Le débat autour de la déchéance de nationalité s’est concentré autour d’un concours de valeurs. Au-delà de la question de l’inefficacité ou de la trahison de valeurs, Djohar Sidhoum-Rahal montre ici qu’il importe de prendre le texte au sérieux, pour ce qu’il est et ce qu’il ferait : déplacer la frontière de la Nation. Or lorsque les frontières se déplacent, les zones grises apparaissent qui accompagnent les nouvelles délimitations en attendant qu’elles se fixent. La curieuse association du droit pénal au droit de la nationalité produit un nouvel intérieur et un nouvel extérieur, parfaite condition d’un droit pénal de l’ennemi.

Il convient d’abord de répondre à l’étonnante fonction assignée à ce texte par le gouvernement lui-même : faut-il prendre ce dernier au sérieux lorsqu’il dit que la déchéance n’est qu’un symbole ? Qu’est-ce donc que ce droit pénal symbolique ? La force du droit en tant qu’opération de traduction du monde réel dans un monde abstrait, le monde des catégories juridiques, pour agir, en retour, sur le monde réel aux moyens des normes juridiques, est tout l’inverse de l’ « expression » ou de l’ « évocation » qu’implique l’idée de symbole. Le droit n’a de valeur que par ce qu’il fait, ce qu’il accomplit. C’est justement la façon qu’a le droit de produire du réel : se prendre lui-même au mot, en tant qu’il est la parole performative par excellence.

Aussi, je voudrais montrer que non seulement ce texte change la constitution et donc l’ordre juridique, pour de vrai, mais qu’il participe d’une cohérence bien plus générale entre le titre de la loi « de Protection de la Nation » et son article 2 qui consiste en une redéfinition des frontières de la nation.

La constitution, socle fondamental de l’ordre juridique et, du point de vue de la hiérarchie des normes, sommet de celui-ci, est à la fois une limite et une protection. Changer la constitution est donc, de manière générale, une affaire de frontière, de limitation des possibles d’un ordre juridique.

De plus ici, le projet vise à créer une nouvelle catégorie dans une matière particulière, celle de la nationalité. Or, la nationalité est justement une affaire de détermination de « qui est dedans » et « qui est dehors », qui appartient et qui n’appartient pas au groupe national, à la nation : changer les types d’appartenance est donc une affaire de frontière, encore.

Trois versions pour une même discrimination au sein du peuple français.

Le premier projet, de novembre 2015, proposait de créer un article 3-1, à la suite de l’article 3 actuel, portant sur la souveraineté du peuple. Une demande d’avis est déposée auprès du Conseil d’état, lequel cumule la casquette de juge au sommet de l’ordre administratif et celle de conseil du gouvernement. Il rend un avis favorable avec deux réserves : que la mesure soit intégrée à l’article 34 actuel de la Constitution et qu’elle se limite aux seuls crimes et non pas aux délits.

En revanche, il ne s’émeut pas de la création d’une catégorie constitutionnelle nouvelle, celle du « Français qui a également une autre nationalité ». En effet, « on peut définir les catégories juridiques comme des classes ou ensembles de faits, d’actes, d’objets auxquels la loi ou toute autre norme attache des conséquences juridiques. »[1]. Il n’est pas besoin de déclarer une intention explicite de création de catégorie pour le faire. On a là, la création d’une nouvelle classe, constituée de personnes françaises qui ont également une autre nationalité. A cette classe, on attache des conséquences juridiques, un régime de peine particulier : la déchéance de nationalité.

Ce qui frappe le plus dans cet avis c’est la conception implicite de la nationalité qui est exposée : «Pour autant, la mesure proposée répond à un objectif légitime consistant à sanctionner les auteurs d’infractions si graves qu’ils ne méritent plus d’appartenir à la communauté nationale. ». La nationalité, selon le Conseil d’état se mérite donc, dès lors que l’on a une autre nationalité. La catégorie des « binationaux » ainsi créée, on est assuré que c’est d’eux dont on discute l’appartenance en termes de mérite.

