La séquence électorale de mars 2020 – un second tour reporté, un premier tour maintenu malgré l’épidémie de Covid-19, entraînant un niveau de participation exceptionnellement bas – aurait presque fait passer inaperçu un fait politique lui aussi inédit. Alors qu’en 2014 le Front national (renommé depuis Rassemblement National) obtenait la direction de onze municipalités1, six ans de mandat plus tard la plupart des équipes frontistes sont reconduites, et ce dès le premier tour – à Beaucaire, Camaret-sur-Aigues, Fréjus, Hayange, Hénin-Beaumont, Le Pontet et Villers-Cotterêts2. Si les victoires de 2014 s’étaient le plus souvent jouées sur des triangulaires ou quadrangulaires3, celles de 2020 sont, malgré le taux d’abstention historique, sans ambiguïté. Dans ces territoires, le vote RN apparaît ainsi moins « dégagiste » et « anti-système » qu’il n’est présenté parfois : lorsque ledit « système » les satisfait, lorsque les politiques mises en œuvre paraissent aller dans le sens de leurs intérêts, les électeurs et électrices continuent de voter, et en nombre, pour les élu-es d’extrême-droite4. Autre enseignement : le caractère usuellement clivant du RN semble s’être considérablement émoussé dans ces communes, laissant place au fil des années à une normalisation du frontisme municipal. Celle-ci, cependant, ne s’explique pas uniquement par l’adhésion pleine et entière des habitant-es concerné-es aux thèses de l’extrême-droite, mais repose également sur tout un ensemble d’accommodements5, plus ou moins subis, à la présence frontiste. Le texte qui suit entend donner quelques aperçus empiriques de la gamme de ces acceptations ordinaires de l’arrivée du RN au pouvoir municipal, allant du soutien explicite à l’indifférence, de la poursuite d’intérêts sectoriels à la résignation
Les matériaux utilisés sont issus de l’étude d’un territoire du Sud de la France métropolitaine, incluant une municipalité RN dont la vie sociale et politique a été particulièrement suivie (de 2016 à 2019, soit au milieu du mandat municipal)6. M’étant engagé auprès de certaines personnes interrogées à garantir leur anonymat, la commune étudiée prendra le nom fictif de Feyrane, et les données contextuelles ne pourront pas être autant détaillées que d’usage dans les études monographiques7. L’anonymisation a cependant pour avantage, sur le plan de l’analyse sociologique, d’orienter le regard vers des phénomènes plus généraux de légitimation du pouvoir (local), sans que le propos ne conduise à « pointer du doigt » telle ou telle conduite individuelle. Le pari – au principe de la démarche ethnographique – est ici que les analyses réalisées à partir du cas de Feyrane ne se réduisent pas à cette seule configuration, et offre des éléments pour comprendre (anticiper ?) quelques-unes des attitudes possibles face à la montée de l’extrême-droite et son accès aux instances de pouvoir.
Politique contrainte et continuum droitier
« [Après l’arrivée du FN à Feyrane], tout le monde annonçait le cataclysme, les sauterelles, et tout ce qu’on peut entendre, voilà, ‘le soleil ne se lèvera plus à Feyrane’! », m’explique en souriant un militant frontiste, avant d’insister sur les deux principaux points du bilan « plutôt bon » de la commune, le renforcement de la police municipale et la baisse de la fiscalité : « c’est peut-être pas grand-chose, mais en attendant le signal envoyé c’est : on vous renforce la sécurité, on vous baisse les impôts ». Il synthétise alors assez bien l’objectif explicite assigné par le FN/RN depuis 2014 aux élu-es frontistes, à savoir l’insertion de leur politique municipale dans la continuité des modes usuels de gouvernement local, se constituant par là en vecteurs puissants et visibles de respectabilisation de l’organisation partisane lepéniste. Pour un parti dont on connaît la forte centralisation et la faible inclination à tolérer des autonomies locales, l’obtention des mairies de 2014 a été conçue avant tout comme un point d’étape, intégré à une stratégie nationale plus large d’obtention du pouvoir. Les cadres du FN/RN ont en effet veillé à ne pas reproduire les mauvaises expériences des années 1990, notamment celles de Toulon et Vitrolles8, qui ont fonctionné comme un stigmate public et politique pour le parti. L’injonction des instances partisanes dirigeantes à éviter toute « idéologisation » ou « dérapages »9 – c’est-à-dire, en pratique, toute mesure visible et sanctionnable médiatiquement10 – semble ainsi avoir été largement intériorisée et respectée par la majorité des élu-es de terrain.
