“Dictature des marchés” puis plus récemment “dictature des créanciers” : le discours contestataire de ces dernières années ne montre plus du doigt seulement des institutions politiques internationales comme l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le Fond Monétaire International (FMI), la Banque mondiale ou des structures économiques comme les firmes transnationales, il porte aussi contre des dispositifs abstraits qui surplombent les peuples. A ce pouvoir-là on attache parfois le nom de grandes banques ou le nom d’individus aussi influents que secrets ; du moins jusqu’à ce que des “affaires” éclatent au grand jour face au travail d’investigation des journalistes indépendants, non soumis à l’oligarchie régnante. Comment caractériser cet antagonisme ? Doit-on faire appel à la notion de “classe” (sociale) ? Ou plutôt celle de “peuple” ? Mais alors, comment éviter de tomber dans une conception “fermée” de la communauté, grosse de nationalisme ? Parler de “peuple-classe” peut peut-être nous aider à sortir de l’ornière.

1 – « Ceux d’en haut » : le pouvoir et la domination.

A écouter les interventions dans divers débats, on observe la montée en force de certaines notions qui évoquent un “en-haut” comme technocratie, classe dominante et oligarchie voire plus sobrement “1%”. La référence à la technocratie se rapporte souvent au sommet des institutions européennes. Elle concerne aussi secondairement aussi le sommet de l’Etat et plus rarement le sommet des grandes firmes transnationales. La notion de classe dominante quoique différente, intègre pour partie les différentes technocraties.

Sur le plan sociologique, plusieurs auteurs signalent la réapparition d’une oligarchie. Dominique Rousseau |1|| professeur de sciences politiques l’a fait prudemment en parlant dès 2007 d’une “sorte d’oligarchie”. à propos du “système Sarkozy”. Plus récemment c’est l’économiste marxiste François Chesnais qui signale qu’il n’y a pas toujours eu dans le XX ème siècle un pouvoir de la finance, une oligarchie financière |2|. Par ailleurs, le dernier ouvrage d’Hervé Kempf |3| connaît un certain succès sur la même dénonciation mais rapporté aussi bien au plan national qu’international. Dans le même mouvement, l’ouvrage « Le Président des riches » |4| a permis de remettre à l’ordre du jour sous le mode de l’enquête bien concrète et accessible la notion de bourgeoisie. Elle est la seule vraie classe, à la fois objectivement et subjectivement disent les auteurs. Dire cela n’est pas sans conséquences théoriques. Parallèlement, divers auteurs marxistes se sont mis ensemble pour dresser un “Etat de la classe dominante” |5|. On y lit au travers des conceptions théoriques présentées les points communs de l’analyse mais aussi les quelques divergences en débat concernant la frontière de classe : place des « faisant fonction » notamment.
Classe dominante et oligarchie sont deux termes différents mais finalement proches. Classe dominante est plus employé par les marxistes alors que l’oligarchie au sens d’oligarchie politico-financière l’est plus par les démocrates de gauche ou les écologistes. Les premiers entendent souligner que l’antagonisme porte d’abord sur le contrôle des ressources économiques et de la vie économique principalement (mais pas seulement) dans la société civile tant dans la production privée que dans l’échange marchand tandis que pour les seconds, l’oligarchie dispose de l’autorité politique et de la domination économico-sociale . La bourgeoisie règne et le pouvoir politique dirige mais les deux sphères ne sont pas séparées. C’est un petit monde commun ploutocratique et technocratique. Si les élus professionnalisés sont largement coupés de la base citoyenne hors du moment des élections ils sont par contre pour les grands élus en lien constant et étroit avec les capitalistes, les banquiers, les financiers et la haute fonction publique. Ils finissent par partager un monde commun ploutocratique qui a pour trait un haut niveau de vie, la présence de hauts revenus, l’accès aux biens et services de luxe.