Une deuxième version, de décembre 2015, maintient explicitement la nouvelle catégorie, en limitant toutefois la mesure aux seuls crimes en précisant qu’il s ‘agit de «personne née française qui détient une autre nationalité ». Cette formulation entend répondre à un principe fondamental de la République qui pourrait être dégagé par le Conseil constitutionnel : celui de l’impossibilité de déchoir quelqu’un qui est né français. Pour éviter une éventuelle censure constitutionnelle, est ainsi instauré un conflit de valeurs à l’intérieur même du bloc de constitutionnalité. La catégorie intermédiaire entre National.e et Etranger.e, celle de «Pluri-national.e »  est ainsi posée dans ce texte et remplace la traditionnelle distinction entre Français.e d’attribution et Français.e d’acquisition.

Au final, un amendement « d’apaisement », dévoilé à la dernière minute devant la Commission des lois, prétend répondre à certaines craintes, en supprimant la référence à une autre nationalité tout en réintroduisant les délits. La catégorie nouvelle demeure pourtant. En effet, dès lors que deux régimes de conséquences sont maintenus, la déchéance pour les uns, la perte des droits civiques pour les autres, il existe bel et bien deux catégories juridiques et le camouflage ne change rien.

Le gouvernement justifie cette distinction par une prétendue interdiction de l’apatridie par le droit international.

Or l’apatridie n’est pas interdite par le droit international auquel est soumis la France. La France a signé, mais non ratifié, la Convention de réduction des cas d’apatridie de 1961 ; celle-ci ne s’impose pas. De surcroît, lors de la signature, la France, s’est explicitement réservée le droit de déchoir un.e national.e, quitte à le/la rendre apatride, dans des cas exceptionnels.

La Convention de 1954 relative au statut des apatrides vise à améliorer les conditions des apatrides, particulièrement vulnérables, en les assimilant à des réfugiés et non à interdire leur existence.

La Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 1948 n’a aucune valeur contraignante, ni portée juridique réelle, elle est une proclamation de droits comme les nombreuses résolutions votées par l’Assemblée Générale de l’ONU.

Puisque l’apatridie n’est pas interdite, il faut s’interroger sur ce que cela dit d’inventer du droit qui n’existe pas : s’agit-il d’incompétence juridique ? C’est peu probable. Il suffisait de se rapporter aux textes internationaux. S’agit-il alors d’un camouflage et dans ce cas, de quoi ? L’argument de l’apatridie est venu du gouvernement qui justifie par là le double régime qu’il crée. Cette manoeuvre a été efficace puisqu’on a oublié la véritable distinction du droit de la nationalité, entre attribution et acquisition. Déchoir des Français de naissance est inédit, assez pour que l’on prétende ne pas pouvoir faire autrement.

Faire de la nationalité une sanction pénale : une révolution.

La nationalité, c’est d’abord l’expression de la souveraineté de l’état : reconnaître un individu comme son/sa ressortissant.e c’est exprimer sa souveraineté, aucun état ne peut forcer un autre à une telle reconnaissance, ni l’en empêcher. Faire dépendre la nationalité de l’expression de souveraineté d’un état tiers, c’est donc renverser la logique. C’est aussi, de fait, ne supporter que ceux parmi les criminel.le.s dont le monde ne veut pas : les personnes « mononationales ».

Revers de la souveraineté, la nationalité est aussi l’expression d’un lien d’appartenance à la communauté juridique de cet état. Il faut savoir distinguer la nationalité, qui est une catégorie en elle-même, des droits qui lui sont attachés :

« L’idée de punir certains méfaits par la perte de la nationalité ne provient que d’une confusion entre les deux termes trop souvent confondus. La Nationalité n’est qu’une aptitude à jouir des droits de citoyen ; on peut déclarer déchus de tous leurs droits les individus qui se sont rendus coupables de certains crimes, mais on ne peut enlever la qualité de national qu’à ceux qui se sont rattachés à une nationalité étrangère »[2]. Lorsqu’il est dit « se rattacher à une nationalité étrangère » il est question de perte de nationalité, non une déchéance.