Autre aspect non négligeable pour ces nouvelles équipes municipales : se sont ajoutées à ces consignes politiques des impossibilités à la fois financières, la plupart des villes FN/RN héritant de la mauvaise gestion des municipalités antérieures, et juridiques, du fait du périmètre restreint des moyens d’action du maire (les « blocages » de la préfecture, notamment, sont souvent invoqués par les élu-es frontistes, de même que le « laxisme » des lois françaises). De ce fait, leur discours a le plus souvent pris les airs du volontarisme contraint (« on aimerait bien mais on ne peut pas ») face aux électeurs et électrices les plus exigeant-es – ce qui pouvait d’ailleurs constituer une incitation supplémentaire à voter pour Marine Le Pen aux élections présidentielles, afin que les moyens et orientations étatiques s’alignent (enfin) complètement sur celles du frontisme local11.
Ces limitations n’ont certes pas empêché les équipes municipales de mettre en œuvre des mesures conformes à leur positionnement politique et idéologique : d’une part une série de « coups » rentables politiquement (à destination de leurs soutiens électoraux) et peu coûteux financièrement (qu’il s’agisse de mettre des crèches en mairie, de renommer des rues12, d’adopter une charte « Ma commune sans migrants »13 ou d’organiser des « fêtes du cochon »14) ; d’autre part des mesures à teneur anti-sociale, xénophobe et islamophobe (on en trouvera un inventaire assez complet dans les ouvrages tenus depuis six ans par le collectif VISA15). Toujours est-il que le cadre contraignant de la politique municipale et le respect de la stratégie nationale de « dé-diabolisation » ont eu pour effet de limiter les prétentions frontistes locales et d’empêcher l’organisation d’une politique de xénophobie municipale explicite et de grande ampleur comme cela avait pu être le cas à Vitrolles, ce qui a permis au FN/RN d’apparaître comme un parti paradoxalement « mesuré » par rapport à ce qui était redouté. L’accès aux mairies a ainsi conduit à rejouer, à nouveaux frais, cette « stratégie ordinaire du répertoire frontiste »16 qu’est l’oscillation permanente entre l’affirmation d’une différence politique et l’ostentation d’une « dés-extrémisation » légitimant ses prétentions à gouverner – et c’est avant tout sur ce second versant que la gestion des municipalités FN/RN a été essentielle.
