À propos de “Être sans destin”, d’Imre Kertész. Il a depuis longuement expliqué son approche de la fiction, ainsi que son refus d’être confondu avec le narrateur de ses romans.

Article initialement publié in Drôle d’Epoque, n°4, printemps 1999, pp. 119-129.

Sauf mention contraire, les citations sont toutes extraites de l’édition parue en 1998 chez Actes Sud.

À la mémoire de David Rousset

Être sans destin d’Imre Kertész vient enfin d’être traduit en français et l’on découvre, à sa lecture, un témoignage précieux sur la déportation et les camps nazis. Témoignage ? Récit ? Texte littéraire ? Taxinomie un peu vaine, il s’agit d’une œuvre plutôt qui subvertit ces catégories en les subsumant toutes. D’une œuvre souveraine pour laquelle on éprouve un attachement respectueux parce qu’elle fait partie de ces rares ouvrages qui nous dévoilent des aspects inconnus d’une réalité que l’on pensait connaître.

Être sans destin nous fait découvrir la situation des juifs hongrois pendant la guerre puis l’arrestation de l’auteur, de ses jeunes camarades et d’adultes, tous juifs, par un policier débonnaire et brouillon, dépassé par les événements. Arrestation visiblement improvisée, sans moyen véritable, qui se déroule dans une atmosphère bon enfant où les différents acteurs de cet épisode rient et plaisantent ensemble comme s’il s’agissait d’un simple contrôle de routine. Les victimes ignorant – les faits se déroulent en 1944 – ce qui se passe à Auschwitz. Rien de commun avec l’organisation méticuleusement déployée par la police française pour mener à bien la rafle du Vel’d’Hiv. À Budapest, s’évader était encore possible, car les personnes arrêtées sont nombreuses et les forces mobilisées pour cette opération dérisoires, mais hormis deux ou trois fuites, aisées et d’ailleurs réussies, nul n’y songera vraiment car nul n’a conscience d’être tombé dans un piège qui s’avérera mortel pour le plus grand nombre. « Prendre la poudre d’escampette ? Je ne voyais pas de raison particulière » de le faire note Kertész tranquillement. Il ajoute : « le sentiment de respect s’est avéré le plus fort en moi. » (p. 78) Assez insouciantes, les victimes sont même plutôt confiantes envers ces Allemands auxquels elles sont livrées peu après. On sait, écrit l’auteur, qu’ils sont « des gens propres, honnêtes, aimant l’ordre, la ponctualité et le travail. » (p. 89) Confiantes, elles le sont aussi envers les membres du « conseil juif » reconnaissables à leur brassard et qui vont répétant, dans le camp, que les premiers volontaires pour le départ jouiront de conditions de transport et d’une situation plus favorables. Puis vient le temps de la déportation, l’arrivée à Auschwitz-Birkenau, l’ouverture des wagons et la sélection. Jamais nous n’en avions lu une telle description. Ce qui l’emporte en effet, ce n’est pas la découverte brutale de l’horreur, de la violence, pas même une angoisse sourde mais une attente seulement fébrile et l’envie d’en finir au plus vite avec ce qui est vécu comme de simples formalités administratives. Les SS eux-mêmes, que l’auteur découvre pour la première fois, ne sont pas menaçants. Ils marchent tranquillement, répondent aux questions qu’on leur pose, délivrant çà et là des « tapes amicales dans le dos ou sur l’épaule. » (p.117)