Il faut garder à l’esprit que les dispositions des articles 23-7 et 23-8 du code civil actuel visent non pas une activité pénale mais militaire, de celui qui rejoint une armée étrangère ou établit un lien d’allégeance avec un autre état. Jamais, une disposition pénale, donc une affaire de droit commun interne, n’a prétendu rompre un lien de filiation. Jamais un Français de naissance n’a été déclaré orphelin, du fait d’un crime ou d’un délit.

Considérer que la nationalité, par principe, se mérite ou qu’elle se retire comme un privilège est l’expression d’une confusion entre deux catégories de personnes : les Français.e.s d’attribution et les Français.e.s d’acquisition. On a souvent entendu les opposant.e.s au projet expliquer qu’ils.elles refusaient une remise en cause du droit du sol : or ce n’est pas l’enjeu principal du projet.

C’est à une dissolution de la distinction entre attribution et acquisition que l’on assiste. Les Français.e.s d’attribution sont les personnes qui sont nées françaises, sans qu’aucun choix de leur part ne soit fait. Elles sont françaises soit en application du droit du sang (par filiation, puisque l’un.e de leurs parents est français.e) soit en application du double droit du sol (l’un.e de leurs parents est né.e en France et ils/elles y sont né.e.s).

En revanche, les Français.e.s d’acquisition sont les personnes qui ne sont pas nées françaises et qui ont acquis la nationalité sous conditions et à un âge avancé (en général en tant que majeur). Le modèle type des Français.e.s d’acquisition est celui des naturalisé.e.s.

La différence entre les deux principes (double sol et sang) et l’exception, se devine dans l’origine du mot naturalisation : L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert nous dit que la naturalisation se distingue de la naturalité. L’une, la naturalité, est « l’état de celui qui est naturel d’un pays », tandis que l’autre la naturalisation est « l’acte par lequel un étranger est naturalisé, c’est-à-dire qu’au moyen de cet acte, il est réputé et considéré de même que s’il était naturel du pays, et qu’il jouit de tous les mêmes privilèges ».

La nationalité et la naturalisation sont manifestement les deux facettes de l’expression de la souveraineté de l’état. C’est l’état qui choisit de vous reconnaître. Ce n’est donc pas un choix des individus. C’est d’abord un état des personnes à la naissance et, par exception, une demande des personnes à l’âge adulte qui se sont fixées dans un pays.

C’est là une distinction juridique fondamentale, celle entre Français.e.s d’attribution et d’acquisition qui réside dans le fameux mérite. Une personne qui demande la naturalisation doit prouver sa bonne vie et ses bonnes moeurs, son absence de condamnation pénale, sa bonne maîtrise de la langue française etc. Une personne mariée à un.e Français.e. doit aussi prouver son degré d’assimilation et son absence de condamnation pénale. Aucune de ces conditions n’est jamais requise pour un.e Français.e d’attribution.

Paradoxalement, c’est la différence mineure, entre « droit du sol » et « droit du sang » qui a occupé le débat public, le second étant parfois perçu comme avatar d’une essentialisation des identités à combattre. Il importe sur ce point de ne pas se laisser prendre par l’image biologisante que l’expression de droit du sang peut induire.

Si le « jus sanguinis » est le premier principe du code civil de 1804, il n’est pas nécessairement un droit du sang au sens « ethnique » : l’enfant d’un.e naturalisé.e est Français par filiation. Voir dans le droit du sang une racialisation est une erreur qui crée de la confusion et empêche le débat en des termes adéquats puisque ce n’est pas le droit du sol, droit d’acquisition de la nationalité, qui est remis en cause.