Comme mentionné plus haut, la politique municipale frontiste a dès lors reposé sur deux piliers, qui n’impliquent pas de rupture conséquente avec l’ordre politique antérieur mais se situent plutôt dans ce qu’on pourrait nommer un continuum droitier en matière de gestion locale. Au-delà des spécificités de chaque situation, on observe en effet dans toutes les communes FN/RN des orientations politiques similaires : d’une part la lutte contre l’insécurité érigée en priorité municipale (augmentation des budgets des forces de l’ordre, caméras de vidéo-surveillance supplémentaires, embauches de nouveaux policiers parfois) ; d’autre part des formes d’austérité budgétaire (faibles investissements, subventions réduites) avec pour objectif affiché la stabilisation voire la baisse des impôts locaux. La « gestion en bon père de famille »17 promise par Marine Le Pen a donc donné lieu à une politique… de droite. Précisons : « de droite » dans le contexte politique actuel où la droite parlementaire, justement, ne cesse d’investir toujours plus explicitement les thématiques sécuritaires et identitaires18 (et a fortiori dans le contexte local étudié, où s’observe régulièrement une porosité idéologique mais aussi partisane entre l’UMP/LR et le FN/RN). On notera au passage l’illusion de tout « tournant social », voire « de gauche », de ce parti lorsqu’il s’agit de déployer des politiques concrètes et non des stratégies médiatiques de triangulation. De façon plus générale, beaucoup des orientations prises dans les communes frontistes, si elles portent bien la marque de leur parti, n’en restent pas moins inscrites dans un horizon finalement assez consensuel de gestion municipale : faire de la « tranquillité publique » un axe prioritaire, considérer des groupes ou « quartiers » comme des problèmes à résoudre, empêcher l’installation de certaines populations (migrant-es ou Rroms) au nom du bien-être des « riverains »… tout cela n’est pas propre, on le sait, à un camp politique spécifique19. Il est dès lors d’autant plus facile à l’extrême-droite de ne pas faire de « dérapages » qu’elle avance sur une route déjà bien tracée. La normalisation du frontisme municipal s’inscrit par conséquent dans un double mouvement : d’un côté, les efforts de respectabilisation des élu-es FN/RN (et leurs faibles marges de manœuvre) ; de l’autre, un contexte politique qui déplace les frontières de ce qui paraît normal, évident et prioritaire dans la gestion municipale.
Ces politiques ont pu d’autant mieux être mises en œuvre qu’elles se déployaient dans une configuration électorale favorable. La commune étudiée est en effet marquée par un fort ancrage à droite des électorats locaux, où les votes se partagent en majorité entre la droite et l’extrême-droite, selon les offres politiques de chaque scrutin. Les évolutions électorales du territoire montrent que l’élection d’un maire FN en 2014 n’a au fond rien d’un accident, mais constitue plutôt, à l’instar de la plupart des configurations où le FN/RN prospère en France, l’aboutissement d’une radicalisation électorale de pans importants des classes moyennes et populaires (blanches), appartenant le plus souvent au « pôle économique » de l’espace social, passant progressivement de la droite à l’extrême-droite20.
A l’échelle municipale, ce consensus droitier a pour conséquence que les axes politiques précédemment évoqués acquièrent assez vite le statut de mesures « de bon sens » : comme il me le sera répété à l’envi durant l’enquête, « qui pourrait être contre » l’embauche de nouveaux policiers ? La baisse des impôts ? Plus spécifiquement, certaines mesures qui pourraient paraître triviales, comme la mise en place de plots empêchant le mauvais stationnement dans une rue qu’on me décrit régulièrement comme « l’avenue des kébabs », ou la régulation du marché hebdomadaire de Feyrane (pour empêcher l’installation de vendeurs non autorisés) font partie des exemples régulièrement mentionnés par des personnes n’ayant pas voté FN en 2014 mais qui se disent pourtant satisfaites de l’actuelle mairie. Si les marques de soutien franches et sans réserve restent rares, l’enquête témoigne de tout un ensemble d’acquiescements ordinaires à l’équipe municipale (et tout particulièrement au maire, dont on loue la proximité et la sympathie). Les normes civiques propres à la démocratie représentative (le respect du vote majoritaire) et le tropisme droitier de ces territoires se combinent pour « donner sa chance » au nouvel édile – lequel « a quand même été élu » et dont on « n’est pas mécontents pour l’instant ». Au socle électoral de 2014 en faveur du candidat FN/RN de Feyrane s’agrège donc, au fil des années, une somme de soutiens diffus de la part de personnes initialement plus indécises, mais dont les préférences socio-politiques les conduisent en définitive à accepter et approuver l’équipe municipale.
