensuite, viennent les autochtones, 15 % de la population (souvent descendants d’arabophones du sud de l’Iran) qui forment une classe d’oisifs privilégiés reconnaissables à leur uniforme, la djellabah blanche, baptisée dishdash dans la péninsule arabique. En échange de leur soumission à la dynastie, ils reçoivent de généreuses prestations sociales, une éducation gratuite, des logements sociaux et des emplois publics. À l’échelon inférieur, on trouve une couche de mercenaires choyés par le régime : plus de cent mille expatriés en provenance du Royaume-Uni (sans compter les cent mille autres citoyens britanniques qui possèdent une résidence secondaire à Dubaï) côtoient les milliers de cadres et de spécialistes européens, libanais, iraniens et indiens qui profitent à fond de leur opulence climatisée, agrémentée de deux mois de congés payés outremer tous les étés. Les membres du contingent britannique, avec à leur tête le footballeur David Beckham (qui a acheté une plage) et le chanteur Rod Stewart (heureux propriétaire d’une île), sont sans doute les principaux thuriféraires du paradis d’El Maktoum. Ils sont nombreux à s’épanouir voluptueusement dans un cadre qui leur rappelle les splendeurs disparues du Raj et les délectables contreparties du fardeau de l’homme blanc. L’émirat est passé maître dans l’art de cultiver la nostalgie coloniale |10|.

Mais si Dubaï ressemble un peu à un Empire britannique en modèle réduit, c’est aussi pour des raisons moins frivoles. La grande masse de la population y est constituée de travailleurs sous contrat venus d’Asie du Sud, étroitement dépendants d’un unique employeur et soumis à un contrôle social de type totalitaire. Une myriade de domestiques philippines, srilankaises et indiennes veillent au bien-être fastueux des élites, tandis que le boom immobilier (qui emploie un quart de la main-d’œuvre) repose sur une armée de Pakistanais et d’Indiens sous-payés – le plus gros contingent vient du Kerala- travaillant douze heures par jour, six jours et demi par semaine, par des températures infernales.

À l’instar de ses voisins, Dubaï viole systématiquement les règles de l’OIT et refuse de signer la Convention des Nations unies sur les droits des travailleurs migrants. En 2003, l’ONG Human Rights Watch a accusé les Émirats arabes unis de construire leur prospérité sur le « travail forcé ». De fait, comme le soulignait récemment le quotidien britannique The Independent « le marché du travail ressemble à s’y méprendre au système colonial des travailleurs sous contrat importés d’outremer, jadis introduit dans l’émirat par ses anciens maîtres britanniques. » « Tout comme leurs ancêtres tombés dans la misère, poursuit le quotidien londonien, les travailleurs asiatiques qui débarquent dans les Émirats sont obligés de se soumettre par contrat à une forme d’esclavage virtuel. Leurs droits s’évanouissent à leur arrivée à l’aéroport lorsque les recruteurs confisquent leur passeport et leur visa |11|. »

Non contents d’être surexploités, les ilotes de Dubaï — comme le prolétariat dans Metropolis de Fritz Lang — doivent se faire invisibles. La presse locale ne peut rien publier sur l’exploitation des travailleurs migrants ni sur la prostitution (les EAU occupent le 137ème rang sur l’échelle de la liberté de la presse établie par Reporters sans Frontières). De même, « les travailleurs asiatiques n’ont pas accès aux rutilants centres commerciaux, aux terrains de golf flambant neufs et aux restaurants chics |12| ». Et les sordides baraquements de la périphérie où ils s’entassent à six, huit, voire douze dans une seule pièce, souvent sans climatisation ni toilettes décentes, sont inconnus des circuits touristiques officiels, qui vantent une oasis de luxe, sans pauvreté ni bidonvilles |13|. On rapporte qu’il y a quelque temps, lors d’une visite à un de ces foyers de travailleurs géré par un promoteur immobilier, le ministre du Travail des Émirats lui-même fut scandalisé par l’incroyable état d’insalubrité de ces installations. Ce qui n’empêcha pas les mêmes travailleurs d’être aussitôt arrêtés lorsqu’ils eurent la mauvaise idée de former un syndicat pour obtenir le règlement de salaires impayés et l’amélioration de leurs conditions de vie |14|.

La police de Dubaï détourne assez facilement les yeux des importations illégales d’or et de diamant, des réseaux de prostitution et des personnages louches qui achètent d’un seul coup vingt-cinq villas en liquide, mais elle manifeste un zéle remarquable lorsqu’il s’agit d’expulser des ouvriers pakistanais qui se plaignent que leur patron ne les paye pas, ou d’emprisonner pour « adultère » des domestiques philippines violées par leur employeur |15|. Pour éviter d’attiser la menace démographique et sociale chiite qui inquiète tant Bahreïn et l’Arabie saoudite, les Émirats ont privilégié la main-d’œuvre non arabe venue de l’ouest de l’Inde, du Pakistan, du Sri Lanka, du Bangladesh, du Népal et des Philippines. Mais, comme les travailleurs asiatiques ont commencé à se montrer indociles, les autorités ont dû faire marche arrière et adopter une soi-disant « politique de diversité culturelle » : « on nous a demandé de ne plus recruter d’Asiatiques », explique un employeur, ce qui permet de mieux contrôler la main-d’œuvre en diluant les divers contingents nationaux grâce à un flux croissant de travailleurs arabes |16|.