En effet toutes les personnes françaises par acquisition, c’est-à-dire les Etranger.e.s naturalisé.e.s Français.e.s, les enfants nés en France de parents étrangers, les Etranger.e.s marié.e.s à des Français.e.s sont déjà concernées par l’article 25 du code civil. Si l’on peut se battre contre, on ne peut pas mener le débat comme si c’était une nouveauté.

Si l’histoire républicaine a limité la déchéance aux naturalisé.e.s, ce n’est pas par esprit inégalitaire, mais par cohérence quant à l’idée du principe premier de nationalité, comme lien d’appartenance qui ne s’analyse d’aucune façon en « mérite ».

Dès lors, on comprend mieux ce qui se révèle derrière l’étrange formule du Conseil d’état sur le mérite. Il y a identification, dans l’esprit du conseiller au Gouvernement, entre les personnes nées « plurinationales » et celles qui ne sont pas « naturelles » du pays… Le débat public partage cet implicite, puisque ce ne sont qu’eux qui sont défendus ou attaqués, alors que les enfants de couples mixtes sont largement ignorés dans cette affaire qui les concerne pourtant au premier chef.

La fable de la déchéance de nationalité au service de l’émancipation.

Le gouvernement a voulu camoufler le caractère de rupture de la mesure en se réclamant de l’histoire de l’abolition de l’esclavage pour la banaliser.

Le décret d’abolition de l’esclavage de 1848 prévoit dans son article 8 qu’ « à l’avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder, d’acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînera la perte de la qualité de citoyen français. ». Ce même décret prévoit en son article 5 l’indemnisation des propriétaires d’esclaves, il est pour le moins étrange que le gouvernement prétende prendre pour modèle pénal l’indemnisation d’auteurs de crimes contre l’Humanité.

L’article 8 mentionne la perte de la qualité de citoyen français, non la déchéance de la nationalité. La formulation renvoie-t-elle à l’actuelle déchéance de nationalité ou à une simple perte de droits civiques ? La jurisprudence qui nous éclaire est très maigre. De multiples réécritures de cet article ont visé à rendre impossible son application. Dans un premier temps, un délai de trois ans est laissé aux propriétaires pour vendre leurs esclaves en minimisant les pertes.

Juste avant l’expiration du délai, il est rapporté à dix ans, jusque 1858. En 1858, les débats reprennent où on entend un député déclarer : « n’est-on pas retenu par un vif sentiment d’équité qui ne permet pas de placer des concitoyens entre la ruine de leur fortune et l’abjuration de leur nationalité ? »[3].

Le décret est alors modifié par une loi du 28 mai 1858 qui le rend quasi inapplicable, ceux ayant hérité d’esclaves, ou bien obtenus par don ou par mariage, ainsi que ceux les ayant achetés avant 1848, ne sont plus frappés par cette perte de qualité de citoyen.

Cependant on a vu l’application de l’article 8 du décret d’abolition de l’esclavage devant la Cour d’Alger dans un arrêt du 19 janvier 1898. Cette application concerne toutefois un Sieur El Guerbaoni qui n’est pas citoyen français de naissance. Né indigène musulman il a demandé à bénéficier de la procédure prévue par le Sénatus Consulte de 1865, ayant trait au statut personnel et à la naturalisation de l’« indigène musulman » et de l’« indigène israélite ».

L’octroi de la citoyenneté française n’était pas de droit, mais exigeait un décret en Conseil d’État, résultant d’une demande individuelle, exigeant la production d’un certain nombre de pièces, attestant de moeurs conformes, enquête à l’appui. Il faut rappeler que la procédure de naturalisation des indigènes exigeait la renonciation à leur statut personnel musulman ou israélite. Il s’agit donc en l’espèce d’un Français qui a acquis les droits de citoyen sur la base d’un critère de mérite.