Logiques d’intérêt et légitimations horizontales
On sait toutefois que l’adhésion morale des gouverné-es n’est pas la seule condition de possibilité de l’action des dirigeant-es : celle-ci exige également l’assentiment de ce que Max Weber nommait la « direction administrative », troisième terme nécessaire à l’exercice de la domination (politique)21. En l’occurrence, autant que le soutien d’électeurs et d’électrices, la nouvelle équipe d’élu-es doit aussi obtenir le support, même passif, du corps des agents municipaux. Là encore, on n’observe pas de rupture majeure suite à l’arrivée du FN et, mis à part quelques départs, il semble que l’équipe municipale ait pu compter, en pratique, sur la continuité de l’institution municipale. L’explication est alors sans doute moins à chercher dans les convictions politiques des agents administratifs que dans la prise en compte, pour reprendre les analyses de Michel Dobry, des calculs opérés quant aux conduites jugées risquées, coûteuses ou bénéfiques22.
Certain-es ont certes des motivations évidentes à soutenir l’équipe frontiste : ainsi du chef de la police municipale qui se dit « très satisfait » des mesures prises localement par le RN (embauche de nouveaux policiers et renouvellement du matériel) et assez logiquement « sur la même longueur d’ondes » que l’adjoint à la Sécurité frontiste. Mais des alliances plus conjoncturelles peuvent également émerger entre fonctionnaires et élu-es, comme par exemple chez un des responsables des affaires culturelles qui, après 2014, parvient enfin à obtenir les moyens d’organiser un festival de rock à Feyrane (ce qui lui avait été refusé sous les anciennes municipalités), scellant par là une entente cordiale avec l’élu-e en charge de la Culture – dans un domaine où dans d’autres villes les relations avec l’extrême-droite furent pourtant particulièrement conflictuelles par le passé23. De telles « petites » alliances sur des enjeux a priori non politiques ne s’arrêtent pas à la seule administration, mais se retrouvent également au sein de ces divers corps intermédiaires locaux que sont les associations ou les commerces (relais importants de la popularité de l’équipe municipale) : ici par l’obtention d’une salle de réunion, là par l’opportunité d’organiser une exposition patrimoniale, là encore par l’autorisation de tenir un stand de vente lors de la Fête de la Musique, etc. Ces logiques ordinaires d’intéressement, pour paraître anecdotiques, n’en tissent pas moins une trame qui conditionne la normalisation locale des élu-es FN/RN.
S’agissant du personnel administratif de la mairie, c’est surtout plus trivialement la relation de subordination des fonctionnaires aux élu-es qui permet la continuité de l’institution municipale, la plupart des agents devant composer avec la nécessité toute banale de conserver leur poste, conduisant chacun-e à « faire avec », bon gré mal gré, le FN/RN au pouvoir (municipal). L’acceptation de cette relation hiérarchique repose cependant sur ce qu’on pourrait nommer, toujours avec Dobry, des logiques horizontales de légitimation, qui renvoient au maintien d’un système de reconnaissance mutuelle entre les secteurs politique et administratif. D’un côté, les élu-es frontistes mettent en scène leur respect du travail des agents administratifs et leur laissent une importante marge d’autonomie – faisant ici souvent, comme je l’ai montré ailleurs24, de nécessité vertu, ceux et celles-ci n’ayant pour la plupart pas d’expérience antérieure de gestion municipale et restant fortement dépourvu-es de compétences techniques et administratives. De l’autre, les agents de la mairie performent pour leur part un ethos fonctionnarial, se présentant comme avant tout responsables de la continuité administrative et respectueux des choix démocratiques : « On est là en tant que fonctionnaires. Quelle que soit la couleur politique des gens […], ils sont élus démocratiquement ; il n’y a personne qui a fait un putsch ici, avec des armes ». C’est par ces logiques d’autonomisation que sont dès lors assurés le « maintien et la solidité des définitions que les secteurs tendent à se donner d’eux-mêmes, tant vis-à-vis de l’environnement que de leurs propres agents »25
