Des années 1980 jusqu’en 2022, la population étudiante a connu une croissance sans précédent en France. Le nombre d’étudiant·es a été multiplié par deux au cours de cette période. En outre, les caractéristiques sociales de la population étudiante ont changé : les étudiant·es d’origine populaire et les étudiant·es étranger·es ont eu accès davantage qu’auparavant à l’enseignement supérieur en France[1]. Selon l’UNESCO, au début des années 2000, six pays accueillent les deux tiers des étudiant·es étranger·es en nombre absolu, dont la France[2]. Jusqu’à la fin de la décennie 2000, dans le contexte de cette expansion, la logique de gratuité et de service public dans l’université française semble prévaloir[3]. Des frais d’inscription avaient néanmoins déjà été introduits dans certaines institutions sous statut dérogatoire. Il semble que cet accroissement de la population étudiante mondiale va de pair, paradoxalement, avec un renforcement des sélectivités. D’une part, les filières dites sélectives dans l’enseignement supérieur occupent une place croissante : elle représentait 27,3% de la population étudiante en 1980 contre 37,8% aujourd’hui[4]. D’autre part, l’instauration de frais d’inscription, dans certaines formations à partir de 2004, avant de se généraliser à l’ensemble des formations pour les étudiants extra-communautaires depuis le plan Bienvenue en France mis en place en septembre 2019, participe de ce renforcement des sélections des publics étudiants à partir des ressources financières[5]. Peut-on pour autant affirmer que l’instauration et l’augmentation de frais d’inscription dans les établissements de l’enseignement supérieur sont un symptôme d’une transformation plus générale des institutions publiques du supérieur ?

A partir de différents types de matériaux, nous proposons tout d’abord de présenter la genèse, en France, de l’augmentation des frais d’inscription ainsi que d’identifier les raisonnements sur lesquels elle s’appuie. Ensuite, nous montrerons en quoi cette hausse des frais participe à la mise en place d’un marché global[6]. Les matériaux sur lesquels repose notre analyse sont composés de rapports institutionnels et de documents d’établissements[7], ainsi que d’une série de 15 entretiens menés auprès de responsables de formations universitaires entre 2018 et 2020 dans le cadre d’une enquête sur les dispositifs de sélection à l’entrée en Master[8].

A l’origine des frais d’inscription en France

En France, l’idée d’une hausse progressive et dispersée des frais d’inscription, dite stratégie des petits pas, apparaît pour la première fois dans un rapport publié en 2004 pour le Conseil académique économique, intitulé Education et croissance[9], et rédigé par Philippe Aghion, professeur d’économie au Collège de France, et Elie Cohen, économiste au CNRS. Dans le supérieur public, l’IEP de Paris est le premier établissement à mettre en œuvre cette politique en augmentant légèrement ses frais d’inscription en 2004, puis successivement année après année jusqu’à 18 000 € par an en 2021 comme il est indiqué sur les plateformes de candidatures. Les écoles d’ingénieur ont suivi en ordre dispersé : 3 500 € à Centrale Supélec comme aux Mines, 2 650 € à Télécom Paris, et jusqu’à 12 500 € dans certaines formations à Polytechnique. Après les grandes écoles, l’université Paris-Dauphine a été la première université à augmenter ses frais, grâce à son statut de grand établissement, à la fois université et grande école, en reprenant la stratégie des petits pas au sein même de l’établissement : après une hausse en 2010 qui ne concernait que certains Masters, la hausse se généralise ensuite en Master, puis se déploie en Licence et atteint aujourd’hui jusqu’à 2 280 € en Licence et 6 630 € en Master. Les universités qui ne bénéficient pas de la même exception que Paris-Dauphine mettent en place deux stratégies principales pour procéder à l’augmentation des frais d’inscription. La première consiste à s’appuyer sur des « diplômes d’université » non soumis au barème national. La seconde repose sur le changement du statut d’une formation qui est qualifiée « d’internationale » en raison de cours en anglais par exemple, comme nous pouvons l’observer dans l’offre de formation de l’Université Paris-Saclay ou de la Toulouse School of Economics (6 000 €). On observe également une multiplication des demandes du statut de « grand établissement », qui permet de déroger aux limitations sur les frais d’inscription, ainsi que des autorisations pour accorder le grade national de Licence pour des diplômes payants (“bachelor”).