Il s’avère que la sanction de perte de la qualité de citoyen français, dans l’expression « déchéance de la qualité de citoyen français » de la Cour d’Alger, ne peut être confondue avec la déchéance de nationalité défendue aujourd’hui, puisque le Sieur El Guerbaoni, né indigène, ne pouvait être renvoyé à une nationalité algérienne, alors non reconnue par l’état français.

Ainsi, le Premier Ministre a voulu fonder son histoire de la déchéance devant la commission des lois sur ce qui ne fût appliqué qu’aux naturalisé.e.s et non pas aux Français.e.s de naissance.

Certains députés ont évoqué, à l’appui du projet, la constitution de 1791. L’article 6 du titre II prévoit la perte de la qualité de citoyen. Celle-ci est à comprendre en tant que « citoyenneté active », essentiellement le droit de vote. Par ailleurs les femmes n’étaient pas visées et la qualité pouvait être retrouvée après un certain temps : il ne s’agit donc en aucun cas de la nationalité, telle que définie de nos jours.

Le déplacement de la frontière : une logique de purification.

Nombre d’observateurs considèrent ce projet comme procédant, sur le plan politique, d’une volonté de s’absoudre de toute responsabilité collective et de purifier le corps social. Sur le plan juridique, lorsqu’on examine les conséquences dans le monde matériel, de ce jeu de création dans le monde du droit, une logique de purification semble aussi s’installer.

D’abord, en raison des problèmes de distinction que la mesure pose entre ceux qui « ont » et ceux qui « n’ont pas » une autre nationalité. Comment établir qu’un enfant né français (par filiation ou par le sol), qui a donc toujours été connu de l’administration comme français, est en réalité, aussi ressortissant d’un autre pays ? Il reviendrait, d’après la loi d’application diffusée, au juge pénal de prendre la décision de déchoir de la nationalité ou des droits qui lui sont attachés. C’est imposer au juge pénal de faire le tri entre le/la « mononational.e » et la/le « plurinational.e ».

Y-aura-t-il une enquête généalogique pour chaque Français.e renvoyé.e devant un.e juge pénal ? Ou pour les seul.e.s « issu.e.s de la binationalité visible » ? Exigera-t-on demain, du/de la juge pénal, qu’il interroge le/la personne mis.e en cause sur ses ancêtres, en plus de lui demander de décliner ses état civil, profession, nationalité et adresse, comme c’est le cas aujourd’hui ? Exigera-t-on demain, du/de la juge pénal, qu’il/elle fasse défiler le/la mis.e en cause devant les 176 ambassades étrangères à Paris pour demander à des états étrangers s’ils reconnaissent comme ressortissant.e.s tel.le ou tel.le terroriste ? Verra-t-on le/la juge pénal français.e lui-même appliquer le droit de la nationalité d’un pays se proclamant de la « charia » par exemple, qui reconnaît la transmission par le père, mais non par la mère, de la nationalité ? Une logique inquisitoriale basée sur un faisceau d’indices généalogiques, devra donc se développer du côté du juge pénal.

Ensuite parce qu’à l’avenir, chaque Français.e qui s’aventurerait à avoir un enfant avec un.e Etranger.e verrait l’ensemble de sa descendance risquer la déchéance, telle une damnation née d’amours impures. Après les accusations de mariage gris, c’est au tour des enfants d’être soumis au culte de la « mononationalité ». Ce sera aussi le cas des enfants nés de deux parents français « mononationaux » dans un pays appliquant le droit du sol simple, comme les Etats Unis d’Amérique. « Bi-national » par le hasard du lieu de naissance, l’enfant serait lui aussi rattaché à la catégorie intermédiaire à laquelle on réserverait un régime pénal spécifique.