Le sommet technocratique de l’appareil d’Etat est avec le néolibéralisme de moins en moins indépendant du politique. Le droit public réformé au plan constitutionnel, financier et administratif (qu’il s’agisse ici du statut du fonctionnaire ou de la conception des services publics) ne vient plus opérer une coupure protectrice entre les administrations censés fonctionner à l’intérêt général et l’oligarchie qui travaille non seulement à renforcer le taux de profit dans la finance mais aussi à étendre le champ du privé par des privatisations et – spécificité du néolibéralisme – à introduire les logiques de rentabilité et de marchandisation dans les secteurs qui restent publics.
Susan Georges (“Leur crise, nos solutions”) explique le rapport économique et social entre une petite minorité prédatrice au sommet des Etats et des sociétés au détriment du reste du peuple . La finance – banques et assurances – et au-delà la classe dominante et les politiques depuis plus de vingt ans sont les principaux responsables de a crise systémique qui a éclaté en 2008. La solution a cette crise ne peut donc venir ni de la finance ni des politiques, du moins du même “personnel politique” au commande depuis deux décennies. Ces derniers montrent qu’ils savent trouver des sommes d’argent impressionnantes pour”sauver les banques” et dans le même temps mettre les couches modestes et moyennes sous politiques d’austérité.
Comme l’avait montré Gramsci, la domination de la classe dominante s’est étendue à d’autres formes que l’économique notamment dans l’idéologie et le culturel. La classe dominante détient via le droit et surtout les médias le pouvoir de création du sens qui est surtout d’après Alain Bhir une “foire de sens” du fait de la multitude des significations offertes sur fond de disparition des autorités traditionnelles qui fournissait du sens pour la société.
On ne saurait ici distinguer pouvoir (et abus de pouvoir) de la plus vaste domination matérielle et symbolique issue du fait du cumul de tous les « avantages » sociaux par la classe dominante mais aussi de l’implication de l’appareil d’ Etat au plus haut niveau pour assurer cette domination. En ce sens l’Etat devenu néolibéral |6| est une attaque frontale et de longue durée à l’Etat social, soit la forme dite « Etat providence » conquise lors de l’après-guerre. Sur cet aspect il convient de préciser que la domination est bien plus tangible par une mise en perspective qui dévoile la dynamique néolibérale qui a dépossédé le peuple-classe et surtout les prolétaires des avantages sociaux conquis lors de l’après-guerre : part salariale sans cesse moindre dans de nombreux pays, services publics privatisés et marchandisés, sécurité sociale attaquée, etc… La domination de l’oligarchie et de la classe capitaliste se mesure à l’insécurité sociale grandissante depuis le début des années 1980. Son visage le plus cru se lit dans les quartiers délaissés de la République, là ou le taux de chômage atteint des niveaux impressionnant (40%) avec les deux parents au chômage dans de nombreuses familles. Cette évolution néolibérale a aussi porté préjudice à la nature. Le « pur capitalisme » |7| s’impose avec l’oligarchie comme vecteur.

Le pouvoir oligarchique comporte deux dimensions “horizontale” et “verticale”. La dimension verticale porte sur la spécialisation oligarchique. L’oligarchie a ses subdivisions différentes de celle du capital. Outre l’oligarchie politico-financière qui domine la société on évoquera une oligarchie du nucléaire, une oligarchie du secteur militaire et industriel, une oligarchie pharmaceutique, une oligarchie pour deux secteurs capitalistes que sont la grande distribution et l’agro-alimentaire car ces deux secteurs sont placés entre le paysan-producteur et le client-consommateur. La dimension horizontale met l’accent sur l’extension oligarchique au-delà du cadre national. Le pouvoir oligarchique se déploie au plan national en lien avec les marchés financiers globalisés. Par ailleurs, une connexion multiple relie une oligarchie au maintien de l’impérialisme dans les pays du Sud et tout particulièrement, s’agissant de la France, à l’Afrique subsaharienne. Partout ou la France s’est établie jadis pour son emprise coloniale, un réseau oligarchique a perduré bien après les indépendances et ce aussi bien avec des gouvernements de droite ou de gauche. L’oligarchie de la « françafrique » est la plus ancienne et la moins inquiétée par la Justice. Des membres de la bourgeoisie nationale (Bettancourt – Woerth, …) ont eu plus de souci – pas de trop – avec le journalisme critique des « affaires », tel Médiapart, dans lesquelles ils avaient trempé.
L’oligarchie se subdivise en diverses modalités. Ces modalités sont plus ou moins (dé)valorisées. Certaines modalités font actuellement un retour comme l’aristocratie ou la ploutocratie et cela n’est pas neutre idéologiquement et politiquement. L’aristocratie fondée sur le mérite a pu être proposée pour la période dite des “trente glorieuses” alors que la ploutocratie caractériserait elle les “trente piteuses”. Il y aurait donc pour certains une bonne oligarchie. Notons maintenant que la notion de classe dominante n’a pas par elle-même de connotation positive.