La référence à l’auteur d’une Sociologie des crises politiques ne doit donc pas induire en erreur : ce que cette situation où chacun-e « tient son rôle » illustre, c’est que l’entrée en mairie de l’extrême-droite partisane n’a justement pas donné lieu à une conjoncture critique, en ce sens qu’aucune « désectorisation » véritable (soit pour Dobry une forme de brouillage des logiques propres à chaque sphère d’activités) n’y a été observée. Entrent ainsi en jeu, d’une part, les règles normatives spécifiques à chaque secteur, qui permettent de résorber certains inconforts moraux, de « fermer les yeux » sur certaines décisions, de se convaincre de sa propre utilité « malgré tout » ; et, d’autre part, des règles pragmatiques26 liées au fait que la prise de pouvoir du FN/RN s’impose comme une situation objective, dans laquelle chacun-e se sent individuellement « pris-e » et estime que ne pas « jouer le jeu » n’en vaut pas, justement, la chandelle27. Comme le résume Vincent G., un agent administratif de la mairie ayant conservé son poste malgré ses aversions politiques pour l’extrême-droite, s’agaçant des oppositions – justement « de principe » – tenus par d’autres fonctionnaires n’exerçant pas à Feyrane : « A ceux qui nous le reprochent [de rester], que ça soit les profs, les enseignants, tout ça… je dis : ‘mais attendez, quand ça change de président, vous, est-ce que vous démissionnez ? Demain, il y a Marine Le Pen présidente, vous démissionnez ?’ […] Les hauts fonctionnaires qui ont fait l’ENA, ils partent ? Ils vont faire quoi, ils vont travailler à super U ? ».
Indifférences et impuissances
L’implantation du FN/RN se nourrit également des faiblesses de ses adversaires. Comme souvent dans les configurations où le RN progresse, le territoire étudié se caractérise par la présence d’une gauche faiblement mobilisatrice. Sur le plan électoral, on retrouve à Feyrane les phénomènes classiques de différenciation sociale de l’abstention, où ce sont les quartiers les plus défavorisés (chômage, pauvreté, précarité), marqués par ailleurs par une forte ségrégation ethno-raciale, qui sont les plus abstentionnistes28. Alors que dans ces territoires le « conglomérat » frontiste29 semble peu à peu se consolider en noyaux durs électoraux qui, scrutins après scrutins, assurent au parti lepéniste une place au second tour, le vote de gauche s’avère quant à lui instable et intermittent. Dans les espaces de Feyrane où sont sur-représenté-es les jeunes, les chômeurs-ses et les ménages étrangers et immigrés, les comportements politiques se partagent pour ces franges de l’électorat entre des votes pour la gauche (et tout particulièrement pour la France Insoumise lors du premier tour des dernières élections présidentielles) et l’abstention (parfois, aussi, pour le candidat se retrouvant « contre Le Pen » au second tour, comme Emmanuel Macron en 2017).
Historiquement peu présentes dans cette localité, les forces militantes de gauche se décomposent au fil des échéances électorales, lors desquelles même les alliances politiques les plus larges (du centre-gauche aux communistes…) ne donnent pas lieu à des scores qui permettraient d’espérer une victoire. Si l’on sait que les implantations électorales et militantes s’auto-renforcent30, le phénomène vaut aussi pour le mouvement inverse, les défaites successives aux élections ayant pour effet d’accentuer le « malheur militant »31, y compris chez les personnes les plus opposées au FN/RN et à ce qu’il représente. Ainsi de Karim L., militant socialiste à Feyrane, lucide quant à l’état des forces de gauche dans la commune – une section PS « moribonde », quelques membres du Parti Communiste (« s’ils sont dix c’est le bout du monde »), « quelques Verts »… – et qui s’épuise au fil des campagnes électorales pour finalement cesser ses activités militantes. Aux perspectives politiques peu enthousiasmantes s’ajoute le racisme ambiant, qui décourage au quotidien la représentation politique des personnes non-blanches : « je ne pensais pas que ce soit judicieux [de me présenter]… Connaissant la sociologie de Feyrane, je vois mal comment un arabe pourrait être élu »32.