Aussi, c’est la moindre trace d’extranéité, de lien à l’extérieur de la Nation, par la filiation ou par la naissance à l’étranger, qui « contaminerait » la condition de l’enfant né français. Ces « impur.e.s » de l’expérience nationale se trouveraient pour elles et eux-mêmes et les générations des générations, renvoyé.e.s à la catégorie intermédiaire qui vit sous probation. La question qui se pose ne serait plus celle de la nationalité d’attribution ou d’acquisition, ni même celle de la nationalité par la filiation ou par le sol, mais celle de la pureté, au sens de l’absence de lien extérieur, qui seule préserve d’une condition de Français.e.s suspect.e.s.

La véritable nouveauté, concernant les Français.e.s d’acquisition est, par ailleurs, passée inaperçue : l’article 25 du code civil prévoit une limitation à 15 ans après l’acquisition de la nationalité, au-delà de laquelle il n’est plus possible de déchoir. Ensuite, elle devient un état, incontestable. La condition d’exception est donc, en l’état actuel, transitoire. Cette limite a disparu dans le projet du gouvernement. Le refus de penser la logique générale du droit de la nationalité permet, paradoxalement, une aggravation conséquente de la condition de toutes et de tous puisque la période de probation deviendrait éternelle. En outre, les infractions visées sont plus larges avec la catégorie d’atteinte à la vie de la Nation. Bien au-delà des crimes et délits terroristes (apologie comprise), cette notion inconnue pour l’instant peut donner lieu à toutes les interprétations.

La possible contamination de l’ordinaire par l’exceptionnel est de longue date observée : l’exemple typique des fichiers d’empreintes génétiques l’illustre. Ce qui est d’abord introduit au nom d’une extraordinaire dangerosité (hier la pédophilie) se déploie dans les plus banales infractions. Déjà une députée européenne demande l’application de la déchéance aux femmes coupables de simples contraventions parce qu’elles portent un voile intégral. En 2010 c’était pour toute agression contre la police que la déchéance était défendue par l’ancien Président de la République. Il est très facile d’imaginer la banalisation de cette peine, dans un mouvement ordinaire du droit pénal qui de l’exception va vers le commun. Enfin, les affaires de droit commun peuvent incidemment intégrer un volet de terrorisme, et inversement, les affaires de terrorisme peuvent avoir engagé des comportements criminels de simple banditisme. Tous ces chemins, inévitables, convergent en un point : la pollution du raisonnement du juge pénal par des considérations d’être plutôt que d’agir. «L’aspect décisif sera d’établir dans quel groupe sera incluse la personne en question. Une fois que l’inclusion sera faite, le droit spécial devra s’appliquer sans limites. Et à partir de ce moment, les différenciations juridiques n’auront plus de sens. Cette séparation entre divers groupes de personnes me semble réellement nouvelle ; là réside le nouveau commencement »[4]. Cette citation du pénaliste allemand Edmund Mezguer, idéologue nazi, choque.

Le parallèle semble exagéré : il ne s’agit pas de dire que la déchéance proposée par le gouvernement est basée sur la « race ». Néanmoins, il existe une généalogie qui part de la conception, fondée par E.Mezguer, celle d’un double droit pénal, l’un « pour la généralité » et l’autre « pour des groupes spéciaux de personnes déterminées » qui mène à la théorie formulée dès 1985, par Günthers Jakobs, lequel défend un droit pénal de l’ennemi se distinguant du droit pénal du citoyen, soit l’idée d’un droit interstitiel entre le droit de la guerre et le droit pénal commun.