2 – L’articulation de l’oligarchie au peuple via les divers « régimes politiques ».

La référence à l’oligarchie est ancienne et elle fait partie des types de « régime politique » étudiés par la philosophie politique puis par la science politique. On ne peut qu’être trop sommaire ici. Mais il s’agit de présenter les distinctions qui perdurent. Platon comme Aristote nomment sous ce nom le gouvernement par une minorité (d’en-haut). Il y aura en ce sens deux variantes : l’une positive avec l’aristocratie – minorité du mérite – qui donnera plus tard la « théorie des élites » |8|| et une autre négative : la ploutocratie – minorité de l’argent, des possédants. Contre l’oligarchie se déploie peu à peu la démocratie (comme gouvernement du peuple souverain) mais aussi l’ochlocratie (gouvernement d’en-bas, du peuple social large). L’ochlocratie moderne correspond en quelque sorte à la “dictature du prolétariat” de Lénine ou, sur un tout autre registre, au « gouvernement de la rue ».

Selon les critiques, ce “gouvernement” qui combine la « rue » et les « urnes » en proportion variable est une menace. Au plan politique, les grèves et les manifestations le plus souvent de travailleurs salariés, composante la plus nombreuse de la société viennent tout à la fois donner force aux élus, aux politiques face à l’oligarchie ou à la classe dominante. Il s’agit de faire peser la plus large fraction de peuple d’en-bas contre l’oligarchie d’en-haut..

Le peuple a constamment été fractionné. Ce fractionnement peut renvoyer à un ordre des classes mais aussi et surtout au pouvoir d’une minorité d’en-haut contre une très large fraction de peuple (qui lui même peut être subdivisé en couches ou en classes sociales). Il existe bien une très large fraction de peuple – une sorte de peuple social, méga social – subissant le pouvoir d’une minorité politique et sociale. En somme on y voit un en-haut et un vaste en-bas qui perdure dans l’histoire. Aucun auteur, à l’exception à un moment donné de l’URSS, n’a théorisé un régime du “peuple tout entier”. Ce dernier n’existe pas.

C’est une sociologie critique |9| qui a dévoilé l’existence d’une oligarchie aussi bien dans les régimes politiques les plus démocratiques que dans les partis démocratiques ou dans les syndicats. La dérive oligarchique serait même une tendance lourde, une « loi d’airain », des organisations et des sociétés. Mais loin d’imposer une fatalité, cette sociologie implique une vigilance et une lutte démocratique accrue. On a là sans doute les raisons d’un double retour qui se combine de façon variable, celui du peuple démocratique et celui du peuple-classe.

3 – L’ordre des peuples

Parallèlement à l’étude de l’oligarchie, la notion de peuple réapparaît sous plusieurs contenus. Le peuple est une notion polysémique. Et cette polysémie est non dite et enjeu de pouvoir.

Le peuple au singulier n’est pas l’apanage des seuls juristes internationalistes qui d’ailleurs en parlent au pluriel (comme le MRAP à propos de l’amitié entre les peuples). En fait, le peuple est polysémique mais dans la bataille idéologique ce sont les sens à contenu englobant la classe dominante qui sont massivement adoptés. Ce qui pose problème. Quand, par exemple, ATTAC dit « les peuples d’abord pas la finance » la question se pose : de quel peuple s’agit-il ? Le peuple englobant la finance ou le peuple excluant la finance. Poser la question c’est d’emblée signaler un manque. Ce manque est l’effet de la domination d’une acception qui en général intègre soit la classe dominante ou l’une de ses fractions (finance, créanciers), soit l’oligarchie. L’autre sens se rapporte au « petit peuple » jadis ou aujourd’hui aux « classes populaires » donc à un en-bas lui aussi en minorité, ce qui permet d’enclencher à l’occasion des politiques compassionnelles qui respectent l’ordre social dominant.