A l’initiative du groupe des écoles des mines en 2013 [10], les écoles d’ingénieur ont, les premières, introduit une « différenciation » des frais en fonction de la nationalité, les étrangèr·es extra-communautaires payant souvent le double des frais demandés aux européens (4 150 € à Telecom Paristech contre 2 650 € pour les français et européens, 5 900 € à CentraleSupélec contre 3 500 €, 15 600 € à Polytechnique contre 12 500 €). Dans ce contexte, le gouvernement d’Edouard Philippe a lancé en 2019 le plan Bienvenue en France qui multiplie par 16 les frais d’inscription pour les étudiants étrangers non européens. Saisi sur ce sujet, le Conseil Constitutionnel a rappelé le 11 octobre 2019 que le principe de gratuité de l’éducation (alinéa 13 du Préambule de la constitution de 1946) s’applique à tous les niveaux, y compris dans le supérieur public. Les universités qui avaient mis en œuvre l’augmentation des frais dès septembre 2019 se sont alors appuyées sur ce jugement pour rejoindre les 63 établissements ayant voté en conseil d’administration une exonération partielle, amenant le coût pour les étudiant·es étrangèr·es au niveau de celui des français·es et européen·nes. Cependant, l’interprétation du principe de gratuité faite par le Conseil Constitutionnel permettait la perception de frais d’inscription “modiques”, ce qui a permis au Conseil d’État de rejeter le 1er juillet 2020 les recours contre la hausse des frais d’inscription. Depuis, la plupart des établissements ont reconduit pour l’année 2020-2021 l’exonération partielle. Mais cette modalité, permise transitoirement par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, arrive à terme en 2022 : chaque établissement ne peut exonérer qu’au maximum 10% de ses étudiant·es, sur la base d’une politique spécifique (renforcement d’une discipline ou accords avec un pays). Dans la mesure où la plupart des établissements ont plus de 10% d’ étudiant·es extra-européen·nes, et certains bien plus comme l’EHESS (21% des effectifs), ou l’Université de la Rochelle (25%)[11], ils devront commencer à collecter ces frais d’inscription différenciés pour tous les étudiant·es étrangèr·es ne s’inscrivant pas dans un partenariat avec un établissement étranger.

Le raisonnement en défense des frais

Les arguments des défenseur.es des frais d’inscription reposent sur l’idée selon laquelle les frais d’inscription contribuent à sélectionner et à orienter efficacement les étudiants ­- le coût décourageant les étudiant·es qui envisagent de poursuivre des études pour lesquelles iels n’ont pas les capacités requises. De plus, les frais inciteraient les étudiant·es (ainsi que les universités) à fournir un niveau d’effort optimal – afin de rentabiliser au mieux l’investissement consenti. Il s’agit de la théorie du capital humain[12], selon laquelle l’effet de sélection par les frais d’inscription relèverait d’une capacité des étudiant·es à s’auto-sélectionner en choisissant une orientation pour laquelle le résultat en termes d’accroissement salarial sera supérieur au coût des études. En augmentant les frais d’inscription, le seuil à partir duquel la perspective de revenus salariaux élevés justifie l’investissement est relevé, ce qui entraîne un découragement d’une plus grande partie d’étudiant·es. Dans ces modèles d’économie néoclassique, ce ne sont pas les propriétés sociales des agents qui expliquent leur différence de perspectives de revenus, mais le “talent” qui entraîne à la fois les meilleurs résultats scolaires et les meilleurs revenus[13]. Les futur·es étudiant.es sont donc censé·es parfaitement connaître leur talent et faire leur choix d’orientation sur la seule base de la recherche de l’investissement le plus rentable. Les travaux sur les politiques de discrimination positive montrent comment l’accent placé sur les talents individuels des étudiant·es donne un avantage aux populations favorisées[14]. Ce principe d’efficience allocative est le principal argument des tenants des frais d’inscription[15], proches conseillers d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle en 2017 [16]. Cette théorie du capital humain se rapproche de la perspective de l’individualisme méthodologique autrement dit l’idée selon laquelle l’individu est considéré comme faisait des choix rationnels en opérant un calcul coût-avantages. L’économie néoclassique prétend modéliser cette théorie mathématiquement, sous forme de théorème et de démonstration, et ainsi calculer les politiques publiques optimales. Sa légitimation première repose ainsi sur la démonstration mathématique.