Cet amenuisement partisan n’est pas compensé par des formes plus directes de mobilisation : suite aux élections de 2014, l’investiture de l’équipe municipale frontiste ne donne pas lieu à des mouvements protestataires conséquents, si l’on excepte le rassemblement ponctuel, et non renouvelé, d’une centaine de personnes aux lendemains du scrutin. À l’image des réactions face à la présence du FN au second tour des présidentielles de 2017 (contrastant avec celles qui succédèrent au 21 avril 2002), les victoires locales de l’extrême-droite n’ont pas provoqué de sursaut politique notable – ni dans les urnes, ni dans la rue.
Le « bon sens » droitier évoqué précédemment s’impose ainsi comme hégémonique du fait d’une raréfaction des alternatives de gauche. L’accommodement à l’extrême-droite se fait alors en quelque sorte faute de mieux, son accès à la direction municipale apparaissant comme un fait dorénavant intangible et validé électoralement – comme on me le répète à de nombreuses reprises à Feyrane, « les gens ont voté, après tout », « qu’est-ce que tu veux y faire ? ». Au cours des discussions menées avec des habitant-es des quartiers les plus populaires de la commune, l’évocation de la présence du RN à la mairie rencontre surtout des haussements d’épaules, des marques d’indifférence et de résignation. Ces formes de mise à distance donnent à voir l’envers subi de la normalisation frontiste, acceptée comme par défaut, sans être pour autant dupe quant à certaines de ses conditions de possibilité – « ça m’a pas étonné », « les gens sont racistes ici, on le savait ». Ce fatalisme empreint de lucidité n’est pas à imputer au seul RN ; il est en réalité le résultat du processus déjà ancien d’éloignement des préoccupations respectives des professionnel-les de la politique (ici locale) et des membres des classes populaires et des groupes subalternes. Un habitant, 53 ans, maçon, immigré algérien : « Les gens ici, ils s’en foutent du maire. De toute façon, [les élus] faisaient rien avant, ils font rien maintenant : ça change rien, pour nous ».
Il ne s’agit pas d’exagérer le consensus à l’œuvre face au déploiement du frontisme municipal. De nombreuses défiances, plus ou moins explicites, existent, et les réflexions d’habitant-es sur « les fachos de la mairie » ne manquent pas33. Cependant et comme toujours, l’analyse des mécanismes de domination doit prendre soin de distinguer l’existence d’aversions au pouvoir en place de leurs « conditions de félicité », c’est-à-dire de leur puissance de résistance. Et en l’occurrence, peut-être, leur impuissance : lorsqu’opposition il y a, force est en effet de reconnaître que celle-ci se fait discrète, c’est-à-dire à la fois sporadique et cantonnée à un « script caché »34, persistant mais désarmé. Il ne faut pas sous-estimer non plus les formes de « répression à bas bruit »35 à l’œuvre dans les communes FN/RN – et, sans doute plus encore, leur anticipation –, que celles-ci ciblent les contre-pouvoirs locaux36 ou les groupes minorisés37. Mais autant que la crainte, l’intériorisation subjective d’une incapacité collective à faire reculer, concrètement, l’extrême-droite dans ces territoires est également pour beaucoup dans l’absence de constitution d’une opposition de gauche réellement menaçante. A Feyrane, les verdicts de la démocratie représentative, marqués localement par les succès électoraux réguliers du parti lepéniste au cours du mandat (élections régionales, présidentielles, législatives… parachevées par la victoire du RN de mars 2020), contribuent à renforcer, petit à petit, cette fermeture des opportunités politiques.
Conclusion : affinités, accommodements et impuissances
L’extrême-droite municipale persévère, semble-t-il sans qu’on s’en émeuve trop. La reconduction en 2020 de la majorité des mairies frontistes conquises en 2014 atteste d’une normalisation et d’une légitimation locales du FN/RN – apportant par ailleurs à ce parti, à l’échelle nationale, d’importants bénéfices matériels (par l’obtention de postes exécutifs) et symboliques (lui fournissant de véritables certificats de dédiabolisation). Instruments de respectabilisation, les équipes municipales ont ainsi surtout œuvré à l’accentuation de tendances déjà présentes dans ces territoires (marqués politiquement par un ancrage à droite d’une partie importante de la population), sans provoquer de véritable rupture avec les modes antérieurs de gouvernement local.