Cet hiatus entre la conscience du narrateur et la réalité que nous connaissons, mais qu’il ignorait alors, horrifie plus encore. Atroce est cette conjonction d’espoirs, avivés par les préventions des bourreaux, et de l’extermination, que l’on sait imminente, des femmes et des enfants. On se tromperait sans doute en qualifiant ces pratiques de perverses. Ne doivent-elles pas plutôt leur existence au constat simple, fait par ces exécutants professionnels qui ont déjà une longue expérience derrière eux, que cette apparente humanité est le plus sûr moyen de réaliser leurs desseins sans heurt ni résistance d’aucune sorte ? Quant à la partie visible du camp, celle que Kertész découvre peu après, avec son immense prairie, ses allées immaculées, son terrain de football, ses pelouses et ses « plates-bandes de fleurs multicolores », elle est plaisante, apprend-on. Auschwitz, c’était donc cela aussi, l’industrie de la mort tapie au milieu d’un décor paisible destiné à rendre la première plus performante encore. Détails morbides et superflus ? Évidemment non car leur somme fait système. Système construit sur la multiplication de signes inoffensifs, rassurants même par leur normalité. Ils saturent la perception en la fixant sur des objets familiers associés par les victimes à des activités banales. Conjuguée à l’espoir, cette mise en scène oblitère les autres signes de violence qui, sans être inaperçus, sont dépouillés en quelque sorte de leur aura menaçante. Le récit de Kertész nous permet de mesurer l’efficacité de ces dispositifs qui, en abusant les déportés, les font participer, à leur insu, à la bonne marche du camp dont les opérations sont plus faciles et moins coûteuses en personnel. Quelques dizaines seulement de concentrationnaires, auxquels s’ajoute une poignée de SS, suffisent pour contrôler, encadrer et sélectionner des centaines d’hommes et de femmes qui obéissent sagement, voire devancent, pour rester dignes et donner d’eux-mêmes une impression favorable, les injonctions des seconds. « J’entendais beaucoup d’adultes parmi nous dire, et j’étais d’accord avec eux, écrit Kertész, qu’il fallait s’efforcer de se rendre utile, d’abréger les questions et les adieux, d’être raisonnable, pour ne pas donner aux Allemands l’image d’un troupeau désordonné. » (p.112) On comprend mieux pourquoi les victimes n’ont pas résisté : elles n’en ressentaient tout simplement pas la nécessité car elles ne savaient pas, et ne pouvaient imaginer, le sort qui allait être le leur. Ce que l’auteur nous révèle permet de couper court à bien des débats oiseux, obscènes aussi, sur la passivité des Juifs.