Diverses études, notamment celles qui s’intéressent au populisme |10|, s’attachent à faire ressortir les contenus précis du « peuple » posé de façon générale, notamment dans le discours des “politiques”. Il y a en effet divers peuples sous le peuple générique qui varie en fonction des locuteurs. Chacun remplit une fonction différente pour les mobilisations politiques. Contre la finance – par exemple – ce sera un peuple tantôt démocratique tantôt social. En rapport avec l’étude des thèmes populistes |11| il s’agira de dévoiler par l’analyse sémantique des discours quel type de « peuple » est réellement mobilisé, par qui et contre qui. L’orientation du discours sera tantôt à contenu ethnique ou nationaliste tantôt à contenu social et démocratique. Mais on trouve des mélanges plus complexes qui nécessitent des analyses plus fouillées. Ce qui nous importe ici, c’est que ce champ de la science politique a permis de dégager plusieurs peuples.

Ni le peuple à contenu social variable ni le peuple ethnique (à contenu culturel identitaire) n’ont totalement disparu du paysage politique. Ils ont quand même été supplanté peu à peu depuis la Révolution française de 1789 par le peuple démocratique ou peuple souverain. Ce peuple souverain ou démocratique n’a pas eu toujours le même format dans l’histoire. Lié à la propriété du temps de la démocratie censitaire, il s’est progressivement gonflé au gré des conquêtes du mouvement ouvrier |12| et féministe. Le droit de vote et d’éligibilité constitue le saut qualitatif le plus important pour les démocraties représentatives.

Le sens commun échange volontiers les notions de “peuple” et “nation” comme si les deux cercles se recoupaient or il est à noter que le peuple souverain ne recoupe pas toujours ou partout le peuple-nation, la communauté nationale. D’une part il existe une citoyenneté pluri-nationale |13| ; d’autre part une citoyenneté est possible dans un cadre national classique pour les résidents extra communautaires exclus du champs de la communauté nationale . On aurait alors un peuple démocratique plus large que le peuple-nation.

Ces distinctions n’invalident pas la nation comprise non pas comme peuple mais comme dynamique historique et comme cadre territorial que ce soit pour l’exercice de la citoyenneté (même si ce n’est pas le seul) ou que ce soit pour le déploiement des services publics nationaux avec péréquation tarifaire ce qui renvoie à un Etat soc
ial fort. La citoyenneté élargie dans le cadre d’un Etat social solide dispose d’autres vertus que celle de la participation citoyenne des résidents. Cette combinaison favorise une forte cohésion sociale capable de construire, si elle s’établit sur une longue durée, une République toujours inachevée (selon la thèse de Christian Picquet).
La Res publica ne concerne pas que l’accès aux biens communs ou aux services publics et au-delà la perspective d’une forte limitation des inégalités sociales source de cohésion sociale. Elle a aussi un volet culturel. Quid alors des plus petites communautés, des communautés infra-nationales ? La réponse est différente pour les communautés exogènes (immigration en cours d’installation) ou les communautés régionales (minorités nationales). Entre le modèle multiculturaliste anglosaxon et le modèle assimilationniste promu par l’extrême-droite et au-delà il existe une orientation républicaine fondée sur l’intégration et l’interculturalité. L’interculturel n’est pas uniquement de nature politique mais il passe beaucoup par la citoyenneté |14|, celle qui permet aux cultures différentes de vivre ensemble.

Peuple-nation et peuple-ethnie peuvent faire l’objet d’un usage nationaliste et xénophobe. Le discours d’intégration se double alors d’une politique d’exclusion de fractions du peuple : des Rroms, des musulmans, des arabes, des juifs. Les catégories visées varient selon les périodes historiques. Dans tous les cas, la préférence nationale (ou ethnique) fait alors l’impasse sur la préférence sociale. La nation n’est alors plus seulement le double cadre déjà évoqué pour une défense d’une part de l’exercice de la démocratie contre l’oligarchie et d’autre part du déploiement des services publics et de l’Etat social dispensateur d’un bien commun.