Cette politique de discrimination contre les Asiatiques se heurte à la faible disponibilité des Arabes à travailler pour des salaires de misère (100 à 150 dollars par mois) dans un secteur de la construction avide de main-d’œuvre et caractérisé par la prolifération des nouveaux projets et des méga-chantiers inachevés |17|. C’est justement ce boom de la construction, avec les conditions de travail et de sécurité épouvantab
les qui l’accompagnent, qui a préparé le terrain de la révolte. D’après Human Rights Watch, rien qu’en 2004, 880 ouvriers du bâtiment ont trouvé la mort sur leur lieu de travail. La plupart de ces accidents n’ont pas été signalés par les employeurs ou ont été étouffés par le régime |18|. Par ailleurs, les foyers de travailleurs construits en plein désert par les géants de l’industrie du batiment et leurs sous-traitants se caractérisent par l’absence de conditions minimales d’hygiène et d’approvisionnement satisfaisant en eau potable. Entre autres facteurs qui mettent à rude épreuve la patience des travailleurs, on peut citer l’allongement constant de la distance entre les foyers et les chantiers, le despotisme (teinté de préjugés raciaux ou religieux) des contremaîtres, la présence de gardes privés et de mouchards dans les foyers, des contrats de travail qui relèvent pratiquement de l’esclavage pour dette et, enfin, la totale impunité dont jouissent les employeurs qui disparaissent du jour au lendemain ou qui se déclarent en faillite sans payer les arriérés de salaire |19|. C’est de cette condition pitoyable que témoignait un travailleur du Kerala interviewé par le New York Times : « Je voudrais que les riches sachent qui a construit ces tours. Qu’ils viennent ici et voient à quoi ressemble notre vie |20|. »

Les premiers signes de rébellion sont apparus à l’automne 2004, lorsque plusieurs milliers de travailleurs asiatiques défilèrent courageusement sur l’autoroute à huit voies Sheikh Zayed en direction du ministère du Travail. Ils y furent acueillis par la police anti-émeute et par des fonctionnaires brandissant des menaces d’expulsion massive |21|. L’année 2005 fut marquée par des manifestations et des grèves de moindre envergure en signe de protestation contre le non paiement des salaires ou la dangerosité des conditions de travail. Ces mobilisations s’inspiraient de la grande révolte des travailleurs bengalis du Koweït, au printemps de la même année. Au mois de septembre, près de sept mille travailleurs manifestèrent trois heures d’affilée – la plus grande protestation de l’histoire de Dubaï. Et puis il y a eu l’émeute du 22 mars 2006, déclenchée par le harcèlement des gardes de sécurité de la tour de Burj Dubai.

C’était la fin de la journée. Quelque 2 500 travailleurs épuisés attendaient les autobus qui devaient les ramener à leurs dortoirs dans le désert. Les bus étaient en retard. Les gardes commencèrent à agresser les ouvriers. Furieux, ces derniers -pour la plupart des musulmans indiens – contre-attaquèrent et tabassèrent les gardes, avant de s’en prendre aux bureaux de leur entreprise. Ils incendièrent des voitures de fonction, saccagèrent les locaux et détruisirent ordinateurs et dossiers. Le lendemain matin, l’armée des travailleurs mit la police au défi de revenir sur les lieux, refusant de se remettre à l’ouvrage tant que leur employeur – Al Naboodah Laing O’Rourke, une entreprise locale- ne leur accorderait pas une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail. Sur le chantier du nouveau terminal de l’aéroport, des milliers d’ouvriers s’associèrent à cette grève sauvage. Quelques concessions mineures accompagnées de menaces drastiques vinrent à bout de la mobilisation, mais le mécontentement continua à faire rage. En juillet, des centaines d’ouvriers du chantier Arabian Ranches se révoltèrent contre la pénurie chronique d’eau dont souffraient leurs baraquements. D’autres travailleurs ont organisé des réunions syndicales clandestines, et auraient même menacé d’installer des piquets de grève à l’entrée des hôtels et des centres commerciaux |22|.