Ces passages sont également exemplaires car ils permettent de mesurer la puissance d’un art de raconter original. Le narrateur livre son récit comme s’il était dans l’ignorance de son issue. Récit qui n’est pas une reconstitution rétrospective où le savoir acquis après coup orienterait le choix des faits et des personnages en les inscrivant dans une trame narrative dont l’organisation serait commandée par la connaissance de la fin des événements relatés. À rebours de ce mouvement, frayant parfois la voie à nombreux anachronismes parasitant le souvenir d’éléments étrangers à ce qui fut véritablement vécu, Kertész réussit à se dépouiller complètement de l’adulte qu’il est devenu. Aussi parvient-il à retrouver, puis à épouser le regard frais et étonné de l’adolescent qu’il fut avant lequel devient le narrateur exclusif de ce récit où les faits, rapportés au jour le jour, nous sont contés tels qu’ils ont été vécus, c’est-à-dire sans connaître leur signification véritable ni leurs conséquences. C’est grâce à cet adolescent ignorant tout de l’univers concentrationnaire que l’on accède aux camps en découvrant, au même rythme que lui, une réalité qui apparaît progressivement et de façon fragmentaire. Parfois le temps s’étire, dominé par un ennui qui efface le souvenir de jours mornes. À d’autres moments, au contraire, il semble pris dans un mouvement frénétique où le narrateur et le lecteur sont submergés par une foule d’informations et d’impressions diverses d’où émergent brusquement, non pas la vérité d’Auschwitz, mais des bribes dont le sens se révèle plus tard. C’est ainsi que cet adolescent rit des circonstances de son arrestation et bombe fièrement le torse devant le « sympathique » médecin SS chargé de la sélection. Il ne voit dans cet épisode qu’une banale visite médicale destinée, tel est bien son espoir, à l’inclure dans le monde des adultes aptes au travail, non parce qu’il craint quelque chose – il ne sait rien – mais parce qu’il ne veut plus vivre dans le monde des enfants. Cet adolescent joyeux, fier aussi d’être du bon côté, car il retrouve ses amis qui lui font un triomphe et rient d’une joie pa
rtagée et nourrie par l’impression d’avoir réussi un bon coup. Être sans destin, du moins au début, c’est Candide dans un Auschwitz dont la fonction première – l’extermination – se dérobe à ses yeux et qui jette sur ce monde qu’il découvre des regards étonnés, impatients parfois mais jamais vraiment angoissés. Grâce à ce procédé, Kertész, le rescapé des camps devenu écrivain, s’efface complètement pour laisser vivre ce jeune narrateur – cet autre lui-même si différent et si lointain – au rythme des épreuves et des illusions qui sont les siennes. Subtil est ce dispositif narratif où l’auteur, dépouillé en quelque sorte de sa toute puissance puisqu’il renonce à construire une histoire où les faits s’ordonnent et s’éclairent en fonction d’une fin qu’il connaît, se plie aux exigences d’une chronique. D’une chronique intime écrite par un « je » à la conscience forcément partielle et qui ne peut, à cause de cela, ni apprécier adéquatement les enjeux de la situation ni mesurer pleinement les effets de ses actes. C’est ainsi que Kertész parvient à nous arracher à notre situation de lecteur non contemporain des événements. Il abolit la distance qui nous en sépare pour livrer un récit plus impitoyable encore, où la naïveté du narrateur décuple l’horreur de la situation et celle que nous éprouvons à suivre ce qu’il nous présente comme de simples péripéties dont il est possible de s’amuser. Ce récit si mesuré et pourtant si violent – si violent de cette mesure même – nous transporte et nous révèle, au sens photographique du terme, ce passé. Ce passé que l’on croyait inaccessible devient alors sinistrement présent, aveuglant de détails dont la précision, défiant l’écoulement du temps, stupéfie. L’air, le soleil, les bruits, les cris, les odeurs, la confusion de l’arrivée à Auschwitz nous sont livrés avec une netteté que rien ne semble avoir entamée créant ainsi l’illusion, naïve sans doute mais bien réelle, de pénétrer brusquement dans un monde qui a cessé d’être révolu.

Forcés de faire nôtre ce regard ingénu en partageant les illusions de cet adolescent, nous savons bien sûr ce qui est advenu et cette double position – dans le récit et extérieur à lui pourtant – fait redouter plus encore le moment où la réalité d’Auschwitz viendra violer cette innocence. Se crée aussi une attente angoissée des circonstances au cours desquelles le narrateur-adolescent sera détruit pour faire place au narrateur-concentrationnaire et nous finissons par oublier qu’il est vivant celui qui nous rapporte son expérience. C’est entre autres cela qui rend ce récit si harassant, qu’on ne peut abandonner pourtant, car il force la lecture en créant une expectative toujours plus oppressante. Expectative dont on ne peut s’affranchir qu’en continuant à lire de façon compulsive pour découvrir avec soulagement les événements qui ont soustrait Kertész à la mort. Enfin, ce procédé narratif permet à l’auteur de composer une œuvre intérieure et sensible à l’écart des stéréotypes de bien des témoignages où le désir légitime de parler au nom d’une communauté – celle des déportés morts et vivants – dont il faut défendre la mémoire conduit à substituer le « nous » au « je » comme si la mise à l’écart d’ego et de sa subjectivité garantissait une relation plus authentique des faits et une meilleure compréhension par les lecteurs qui n’ont pas connu pareille destinée. Être sans destin permet de saisir que l’option inverse est autrement plus efficace puisque, rompant avec les prescriptions d’un récit historique, distancié, factuel et didactique parfois, Kertész parvient à nous faire entendre ce que signifiaient, pour lui, la déportation et les camps. C’est précisément ce « je » naïf, fragile et toujours exposé à la brutalité des événements, qui, en se mettant à nu sans tabou, nous bouleverse. Plus important encore, il nous permet d’accéder à un savoir que les historiens peinent à nous apprendre lorsqu’ils refusent de prendre en compte les émotions de ceux dont ils cherchent à retracer les vies désastrées. On mesure ce dont ils nous privent, ce dont ils se privent également, quand, par pudeur ou par incapacité à entendre, à supporter peut-être aussi ces paroles terriblement souffrantes, ils les tiennent à distance en mutilant une réalité qu’ils croient saisir adéquatement.