L’autre variante xénophobe défend un peuple ethno-national ou la référence identitaire est primordiale . Ici c’est la vielle subculture chrétienne qui est menacée par l’invasion musulmane. La nation est pour les partisans de la nation ethnique un « corps » homogène, une « communauté nationale et historique » sans clivage interne mais menacée par l’immigration du sud plus que par les étrangers en général.

Factuellement, le peuple a fait une réapparition en force en 2005 lors des débats sur le projet de Traité Constitutionnel Européen (TCE) essentiellement sous trois grands contenus : démocratique, social et laïque. C’est à cette époque que Raoul Marc Jennar développe le thème de la “trahison des élites” par rapport aux peuples souverains et aux peuples-classe (sans que ce terme soit employé). Plus récemment, avec les “révolutions arabes”, le peuple est aussi invoqué sous plusieurs aspects qui peuvent se mélanger : peuple démocratique repoussant une dictature, peuple souverain contre les diktats de l’impérialisme, peuple-classe enfin pour imposer un Etat social conséquent. Il est à noter ici qu’il faut une certaine écoute, et même une analyse attentive du discours pour saisir qu’il s’agit du peuple-classe. On comprend souvent grâce à l’évocation d’une opposition à une minorité d’en-haut (élite, oligarchie, bourgeoisie, caste dominante) qu’il ne s’agit pas du peuple-nation qui lui intègre en-haut la classe dominante mais refuse les non-nationaux.

Historiquement, le peuple entendu comme « Tiers-Etat » a décliné mais le « bas- peuple » s’est maintenu avant d’être supplanté plus tard par « la classe ouvrière ».

La Révolution de 1789 a eu un effet de voilage socio-économique. Elle a mis en avant un peuple-nation ou plus largement un peuple souverain. Cette démocratie censitaire excluait le petit peuple des libertés politiques mais aussi des avantages sociaux que possédaient les « gros » |15| . Le peuple pouvait alors alors être considérés comme « bas-peuple », et même d’une « populace » |16|. La perception d’un peuple socio-économique large – sorte de gros « Tiers Etat – a été peu à peu effacée après la Révolution française . Il subsistait la référence à la plèbe qui ne pouvait cependant rivaliser face à la classe dominante.

Aujourd’hui les « petites gens » ce sont soit les couches sociales modestes et même pauvres soit les prolétaires au sens de ceux qui épuisent leur revenu dans le mois. Il s’agit ici d’un sens ou le prolétaire est face au marché dans un rapport de solvabilité (ou non) et non du prolétaire qui est dans un rapport de vente de sa force de travail pour vivre à un capitaliste. Dans le premier cas on se trouve dans la sphère de la circulation marchande et dans l’autre dans la sphère de la production. Les deux notions peuvent se compléter ou être disjointe. En effet, le marxisme montant a largement relativisé le poids du peuple au profit d’une classe ouvrière seule capable de détruire la domination de la classe capitaliste dominante. Pourtant La paysannerie pourtant importante et l’artisanat étaient des couches sociales trop soumises ou trop « incertaines » . Elles n’entraient pas dans ce qui pourrait être appelé un vaste peuple-classe qui serait opposé au capital.

4 – La nécessité de parler de peuple-classe.

La classe dominante existe objectivement et subjectivement – on l’a dit – et cela fait toute sa force alors le peuple-classe n’existe lui en quelque sorte que faible, fractionné, divisé. Son unification n’est que ponctuelle, effet de convergences réussies. Ne faut-il pas travailler à son unité ? C’est le sens d’un recours au peuple-classe, compris comme le peuple tout entier moins la classe dominante.

L’ajout du “social” au mot “peuple” marque tout à la fois son ancrage économico-social et la marque de son statut de dominé. Le terme « classe » en position secondaire évoque en effet ici plus l’existence d’un rapport de domination économique qu’un groupe social. Il s’agit d’un peuple « social » large et non du peuple nation. Les deux cercles sont larges mais ne se recouvrent pas. De plus, si l’on persiste à évoquer des couches dominées ou des classes dominées, il faut pas perdre de vue qu’il ne s’agit que de déterminations objectives (en soi).