Quels effets sur l’organisation de l’enseignement supérieur ?

Pour permettre la hausse des frais d’inscription à une large échelle, il n’est d’autre choix que de généraliser le recours au crédit étudiant. Or, loin d’être un simple outil permettant de rendre possible un financement des études, la dette pèse sur les décisions des étudiant·es et ce de manière asymétrique, au détriment des étudiant·es issu·es de classes moins favorisées[17]. Si la théorie économique dominante considère comme équivalent le remboursement d’une dette contractée pour le paiement de frais d’inscription ex ante et le paiement d’une taxe ex post (graduate tax) [18], il n’en est rien : avoir à s’endetter inhibe bien davantage la décision de poursuite d’études que la perspective de payer une contribution à la société en fonction de sa réussite. C’est pourtant ce que propose à nouveau l’Institut Montaigne, think thank conservateur, dans un rapport datant d’avril 2021[19]. L’augmentation du plafond des frais est déjà à l’œuvre en Angleterre, comme Aurélien Casta a pu le mettre en lumière[20]. Aux États-Unis, Sara Goldrick-Rab a documenté, à partir d’une enquête approfondie auprès d’étudiant·es, le système de financement de l’enseignement supérieur états-unien, avec les allocations de ressources attribuées par différents niveaux de l’État[21]. L’auteure décrit les conditions matérielles de vie de six étudiant·es du Wisconsin, en suivant leurs parcours sur plusieurs années. Cet ouvrage montre bien comment le système de financement des universités américaines par les frais d’inscription contribue à augmenter la précarité étudiante : de plus en plus d’étudiant·es rencontrent des difficultés à se nourrir et à se loger malgré les aides mises en place. Malgré cela, la croyance en la méritocratie perdure. En outre, les frais ont pour effet de modifier les relations entre enseignant·es et enseigné·es. Selon l’enquête mené par Elsa Boulet dans une université en Angleterre [22], les enseignant·es doivent rendre les notes aux étudiant·es dans un délai de 20 jours maximum, quel que soit le nombre de copies à corriger, et parfois au détriment de la qualité de correction, afin de satisfaire les demandes des étudiant·es exprimées dans les évaluations des enseignements (p.119). Un enseignant enquêté remarque que les étudiant·es qui ont de mauvais résultats auraient tendance à évaluer négativement les enseignements, ce qui pourrait pousser les enseignants à “surnoter” les étudiant·es : “la façon d’éviter d’être attaqué en justice (…) semble être simplement de leur donner des notes plus élevées.” (Enseignant-chercheur de l’université enquêtée, p. 201). Au-delà de la précarisation, de l’endettement des étudiant·es et des relations marchandes engendrées par l’augmentation des frais d’inscription, nous observons des conséquences sur le fonctionnement même des établissements.

Avec l’instauration des frais d’inscription, les ressources des établissements dépendent d’autant plus de leur capacité à attirer des étudiant·es solvables. Les études menées en France montrent que les établissements les mieux positionnés au départ, en termes de réputation, de position géographique ou simplement de composition sociale de la population étudiante voient leurs ressources propres augmenter, alors que les établissements de périphérie, qui assurent l’essentiel de la massification de l’enseignement supérieur[23], voient au contraire leur subvention publique s’évaporer. Le financement de l’enseignement supérieur par les frais d’inscription a pour effet une forte hiérarchisation des établissements. L’IEP de Paris, par exemple, a ainsi pu profiter de sa position favorable et de son avance dans cette dynamique pour multiplier par deux ses effectifs et investir massivement dans l’extension de ses campus. Les appels à projet lancés auprès du supérieur français depuis une dizaine d’années (en particulier les Idex du Plan Investissements d’Avenir) donnent un aperçu de l’effet polarisant du financement concurrentiel à l’échelle nationale. Bien loin de “l’efficience allocative” (qui devrait pousser établissements comme étudiant·es à plus d’efforts et de productivité) tant vantée par les tenants de la hausse des frais d’inscription, la concentration des moyens produite par la mise en concurrence des établissements permet plutôt de dégager quelques champions, en position d’oligopole au niveau national, et de délaisser les autres universités qui, pourtant, prennent  en charge l’essentiel de la massification de l’accès universitaire. La concurrence semble d’autant plus forte qu’elle viendrait d’une échelle supérieure : les classements internationaux comme celui de Shanghai font figure de référence dans les discours des responsables politiques et des chefs d’établissements en produisant une représentation de l’enseignement supérieur prenant la forme d’un marché global [24]. C’est dans ce contexte que l’instauration des frais d’inscription envers les étudaint.es étranger.es non communautaires vient s’inscrire.