Cet art si particulier de la narration – W. Benjamin estimait qu’il était en voie de disparition |1| – est servi par un art d’écrire d’une simplicité très travaillée. Fuyant l’emphase, la prolixité et l’afféterie, obsolètes tout à coup pour ne pas dire obscènes, Kertész opte pour le laconisme en émondant sa langue afin qu’elle parvienne plus justement à restituer l’horreur que les grands mots ne peuvent saisir. Ce terme horreur que nous venons d’employer en est la preuve car que dit-il de ce qui la constitue ? Que nous apprend-il sur ce qu’elle fut là-bas, dans ces camps que nous ne connaissons que par les récits des survivants ? Rien justement car elle n’est là qu’un vocable rebattu. Au pire, nous sommes incapables d’investir ce dernier d’un contenu tangible. Au mieux, nous lui imputons une signification qu’il n’avait pas pour les rescapés, et dans tous les cas, leur horreur nous échappe. Pour accéder à ce qu’elle a été et restituer ce qu’elle a signifié pour ceux qui eurent à l’affronter, il faut ruser avec elle et se défier des pièges du langage courant – ce langage hyperbolique mais vain – qu’elle appelle spontanément afin que ce dernier ne vienne pas la trahir en la vidant de sa substance |2|. Beaucoup de tact, d’art et de talents sont nécessaires pour écrire l’horreur sans se laisser subjuguer par elle. Parce que Kertész l’aborde latéralement en portant son regard sur des signes, infimes en apparence, il la révèle avec cette force incomparable qui rend son récit si poignant. Il n’est pas le seul à s’être engagé dans cette voie et ce n’est évidemment pas un hasard si d’autres témoins et victimes de l’entreprise de destruction nazie et du goulag ont cherché, eux aussi, sous des formes à chaque fois singulières, à inventer« une nouvelle prose » seule à même, selon eux, de dire adéquatement ce que furent leurs souffrances et le système qui les avait engendrées. Cette formule, Varlam Chalamov en est l’auteur, lui qui, rescapé improbable des camps de la Kolyma – ces camps où les « ennemis » du régime stalinien étaient exterminés par le travail, le froid et la faim, fut hanté par la nécessité de créer un autre mode d’expression capable de faire entendre à ses contemporains la dimension exceptionnelle de son expérience et celle d’un siècle où surgirent le Goulag, Auschwitz et « l’incendie d’Hiroshima. » |3| De ce point de vue, les desseins poursuivis par V. Chalamov et I. Kertész sont très proches. Tous deux estiment que la littérature de ces catastrophes historiques, par ailleurs différentes, ne saurait parvenir à ses fins sans bouleverser le style dans lequel elle se livre. Sans araser ce qui distingue leurs œuvres, des écrivains comme P. Levi, R. Antelme, T. Borowski, A. Soljénitsyne – celui d’Une journée d’Ivan Dénissovitch – appartiennent également au petit nombre de ceux qui, confrontés aux extrêmes, ont su, contre la rhétorique de l’indicible et de l’impensable, forger un genre nouveau afin de rendre ces extrêmes audibles « aux hommes normaux » que nous sommes. À nous qui résistons toujours sans arriver vérita
blement à admettre que « tout est possible » |4|. Tout est ici dans le « tout » de cette formule, dans ce pronom qui renvoie à un ensemble qu’il faut penser sans limite d’aucune sorte ce à quoi nous nous refusons bien souvent car quelque chose en nous se rebelle contre l’idée que l’homme et lui seul, puisse tout infliger à ses semblables en déployant pour ce faire une imagination dont la fertilité criminelle sidère.