Il n’y a que lorsque le peuple-classe se lève (pou soi) contre une réforme que des analyses permettent de déterminer qui du prolétariat ou de la petite-bourgeoisie s’est montré très actif. Cela fut fait, par exemple, au moment du vote le 29 mai 2005 pour le Non au TCE et dans bien d’autres occasions. La subjectivité pour soi est passible de deux formes, l’une en résistance, l’autre en conquête sociale et environnementale. Souvent un mouvement démarre comme résistance avant de se transformer en force de projet positif.
Un peuple-classe mobilisé autour d’un projet pour lui fait intervenir des médiateurs politiques que sont la gauche politique de transformation sociale et environnementale. Les médiateurs syndicaux organisent eux des fractions du peuple-classe : les paysans ou agriculteurs ou les travailleurs salariés du privé et ou du public. Ils organisent aussi avec des associations les chômeurs et précaires.

Le peuple-classe est certes pensable théoriquement dans sa complexité mais son existence consciente, « subjective » sur la scène politique dépend fondamentalement de l’activité des forces politiques soucieuses de son unification à partir de ses intérêts communs dans le respect de sa diversité tant pour réagir conjoncturellement que pour son émancipation globale contre la finance et les créanciers (dette). Cette émancipation globale n’est pensable que dans la diminution des différents conflits et le nécessaire respect de sa diversité : égalité des rapports hommes-femmes, meilleure reconnaissance des homosexuels, égalité des travailleurs « nationaux » et travailleurs étrangers durablement en résidence sur le territoire national. Ces derniers répètent les fondements matériels d’une citoyenneté non nationale au travers d’un slogan simple : “On “bosse” ici, on habite ici (mal souvent), on paie des impôts ici, on veut voter ici”.

La notion de “peuple-classe” peut perdre sa fonction critique et devenir idéologique dans certaines situations. La première est celle qui concerne le rapport de classe capital-travail exclusivement. La seconde concerne le rapport de solvabilité face au marché ce qui entraine une division entre les couches aisées du peuple-classe et celles beaucEup plus modestes. La troisième situation est rare et concerne les États très clivés au plan culturel et ethnique par des facteurs religieux et ou linguistiques très puissants. Cela ne concerne que peu de situations . En Belgique pour peu que l’on distingue le peuple-classe de Flandre du peuple-classe de Wallonie la domination de classe est pertinente.

La notion de peuple-classe peut connaître de nouveau développement à la suite des “révolutions arabes” mais en renouant avec la notion de peuple tel que défini par les juristes internationalistes |17| des années 60 qui ont fait émerger la notion de peuple comme force anti-colonialiste et anti-impérialiste. Mais dans ce contexte, il s’agit plus de peuples-nation en lutte contre une ou des puissances impériales voire de nations en formation suite à l’indépendance. Ces peuples-nations disposent en droit international du droit à disposer d’eux-mêmes.

Un peuple-classe en embuscade . On verra alors une nouvelle classe quasi dominante endogène se porter candidate à l’installation ou au remplacement de l’ancienne classe dominante exogène repoussée. Mais dans ce processus d’émancipation, le peuple-classe est lui aussi actif. On peut dire qu’il se cache – tout comme d’ailleurs la nouvelle classe dominante montante – sous le peuple nation à contenu anti-impérialiste.
Si ce peuple-classe est très actif, puissant, bien organisé et soutenus par d’autres peuples-classe, il peut faire transcroître une révolution d’indépendance démocratique et anti-impérialiste en une révolution anti-capitaliste et socialiste. La formation d’une classe dominante et la naissance d’une oligarchie sont alors empêchées de réelle constitution. Les droits de la propriété du capital cèdent devant les droits démocratiques et les droits sociaux.

Conclusion de l’analyse à l’engagement politique : La complexité des tâches à entreprendre

Comment prendre en charge dans une optique d’émancipation toutes les dominations et oppressions – impérialisme, classisme, sexisme, racisme – et les lier au combat social et démocratique ? La perspective serait alors celle d’un nouveau socialisme.