S’insérer dans le marché global d’éducation par les frais d’inscriptions des étudiant·es étranger·es ?

L’argument central mobilisé pour défendre l’instauration des frais d’inscription pour les étudiant·es extra-communautaires du plan Bienvenue en France est celui du signal prix. Ce raisonnement repose sur l’idée selon laquelle les candidat·es étranger·es verraient le tarif national actuel comme une preuve de médiocre qualité de l’offre académique. La hausse des frais aurait un effet signal, donnant l’impression que la qualité est plus élevée. Bienvenue en France avec l’instauration de frais serait alors une façon d’intégrer la France dans ce marché global payant. Or, les frais pratiqués au Royaume-Uni ou en Australie[25], qui s’inscrivent effectivement dans le marché global de l’enseignement supérieur payant, sont bien plus élevés (au-delà de 10 000 € par an en Licence) : le signal-prix resterait – selon cette logique – un signal de médiocrité, tant que les frais d’inscription resteraient au niveau “modique” de 2 770 € en Licence et 3 770 € en Master. À des niveaux bien plus élevés, nous avons pu constater, suite à une enquête que nous avons menée notamment dans les écoles de commerce[26], que le sentiment d’appartenance à une élite de ces étudiants issus de ménages très aisés est renforcé par l’effet de distinction produit par le paiement de frais d’inscription élevés (jusqu’à 17 350 € par an à HEC en 2021, et même 20 850 € pour les admissions parallèles aux concours). A l’échelle nationale, si la mise en place du Plan Bienvenue en France annoncée en 2018 sera rendue obligatoire à partir de la rentrée 2021, ce sont d’autres effets qui apparaissent déterminants, relevant des politiques migratoires et diplomatiques.

Sélectionner les niveaux ou les nationalités

Entre insertion dans un marché global de l’enseignement supérieur, dont la hausse des frais d’inscription constitue un révélateur, et appartenance à un système national, les universités françaises doivent redéfinir leurs pratiques de sélection. Le droit d’accès est particulièrement modifié pour les étudiant·es étranger·es qui sont sélectionné·es à plusieurs titres, premièrement sur leurs ressources financières, et deuxièmement sur leur dossier, tout d’abord par l’agence Campus France et ensuite par la formation à laquelle il-elle candidate [27]. L’enquête par entretiens et observation que nous avons menée auprès des responsables de formation de 5 Masters de biologie et physique – composés pour une bonne part d’étudiant·es étranger·es – donne à voir ce que les frais font aux logiques de sélection.

Le Plan Bienvenue en France touche significativement une partie des formations – celles qui recrutent des étudiant·es étranger·es extra-communautaires, et de façon plus déterminante pour celles dont il s’agit du vivier de recrutement principal. Un responsable de formation s’inquiète en septembre 2020 de savoir si l’annonce du Plan n’a pas découragé les candidatures. Dans l’un des Masters enquêtés, qui recrute la quasi-totalité de ses étudiant·es à l’étranger, les étudiant·es soutenu·es par les responsables de la formation se sont mobilisé·es contre les frais, ce qui a abouti à une exonération temporaire[28]. A l’inverse, un responsable de formation d’un Master de biologie, qui se déclare par ailleurs en faveur de la sélection des étudiant·es à l’entrée de l’université, considère que l’augmentation des frais d’inscription ne change finalement pas sensiblement les compositions des promotions en terme de nationalités étudiantes :