N’est-ce pas d’une logique comparable qu’il s’agit, lorsque le Président annonce qu’il y a une guerre, sans aller jusqu’à la déclarer, entretenant ainsi l’ambiguïté ? Lorsque le Président parle de la déchéance « pour ceux qui tuent des Français parce qu’ils sont Français », comme si la situation présente n’était pas celle d’une menace criminelle mais celle d’un état de guerre civile, le « ceux » étant, par définition puisque susceptibles d’être déchus, des Français.e.s ? Ce climat de conflit interne, entretenu par un état d’urgence pérenne, évoque immanquablement l’idée d’un droit pénal de l’ennemi. Ce rapprochement a d’ailleurs déjà été fait avec le droit pénal de la dangerosité[5] ou le droit pénal antiterroriste aux états-Unis après le 11 septembre.[6]

En choisissant la nationalité comme peine complémentaire, l’ambiguïté est entretenue, un entre-deux alimenté, entre la réponse pénale qui renvoie à l’intérieur et la réponse de déchéance, qui renvoie à l’extérieur.

Si les déchu.e.s ne sont pas reclu.e.s, que leur adviendra-t-il ? Leur expulsion semble peu probable pour plusieurs raisons. D’abord, certain.e.s seraient exposé.e.s à des traitements inhumains et dégradants ou à la peine de mort. Alors, la Cour européenne des droits de l’homme interdira toute expulsion. Ensuite rien n’indique que les états, dont la France prétendra qu’ils sont ressortissant.e.s ne les acceptent, souveraineté oblige. On se souvient d’ailleurs du refus de l’état de naissance des parents de Mohamed Merah de recevoir sa dépouille. On imagine mal un accueil de terroristes, né.e.s Français.e.s, et dangereux.ses, en état de nuire n’ayant de surcroît commis aucun acte dans le pays vers lequel on voudrait les envoyer. Quel état accepterait une telle contrainte ? Ces déchus, déjà largement non expulsables aujourd’hui, sont le présage de la création, à la chaîne, de fantômes demain : sans titre de séjour, sans autorisation de travail, sans droits sociaux[7], politiques ou civiques.

L’effrayante coïncidence des zones grises.

Ce déplacement de la frontière de la nationalité crée une zone tampon perpétuelle, une zone grise, cohérente avec les mesures administratives prises aujourd’hui sur le fondement de notes blanches ou les appels à maintenir en centres fermés les fichés S demain. Ces mesures ont, à juste titre, été largement critiquées.

Il faut cesser de s’interroger sur la hiérarchie de la gravité entre les mesures administratives de l’article 1 et les celles pénales et civiles ide l’article 2 du projet de loi et plutôt s’alerter sur la cohérence générale de la loi de « Protection de la Nation » dans ses conséquences. Comment considérer qu’il n’y a que symbole et campagne médiatique lorsque l’adéquation est aussi frappante, entre mesures pénales, civiles et administratives, qui d’un même mouvement enserrent les mêmes classes de citoyens, les « Français gris » ?

Sur le plan politique, il est dit que la division du peuple français rend service aux terroristes et l’étonnement est grand de voir la promptitude à changer si vite la constitution après l’attaque de novembre 2015. Quant à l’initiative des catégories juridiques, il est frappant de voir que l’idée d’une zone grise, intermédiaire entre le peuple français et les étrangers, vient d’abord de Daesh qui la diffusait dès après les attentats de janvier 2015.

Le groupe qui a organisé et revendiqué les attaques de janvier et novembre 2015, quel que soit le nom qu’on choisit de lui donner, est une organisation criminelle qui a un projet politique explicite, la rendant singulière parmi les organisations criminelles. Ce projet est explicite dans ses publications de propagande, notamment Dabiq, disponible en ligne. Ces criminel.le.s souhaitent créer un état transnational, voire a-national, des musulman.e.s. L’organisation, antinationaliste,[8] juge que la notion de Nation doit s’effacer devant la seule appartenance légitime : la religieuse. Pour eux, les Européen.ne.s musulman.e.s ou réputé.e.s musulman.e.s constituent une  « zone grise » qui est « une cachette d’ hypocrites » : sont ainsi désignés ceux qui vivent ensemble avec des non musulman.e.s. Daesh, anathèmes et menaces à l’appui, déclare que celles et ceux qui se disent musulman.e.s et sont européen.ne.s ont vocation à rejoindre cet « état », pour « apporter plus de division dans le monde » et ainsi « détruire la zone grise partout»[9]. Ce groupe vise à dissoudre la vie des Européen.ne.s musulman.e.s et pour faire éclater cette zone grise, leur stratégie est de rendre la vie des Européen.ne.s musulman.e.s insupportable en frappant l’Europe. Ils écrivent : « L’existence du califat amplifie l’impact émotionnel, économique, social et politique de n’importe quelle opération menée par un combattant contre les croisés enragés. Cet impact amplifié force les croisés à détruire eux-mêmes, activement, la zone grise, dans laquelle beaucoup d’hypocrites et de réformateurs déviants vivant en Occident se cachent»[10]