Certaines revendications du mouvement altermondialiste et en particulier d’ ATTAC conviennent au « petit capital » et à l’ensemble du peuple-classe mais pas au capital financier. Citons la création de taxes sur les transactions financières – TTF -, de mesures contre les paradis fiscaux, la création d’un pôle public bancaire avec des banques socialisées ou les représentants des personnels et les représentants des usagers seraient en bonne position pour faire prévaloir les intérêts du peuple-classe dans sa diversité, etc…
D’autres revendications vont plus loin. Nationalement, il s’agira de valoriser les revendications économiques et sociales du peuple-classe – un Etat social digne de ce nom qui suppose une nouvelle RTT, de meilleurs salaires pour les travailleurs prolétaires, une autre fiscalité – avec la revendication politique de ce que l’on peut nommer de façon générique une “alterdémocratie”, tant celle que nous connaissons est restreinte et gangrenée par l’oligarchie. Le contrôle populaire sur la gestion des élites néolibérales doit être renforcé. Rapprocher les élus des citoyens est aussi urgent que de consolider l’Etat social qui subit les coup de boutoir de la finance et des grands créanciers. Un des points d’appui d’une politique en défense du peuple-classe dans sa diversité passe par l’appui des mouvements sociaux, par la “rue”.
Au plan de la solidarité internationale, c’est l’option préférentielle pour les peuples-classe du monde qu’il importera de valoriser contre les classes dominantes et les oligarchies. Si l’on adopte, à propos des rapports impérialistes du Centre contre la Périphérie, la formule ; “il y a du Nord au Sud et du Sud au Nord” – ce qui signifie que malgré les différences de situation chaque pays au Nord comme au Sud a une classe ou une caste dominante face à un peuple-classe dominé – alors internationalisme des mouvements socialistes et communiste du XX ème siècle peut se traduire au XXI ème siècle par une forte solidarité des peuples-classe. Cela actualise la Raison solidaire contre la raison d’ Etat tel que Jean Ziegler l’avait développé dans “Vive le pouvoir ! ou les délices de la raison d’Etat” (Seuil).

Christian Delarue

Membre d’ ATTAC et du MRAP Co-auteur de Pour une politique ouverte d’immigration Ed Syllepses 2009

Rennes les 26 & 27/11/2011 (AG d’ ATTAC France)


|1| Dominique Rousseau : “Une sorte d’oligarchie se met en place |->http://npsparis11.canalblog.c…

|2| François Chesnais, La finance, Raisons d’agir, 2011

|3| Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Éditions du Seuil, 2011

|4| Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris, La Découverte, 2010

|5| Suzanne de Brunhoff, Isabelle Garo, Claude Serfati, Anne-Catherine Wagner et Pierre-Paul Zalio, La bourgeoisie : état d’une classe dominante, Syllepse, 2001

|6| Dominique Plihon, L’Etat nolibéral

|7| Michel Husson, Un pur capitalisme, Editions Page Deux, 2008

|8| La « Théorie des élites » est issue de Machiavel, mais a pour auteurs contemporains Wilfrédo Paréto, Gaétano Mosca pour les néo-machiavéliens ou Gramsci, Lénine chez les marxistes. Lire ici « La théorie des élites » par Denis Collin |->http://denis-collin.viabloga….

|9| Robert Michels, Les Partis Politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Université de Bruxelles, 2009

|10| Yves Meny et Yves Surel, Par le peuple et pour le peuple, Fayard, 2000

|11| La question « qui mobilise et comment ? » se rapporte schématiquement d’une part aux élites qui mobilisent contre des fractions de peuple et ses représentants et d’autre part l’usage inverse que font les peuples contre certaines élites.

|12| Sur les conquêtes démocratiques du mouvement ouvrier lire André Tosel « L’impensable du libéralisme » in Jacques Bidet & Georges Labica, Libéralisme et Etat de droit, Méridiens, Klincsieck, 1992

|14| Gilles Verbunt, Penser et vivre l’interculturel, Chronique sociale, 2011

|15| Pierre Birnbaum, Le peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Hachette Littérature, coll. Pluriel, 1979 ; rééd. 1995

|16| La presse conservatrice de Grande-Bretagne lors des « émeutes » de l’été 2011 a évoqué, avec un net mépris de classe une « populace mal éduquée »

|17| Edmond Jouve, Le droit des peuples, PUF, Que sais-je ? 1986