« Qui sera pénalisé si demain on fait les 3 000 € ? Les gens que ça va pénaliser, c’est les étudiants du Togo qui étaient déjà en grosse galère puisqu’il faut venir payer son déménagement à Paris, un appart. Tous les ans, on a une liste d’attente sur les candidats qu’on sélectionne, parce qu’on sait qu’il y en a quatre-cinq par parcours et par année, qui, même s’ils nous ont dit qu’ils pouvaient faire un emprunt, qu’ils avaient la famille, etc., ils vont pas pouvoir finalement. Donc pour ceux-là, ça ne va pas les aider de leur dire que c’est 3 000 € de plus. [ …] L’autre type de candidat, c’est un Américain qui vient en France, et dans sa tête, si on caricature, puisque, évidemment, il y a des dynamiques personnelles qui font que c’est pas forcément toujours ça… mais dans la tête d’un Américain, son année, elle lui coûte 30 000 $ aux US, et donc : pourquoi est-ce que je vais pas mettre 30 000 $ pour me payer un appart, une formation à Paris et vivre autre chose ? 30 ou 33, donc bien sûr c’est 10%, mais, bon, ce n’est pas la même problématique que 3 000 € pour un étudiant au Togo. C’est pas du tout le même… » (30 novembre 2018).

La réforme ne viendrait donc qu’entériner les sélections sociales des migrations étudiantes. Les étudiants américains sont toutefois absents de la formation malgré les efforts des responsables pour la leur rendre attractive (enseignements en anglais, locaux situés dans un quartier touristique de Paris, etc.). On retrouve ici la logique de ciblage des nationalités promue par l’agence du gouvernement Campus France. Lors d’un entretien avec une responsable de cet organisme (le 20 novembre 2020), les aides et bourses ponctuelles sont attribuées selon les « enjeux géopolitiques du moment » :

« Alors il y a toujours l’excellence académique, mais quand c’est à dossiers équivalents ou des choses comme ça, ils vont essayer de pousser certaines nationalités par rapport aux enjeux géopolitiques du moment. (…) par exemple, là, avec ce qui s’est passé au Liban [explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020], il y a des gros programmes de bourses, j’ai vu 3 000 étudiants Libanais à la rentrée. »

La mise en place de frais différenciés pour les étudiant·es extra-communautaires repose, comme l’explique cette responsable de Campus France, sur la nécessité de partenariats inter-universités, pour celles qui souhaitent les accueillir, ainsi que de nouvelles allocations attribuées ponctuellement à certaines nationalités ou d’exonérations des frais. A côté d’une dynamique d’insertion sur un marché global de l’enseignement supérieur, symbolisé par le classement de Shanghai, où les individus feraient face à établissements tous quantitativement comparables, les exonérations permises par le plan Bienvenue en France institue une forme d’internationalisation du supérieur qui se déploie à la fois à l’échelle nationale[29], lorsque le gouvernement définit des politiques d’exonérations à destination de pays spécifiques, et à l’échelle des établissements, à travers des partenariats entre universités françaises et établissements étrangers.

 

Conclusion

Le processus d’internationalisation de l’éducation va de pair en France avec une plus grande sélectivité des étudiant·es à l’entrée des formations (sélectivité variable selon la position de celle-ci) et un processus de financiarisation, mis en œuvre dès l’enseignement secondaire dans de nombreux pays voisins de la France comme par exemple la Suisse[30] ou l’Angleterre[31]. La diversification des sources de revenus des établissements, qui repose désormais en partie sur les étudiant·es elleux-mêmes, modifie inévitablement les relations pédagogiques entre les étudiant·es et les enseignant·es. Avec l’augmentation des frais de scolarité, les universités britanniques sont entrées en concurrence pour attirer des étudiant·es, les plaçant de ce fait en situation de client·es. A rebours d’études gratuites et ouvertes à tous et toutes, à rebours de l’attribution d’une allocation étudiante digne, le type de raisonnement mis à l’œuvre à l’échelle des politiques publiques via l’instauration de frais d’inscription repose sur le mode de pensée de l’individualisme libéral, qui dénie tout poids à l’ordre social. Le levier que constitue l’élévation des frais d’inscription pour accompagner la croissance des effectifs étudiants ne permet pas la réduction des inégalités ni celle de la polarisation des formations et établissements, que seul un investissement de la dépense publique d’éducation pourrait venir réduire. Le collectif ACIDES a formulé des propositions en ce sens, chiffrant à 5 000 € par étudiant·e les besoins de financement public additionnel nécessaire à un équilibre entre la licence universitaire et les classes préparatoires et à 12 000 € par étudiant·e le montant d’une allocation d’autonomie, non conditionnée aux revenus des parents. Le coût de ces deux mesures, ainsi que des autres dispositifs qu’elles remplaceraient, peuvent s’estimer à 21 milliards d’euros par an[32] : un montant équivalent au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), mais aux effets bien plus assurés en termes d’équité scolaire et de redistribution économique.