La zone grise du droit, autour de la frontière en déplacement, coïncide avec cette zone grise de Daesh. L’engrenage dans lequel est pris la France est à la fois similaire de celui des états Unis au lendemain du 11 septembre et singulier, tant les héritages du droit colonial suintent de tous les pores de l’exception à la française[11].

S’interrogeant sur les conséquences des mesures spéciales du droit américain sous couvert de la « war on terror », Julien Cantegreil rappelait en 2007 que c’est l’interprétation de la Constitution elle-même qui en sortira transformée. Rapporté à la France, le travail d’interprétation de la Constitution se retrouve dans le bloc de constitutionnalité, auquel le gouvernement entend faire échec grâce au Congrès. L’enjeu est le même : « Le droit valide ou invalide, il n’oublie pas : toute pratique qui n’aura pas été officiellement répudiée se transformera en précédent pour l’avenir »[12]. Quelle que soit la formulation qu’elle emprunte, la déchéance de nationalité comme probation éternelle est l’arme qui distinguera l’ennemi du citoyen, en écho au double régime qu’a si longtemps trimballé la République. Si l’irréversible de la rupture symbolique a frappé celles et ceux qui, passionné.e.s d’égalité, se sont trouvés meurtri.e.s d’entendre posée l’alternative entre la création d’apatride ou de ségrégation, la partie du droit, elle, n’est pas encore perdue.

[1]                 Danièle Lochak, « La race : une catégorie juridique ? », p.291 In: Mots, n°33, décembre 1992, pp. 29-303

[2]                 George Cogordan, La nationalité au point de vue des rapports internationaux, Paris, 1879, p.287

[3]                 L.C. Jennings, L’abolition de l’esclavage par la IIe République et ses effets en Louisiane (1848-1858), Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 56, n°205, 4e trimestre 1969, pp. 375-397, p.396

[4]                 Cité par G.Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité-droit pénal de l’ennemi », p.8 http://www.college-de-france.fr/site/mireille-delmas-marty/seminar-2009-06-08-14h00.htm

[5]                 J. Herrmann, in C. Lazerges,G.Giudicelli-Delage, La dangerosité saisie par le droit pénal, PUF 2015

[6]                 S. Aubert, Revue électronique de l’AIDP, 2012 A-02:1

[7]                 Les naturalisés déchus de 2015 ont ainsi appris que l’ensemble de leurs cotisations à la retraite ont « disparu » , voir le magazine Complément d’enquête du 4 février 2016, France 2

[8]                 Dabiq n°7, p.56 et p. 57 http://media.clarionproject.org/files/islamic-state/islamic-state-dabiq-magazine-issue-7-from-hypocrisy-to-apostasy.pdf

[9]                 Idem p.58

[10]               Idem, p. 61.

[11]               Depuis la loi de 1955 jusqu’au recours argumentatif à 1848, voire, pour un éventuel calcul généalogique à venir du degré de métissage des plurinationaux potentiels, la reprise de la tradition des jurisprudences du droit colonial sur les enfants mixtes.

[12]               J.Cantegreil, « L’antiterrorisme et l’état d’exception en échec », Esprit, octobre 2007.