Dans le désert des Émirats, l’écho de la voix rebelle des travailleurs porte plus loin qu’ailleurs. En fin de compte, Dubaï dépend au moins autant de la main-d’œuvre bon marché que des prix élevés du pétrole. et les El Maktoum, tout comme leurs cousins des autres émirats, savent fort bien qu’ils règnent sur un royaume irrigué par la sueur des travailleurs sud-asiatiques. Dubaï a tellement investi sur son image idyllique de paradis du capital que même des troubles mineurs pourraient avoir des conséquences dramatiques sur la confiance des investisseurs. L’émirat est donc en train d’étudier toute une gamme de réponses possibles à l’agitation ouvrière, qui vont d’une politique d’expulsions et d’arrestations en masse à l’autorisation partielle de certaines formes de négociation collective. Mais tolérer aujourd’hui la moindre contestation, c’est risquer de voir surgir demain des revendications qui ne concerneront plus seulement les libertés syndicales, mais aussi les droits civiques, menaçant ainsi les fondements absolutistes du pouvoir des El Maktoum. Aucun des partenaires de Dubaï SA – qu’il s’agisse de la marine américaine, des milliardaires saoudiens ou de la joyeuse cohorte des riches résidents étrangers — ne souhaite assister à la naissance d’un Solidarnosc au milieu du désert.

El Maktoum, qui se verrait bien en prophète de la modernité arabo-persique, adore impressionner ses invités avec des proverbes subtils et des aphorismes lourdement signifiants. Citons l’une de ses maximes favorites : « Quiconque n’essaie pas de transformer le futur restera prisonnier du passé |23|. » Mais le futur qu’il construit à Dubaï — sous les applaudissements des milliardaires et des multinationales du monde entier — s’apparente plutôt à un cauchemar émergé du passé : la rencontre d’Albert Speer et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie.


Une version de ce texte est à paraître dans Mike Davis, Daniel Monk (sous la dir.), Evil Paradises : The Dreamworlds of Neo-Liberalism, New Press, 2007. Dubaï, entre la peur et l’opulence est à paraître aux éditions des Prairies ordinaires en octobre 2007.


|1| Tarek ATIA, « Everybody’s a Winner », Al-Ahram Weekly, 9 février 2005.

|2| Hari SREENIVASAN, « Dubai : Build It and They Will Come », ABC News, 8 février 2005.

|3| Michael PACIONE, « City Profile : Dubai », art. cit., p. 257.

|4| Lee SMITH, « The Road to Tech Mecca », art. cit. ; Stanley REED, « A Bourse is Born in Dubai », Business Week, 3 octobre 2005 ; et Roula KHALAF, « Stock Exchanges : Chance to tap into a vast pool of capital », Financial Times, 12 juillet 2005.

|5| Roula KHALAF, « Stock Exchanges », art. cit..

|6| William MCSHEEHY, « Financial centre : A three-way race for supremacy », Financial Times, 12 juillet 2005.

|7| « A Short History of Dubai Property », AME Info, août 2004.

|8| Lonely Planet, Dubai : City Guide, London 2004, p. 9 ; and William RIDGEWAY, « Dubai, Dubai—The Scandal and the Vice », Social Affairs Unit, 4 avril 2005.

|9| L’American Enterprise Institute est une fondation néoconservatrice américaine. Le Cato Institute est un think tank libertarien |NdT|.

|10| William WALLIS, « Demographics : Locals swamped by a new breed of resident », Financial Times, 12 juillet 2005.

|11| Nick MEO, « How Dubai, playground of business men and warlords, is built by Asian wage slaves », The Independent, 1er mars 2005.

|12| Ibid.

|13| Lucy WILLIAMSON, « Migrants’ Woes in Dubai Worker Camps », BBC News, 10 février 2005.

|14| Voir le récit publié le 15 février 2005 sur secretdubai.blogspot.com.

|15| Sur l’emprisonnement des victimes de viols, cf. « Asia Pacific Mission for Migrants », News Digest, septembre 2003.

|16| Meena JANARDHAN, « Welcome mat shrinking for Asian workers in UAE », Inter Press Service, 2003.

|17| Voir Ray JUREIDINI, « Migrant Workers and Xenophobia in the Middle East », UN Research Institute for Social Development, Identities, Conflict and Cohesion : Programme Paper n° 2, Genève, décembre 2003.

|18| « UAE : Abuse of Migrant Workers », Human Rights Watch, 30 mars 2006.

|19| Anthony SHADID, « In uae, Tales of Paradise Lost », Washington Post, 12 avril 2006.

|20| Hassan FATTAH, « In Dubai, an Outcry from Asians for Workplace Rights », New York Times, 26 mars 2006.

|21| Julia WHEELER, « Workers’ safety queried in Dubai », BBC News, 27 septembre 2004.

|22| Hassan FATTAH, « In Dubai » ; Dan MCDOUGALL, « Tourists become targets as Dubai’s workers take revolt to the beaches », Observer, 9 avril 2006 et « Rioting in Dubai Labour Camp », Arab News, 4 juillet 2006.

|23| Cité in LYNE, « Disney Does the Desert ? ».