[1] Y. BRINBAUM, C. HUGRÉE, T. POULLAOUEC, « 50 % à la licence… mais comment ? Les jeunes de familles populaires à l’université en France », Économie et statistique, n°499, 2018, p. 81-106 ; S. BEAUD et M. MILLET, L’université, pour quoi faire ? Seuil, 2021.

[2] UNESCO, 2005.

[3] S. CHAUVEL et al., 2015, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur.

[4] MESRI-DGESIP, 2018

[5] E. ERLICH, E. GERARD et S. MAZZELLA, « La triple torsion des mobilités étudiantes. Financiarisation de l’enseignement supérieur, concurrence sur le marché mondial et différenciations sociales accrues des parcours », Agora débats/jeunesses, vol. 88, no. 2, 2021, p. 53-69.

[6] Par « global », nous qualifions un type structuration « plate », sans pays privilégiés, ne reprenant que la hiérarchisation de la globalisation économique avec un centre et une périphérie. On peut l’opposer à une structuration de type « internationale » plus politique, construite à partir d’accords bilatéraux ou multilatéraux entre pays.

[7] Nous remercions en particulier Pauline Collet pour sa revue de presse quotidienne.

[8] M. Blanchard, S. Chauvel et H. Harari-Kermadec, « La concurrence par la sélectivité entre masters franciliens », L’Année sociologique, vol. 70, n° 2, 2020,  p. 423‑442.

[9]  https://www.cae-eco.fr/Education-et-croissance#

[10] La différenciation initiale, sur la base de la nationalité, a été contestée par le GISTI, https://www.gisti.org/spip.php?article3402 (consulté le 29 mars 2021) avant d’être remplacée par une différentiation sur la base de la résidence fiscale, plus solide juridiquement.

[11] Selon le rapport de la mission de concertation sur la stratégie « Bienvenue en France », BLANCHET et al., 2019.

[12]  S. G. BECKER, Human Capital, Theoretical and Empirical Analysis, Columbia University Press for the National Bureau of Economic Research, New York, 1964. On définit le capital humain comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. » (d’après Becker, 1964, cité par Gleizes, 2000, p.111).

[13] A. Thibaud, « La domination d’une idéologie. Histoire des usages politiques du concept de talent (1945-2015) », in F. Pétry, P.-M. Daigneault (dir.), Idées, discours et pratiques politiques au prisme de l’analyse des données textuelles, Presses de l’Université Laval, p. 67-95.

[14] M. OBERT, A. PAVIE, « Les paradoxes d’un programme d’ouverture sociale : les Conventions Éducation prioritaire à Sciences Po », L’Année sociologique, vol. 70, 2020/2, p. 395-422.

[15] R. GARY-BOBO et A. TRANNOY, « Faut-il augmenter les droits d’inscription à l’université ? », Revue française d’économie, vol. 19, n° 3, 2005, p. 189‑237 ; « Efficient Tuition Fees and Examinations », Journal of the European Economic Association, vol. 6, n° 6, p. 1211‑1243, 2008 ; « Optimal student loans and graduate tax under moral hazard and adverse selection », The RAND Journal of Economics, vol. 46, n° 3, 2015, p. 546‑576.

[16] R. GARY-BOBO, 2016, « Réformes souhaitables de l’enseignement supérieur français et éléments d’une stratégie de changement ». Note à destination du candidat Macron. https://wikileaks.org/macron-emails/emailid/50687, reprise par Thierry Coulhon, futur conseil Enseignement supérieur – Recherche à l’Elysée https://wikileaks.org/macron-emails/emailid/52695.