L’enquête menée dans une de ces communes montre que l’implantation réussie du FN/RN repose sur des logiques hétérogènes qui ne se résument pas à la seule adhésion active des habitant-es aux idées politiques de ce parti. Il ne faut bien sûr pas négliger les différentes affinités politiques qui poussent à soutenir (même légèrement, même avec prudence) l’équipe municipale en place – à condition de ne pas concevoir ces préférences politiques comme des propositions idéologiques fortement intellectualisées, mais plutôt comme la traduction d’aspirations sociales ordinaires38, s’exprimant sous la forme de l’évidence et du « bon sens » (ou simplement du « pourquoi pas ? »). Cependant, pour persévérer, l’extrême-droite municipale doit aussi compter sur d’autres ressorts sociaux. Comme l’analyse Brigitte Gaïti, pour comprendre comment « tient la façade » (en l’occurrence, le fronton) des institutions, « les conduites d’adhésion idéologique, qui forment sans doute une version très minoritaire des comportements investis […] ne peuvent offrir [ajoutons : à eux seuls] une clé d’accès au processus de légitimation des institutions, à ce qui les fait tenir, durer et s’imposer »39. On observe en effet aux côtés de la logique affinitaire une logique d’accommodements, particulièrement à l’œuvre chez tous les corps intermédiaires intégrés à l’écosystème municipal et par là « tenus » par la mairie. C’est notamment le cas pour les membres de la direction administrative de Feyrane : si le FN/RN rencontre le soutien actif, on l’a vu, de certains segments municipaux (policiers notamment), il a pu également compter sur l’assentiment, dicté à la fois par contrainte et par conscience professionnelles, de l’appareil administratif de la mairie. C’est ainsi l’alliage entre croyances politiques, intérêts sectoriels et contraintes économiques ou statutaires, entre soutien subjectif et soutien objectif, qui assure localement au FN/RN succès électoraux et continuité gouvernementale.
Enfin, la normalisation du frontisme municipal est le résultat de rapports de force sociaux et politiques qui favorisent, dans le territoire étudié, le découragement militant et la raréfaction des protestations populaires. Les formes d’indifférence observées face à la présence frontiste sont souvent les signes d’une impuissance : les groupes les plus susceptibles de s’opposer à l’extrême-droite, par le vote ou par la mobilisation, sont également les groupes les plus vulnérables (à la pauvreté, aux discriminations) et les plus éloignés de la politique institutionnelle. Ainsi, à la condition (ici remplie) que l’extrême-droite ne remette pas fondamentalement en cause l’ordre établi, se contentant de sa radicalisation progressive, celui-ci peut jouer en sa faveur, les inégalités sociales venant renforcer l’abstention et la résignation politique des opposant-es potentiel-les au FN/RN.
A Feyrane, on accepte donc l’extrême-droite par préférence, par intérêt, par défaut ; on la soutient, on s’y accommode, on s’y résigne. Plusieurs attitudes peuvent cohabiter, de façon plus ou moins conflictuelle, au sein d’un même groupe, voire d’une même personne ; le résultat final reste, peut-être justement du fait de l’hétérogénéité de ces réactions, le maintien de facto du RN à la tête de la mairie. Le cas d’une commune ne peut évidemment pas être généralisé à l’espace national en son entier (étant donné le saut qualitatif, en termes de pouvoir politique, que ce changement d’échelle implique). Mais la configuration étudiée ici indique cependant par quels processus un parti autoritaire et xénophobe peut accéder à des postes de décisions politiques sans fracas ni révolte40, et sans qu’une adhésion active de toute la population ne lui soit non plus nécessaire. Alors que l’arrivée de l’extrême-droite à la tête du pays est souvent envisagée sur le mode de la crise et de la rupture, une autre hypothèse est que cette ascension se fasse par étapes, chaque marche franchie s’accompagnant d’une banalisation de ce mouvement politique et de ses idées, déplaçant progressivement les frontières de la normalité et de l’acceptable.