Reprenons maintenant le fil du récit de Kertész. Trois jours seulement après son arrivée à Auschwitz, il est transféré à Buchenwald d’abord, puis dans un kommando de travail – Zeitz – comme il en a existé des centaines. On pénètre alors dans l’un de ces camps réputés ordinaires du système nazis et dont nul n’a retenu les noms car ils sont tenus pour secondaires, périphériques et non représentatifs de ce que fut l’organisation concentrationnaire en Allemagne et dans les territoires conquis à l’Est. Ces camps que les synecdoques de Buchenwald d’abord, et d’Auschwitz ensuite ont toujours relégués dans l’insignifiance historique et mémorielle, comme si ce qui fut enduré ailleurs était sans pertinence pour rendre compte de l’étendue criminelle de cet immense réseau de lagers. De ce nouveau camp, Kertész écrit : « …j’ai vu tout de suite que cette fois j’étais arrivé dans un camp de concentration tout petit, misérable, perdu, pour tout dire provincial. J’aurais cherché en vain des douches ou même un crématoire – à l’évidence c’était l’apanage des camps de concentration plus importants. » (p.178) On pense donc que le pire est passé et que l’auteur n’a fait qu’entrevoir une horreur à laquelle il a échappé. Qu’aurait-il en effet à redouter maintenant qu’il se trouve en un lieu où l’extermination n’est pas à l’œuvre ? Peu de chose croyons-nous. Illusion vite dissipée. Au gré des violences, des humiliations, des maladies et de la faim, on descend presque tous les degrés de l’univers concentrationnaire jusqu’à atteindre ce stade tant redouté par les déportés où l’homme se mue en « musulman » |5|, c’est-à-dire en déchet humain, puant, couvert de poux, dévoré par la vermine, bientôt incapable du moindre effort et promis, à cause de cela, à une sélection prochaine. Kertész nous rapporte cette déchéance sans fard aucun, avec pudeur cependant, mais sans rien nous épargner de son processus dont on peut observer les effets, même les plus intimes, sur son corps. Sur ce corps lentement supplicié d’abord qui, très rapidement ensuite, se décompose et se refuse au moindre effort tandis que s’effondre tout désir de résister. Ce collapsus physique et psychologique qui rend peu à peu inconscient des dangers, accélère encore l’épuisement car, parvenu à ce stade, l’individu devient indifférent à tout. Au froid, à la faim, aux coups même qu’il ne cherche plus à éviter parce qu’il a presque complètement renoncé à survivre et il s’expose ainsi toujours davantage aux éléments et à la colère meurtrière des chefs. Dans cette situation, Kertész a fait l’expérience de l’abandon et du mépris éprouvés par les autres déportés car il devient pour eux une charge toujours plus importante, plus dangereuse également, parce qu’il est cause de retard et de travail mal fait. Ce pourquoi il appelle des sanctions et des brimades supplémentaires et collectives qui précipitent encore un peu plus son rejet. Aussi le « musulman » ne peut-il espérer ni pitié ni soutien de la part des autres concentrationnaires. Ravalé au plus bas de la hiérarchie du camp, il attire, par sa situation même, l’attention des kapos et avec elle les menaces et les coups. La déréliction est totale et elle défait les derniers liens qui unissaient le déporté aux quelques proches restés fidèles. Dans cette zone, la mort infligée n’est plus un crime mais une action prophylactique nécessaire pour les SS et les soldats qui peuvent alors contempler réellement les races inférieures et nuisibles qu’ils ont vouées à la destruction |6|. L’homme fait « musulman » est devenu « une merde » comme le notait laconiquement R. Antelme et l’on peut l’anéantir en toute impunité en ayant même le sentiment d’accomplir une œuvre salvatrice contribuant à la construction d’un Reich racialement et politiquement purifié. « Le musulman » est donc seul. Seul dans un monde d’où la solidarité et la compassion tendent à disparaître, remplacées par une sorte de guerre permanente de tous contre tous où les victimes elles-mêmes se trompent, se volent, se traitent selon les cas de « sale juif » ou « d’assimilé », au contraire, et se battent pour tenter de survivre n’hésitant pas, à l’occasion, à dérober la ration des mourants. L’homme, du moins ce qu’il en reste, est là désolé plutôt que solitaire car, pour reprendre un concept forgé par H. Arendt |7|, il est abandonné de tous et de lui-même en raison de ce corps qui le trahit, et il devient un être superflu, un paria parmi les parias qu’il faut fuir puis anéantir. Survivant presque mort, « le musulman » n’est plus vraiment de cet univers concentrationnaire car tous, déportés et kapos, ne voient plus en lui qu’un corps exsangue, inutile et dangereux. Réduit à cet état, Kertész verra son unique protecteur le quitter, le repousser même, dégoûté et horrifié par l’état qui est le sien, en le laissant déchoir davantage puisque, devenu un fardeau, il fait également peser sur les autres le risque de maladies gravement contagieuses.