[17] J. Carneiro Pedro et J. Heckman, « The Evidence on Credit Constraints in Post-Secondary Schooling », The Economic Journal, vol. 112, n° 482, 2002, p. 705‑734. E. Field, « Educational Debt Burden and Career Choice: Evidence from a Financial Aid Experiment at NYU Law School », American Economic Journal: Applied Economics, vol. 1, n° 1, 2009, p. 1‑21.

[18] N. BARR, « Alternative Funding Resources for Higher Education », The Economic Journal, vol. 103, n° 418, 1993,  p. 718‑728 ; S. GREGOIR, « Les prêts étudiants peuvent-ils être un outil de progrès social ». EDHEC position paper, 2008. http://fseul.free.fr/Doc_200810_EDHEC.pdf

[19] Enseignement supérieur et recherche : il est temps d’agir. Rapport de l’Institut Montaigne, avril 2021.

[20] A. CASTA, Le financement des étudiants en France et en Angleterre de 1945 à 2011. Le student finance, l’award et le salaire étudiant et leur hégémonie, thèse pour l’obtention du doctorat de sociologie, Université Paris Ouest Nanterre, 2021.

[21] S. GOLRICK-RAB, Paying the price. College costs, financial aid, and the betrayal of the American dream, The University of Chicago Press, 2016.

[22] E. BOULET, La marchandisation de l’université à l’œuvre. L’exemple de l’université de Ghimwall, en Angleterre, mémoire de Master 2, Université Paris IV, 2013.

[23] R. AVOUAC et H. HARARI-KERMADEC, « L’université française, lieu de brassage ou de ségrégation sociale ? Mesure de la polarisation du système universitaire français (2007‑2015) », Economie et Statistique, prépublication en ligne le 31 mai 2021.

[24] H. HARARI-KERMADEC, Le classement de Shanghai. L’université marchandisée. 2019.

[25] La vente de service d’enseignement supérieur sur son sol à des étudiants étrangers génère 25 milliards de recette pour l’Australie, ce qui en fait le 3e secteur à l’export. Cet enseignement supérieur marchand et globalisé est particulièrement vulnérable à l’épidémie de Covid. DAVIES Anne et KARP Paul, 2020, « “A downward spiral”: coronavirus spins Australian universities into economic crisis », The Guardian.

[26] M. LE BRETON et H. HARARI-KERMADEC, « Engagement décennal ou endettement étudiant ? Les bi-admis ENS Cachan/HEC face au choix de leur école et de leur carrière », Revue française de pédagogie, vol. 184,2013, p. 69‑80.

[27] H. BREANT et H. JAMID, « “Bienvenue en France”… aux riches étudiants étrangers », Plein droit, vol. 123, n°4, 2019, p. 11-14 ; L. KABBANJIi, L. et S. TOMA, « Politiques migratoires et sélectivité des migrations étudiantes en France : une approche sociodémographique », Migrations Société, 2(2), 2020, p. 37-64 ; A. SPIRE in S. MAZZELLA, « Contrôler et choisir. La sélection des étudiants candidats à l’émigration vers la France », La mondialisation étudiante. Le Maghreb entre Nord et Sud, 2009, p. 79-95.

[28] Voir le collectif “Malvenu·es en France” ; N. CAMILLE, « Pour une université ouverte, émancipatrice et internationale », Sociétés contemporaines, 116, 2019/4, p. 151-157.

[29] L’Union européenne intervient également à travers les fenêtres des programmes Erasmus Mundus notamment https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2007:291:0012:0013:FR:PDF

[30]  C. BERTON, « Finishing schools. Le déclin des pensionnats internationaux de jeunes filles en Suisse (1950-1970) », Le Mouvement Social, 2019/1 (n° 266), p. 67-86.

[31] A. ALLOUCH et C. NOUS, « Un modèle britannique d’université ? », Savoir/Agir, 53, 3, 2020, p. 10‑18.

[32] D. FLACHER, H. HARARI-KERMADEC et L. MOULIN, 2018, « Régime par répartition dans l’enseignement supérieur : fondements théoriques et estimations empiriques », Économie et institutions [En ligne], n° 27.