Ces passages, parmi les plus insoutenables du livre, appelleraient de nombreuses analyses. On s’en tiendra ici à quelques remarques. Constatons tout d’abord que, pour prendre d’autres formes, l’extermination est toujours à l’œuvre. Elle est et demeure la fin méthodiquement poursuivie. Ses instruments : le labeur, la privation de nourriture et le froid – ce « froid SS » comme l’écrivait R. Antelme. Leur conjonction empêche de façon chronique les déportés de reproduire leur force de travail qui s’épuise ainsi. Situation sans précédent connu, semble-t-il, car si le travail, en raison de ses conditions effroyables parfois, a tué et tué en masse, tel n’était pas dans le passé son objectif premier. Jusqu’à l’avènement des camps nationaux-socialistes, l’exploitation des hommes demeurait la fin poursuivie et la destruction n’était qu’une conséquence. Ce sont les nazis, entre autres, qui ont radicalement modifié les termes de cette équation en exploitant désormais dans le but, officiellement arrêté, de détruire par centaines de milliers. Cette rupture, inédite, ne saurait être appréhendée grâce au concept commode, mais trompeur en l’occurrence, d’esclavage dans la mesure où ce dernier obéit à une logique de l’exploitation qui impose que soient accordées à l’esclave une nourriture et des conditions d’existence compatibles avec sa réduction à l’état de simple outil de production. Privé de tout droit, maltraité, torturé souvent, l’esclave conserve malgré tout une valeur productive et marchande. Il est et demeure un moyen de production devant être entretenu afin qu’il puisse continuer de remplir sa fonction ou être vendu à bon prix. Aussi, le labeur et les traitements auxquels il est astreint doivent-ils se maintenir dans certaines limites fixées par le but même de son asservissement : produire, être utile à son maître et demeurer une marchandise négociable. Pareillement, il f
aut récuser la comparaison avec les camps de travail existant avant, ou ailleurs au même moment, exception faite de l’Union soviétique dont on sait, entre autres grâce à A. Soljénitsyne et V. Chalamov, que dans certains d’entre eux l’extermination s’est faite aussi au moyen du travail |8|. En effet, la mise au travail forcé s’inscrivait dans une économie moderne du châtiment visant à sanctionner et à éduquer par un labeur supposé rédempteur. À l’horizon de cette peine se trouvait, du moins l’affirmait-on, la réhabilitation sociale et morale du condamné qui, en dépit de ses crimes, demeurait un semblable accessible à la correction au double sens du terme de punition et de réformation.

Rien de tel dans le camp que I. Kertész nous fait découvrir puisque les hommes soumis à un labeur exténuant dans les conditions que l’on sait se consument peu à peu. Aussi est-on confronté à une logique nouvelle qui n’a plus rien à voir avec la logique de l’exploitation, capitaliste ou non, puisqu’elle débouche sur la destruction de la source même de toute valeur en anéantissant les hommes susceptibles de la produire. Pas seulement parce que cette main-d’œuvre est tenue pour renouvelable mais parce que c’est ce statut même de main d’oeuvre qui est refusé aux « ennemis raciaux » et politiques du IIIème Reich. Ils ne sont pas là pour produire, d’abord et avant tout, mais pour être détruits par le labeur auquel ils sont contraints . Ne faut-il pas reconnaître alors que les distinctions établies, hypostasiées parfois, entre camps de concentration et camps d’extermination doivent être nuancées, non pour banaliser la destruction des juifs dans les chambres à gaz, mais pour prendre la juste mesure de ce que furent l’univers concentrationnaire nazi et le régime qui l’a engendré ? D. Rousset, déjà, avait cherché à penser plus finement ces différences mais il n’a pas été entendu sur ce point. « Entre ces camps de destruction et les camps ” normaux “, écrivait-il pourtant dès 1945, il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. » |9| Être sans destin confirme cette analyse tandis que l’on découvre le caractère banal de cette lente mise à mort par le labeur pratiquée non seulement dans les grands centres concentrationnaires, mais aussi dans ces lagers « ordinaires » et anonymes que Kertész tire opportunément du néant.

Parce qu’on avait déjà lu de nombreux témoignages, on croyait connaître l’essentiel de ces vies désastrées par les camps. Grâce à Être sans destin se découvrent des réalités souvent tues, s’accordant mal avec les injonctions d’une histoire édifiante – celle qui fut écrite à la Libération ici et ailleurs – . Cette œuvre est rebelle aux captations mémorielles d’où qu’elles viennent, rebelle à ces captations oublieuses, souvent mystificatrices elles aussi parce que l’un de leurs moteurs est l’édification dont les impératifs sont souvent – peut-être toujours – contradictoires avec le désir de savoir. De savoir même le plus horrible, même le plus odieux. Or Kertész nous livre un savoir qu’on ne voudrait savoir parce qu’il ébranle nos représentations habituelles et rassurantes en nous forçant à voir, à l’écart de tout manichéisme, ce que l’homme fait parfois d’un autre homme. Jamais en effet, il ne diabolise les bourreaux qui sont des hommes parfaitement ordinaires. Quant aux victimes, elles ne sont aucunement idéalisées et le spectacle qu’elles donnent d’elles-mêmes n’est en rien édifiant. Souvent corrompues et avilies par le système qui les détruit lentement, quelquefois associées aux bourreaux dont elles se font les auxiliaires plus ou moins zélées, elles ne forment pas – du moins pas dans le camp où l’auteur fut déporté – une communauté solidaire et résistante face aux SS mais un amas chaotique où chacun, luttant seul contre tous, et prêt à tout pour survivre. Ce constat accuse-t-il les victimes ? Non, il condamne exclusivement leurs bourreaux et le régime qu’ils servaient. C’est aussi cela qui rend Être sans destin si difficile à lire. C’est pour cela aussi qu’il faut lire cette œuvre souveraine.


|1| W. Benjamin. « Le narrateur » in Essais 2, 1935-194O, Paris, Denoel, 1983, pp. 55-85.

|2| cf. R. Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1994, p. 300

|3| « L’homme de la seconde moitié du XX e siècle qui a connu la guerre, la révolution, l’incendie d’Hiroshima, (…) la honte de la Kolyma et des fours crématoires, (…) cet homme-là ne peut aborder l’art de la même manière qu’avant. » V. Chalamov, « Propos sur ma prose » in Tout ou rien, Paris, Verdier, 1993, p.49. Ailleurs, il écrivait : « Le laconisme, l’élimination de tout ce qui est superflu ou canonisé passent nécessairement par la lutte contre toute forme d’écriture consacrée… » « Manifeste sur la nouvelle prose. » in Tout ou rien, op. cit, p. 23.

|4| David Rousset, L’univers concentrationnaire, Paris, Les Editions de Minuit, 1989, p. 181

|5| Ce terme, sans connotation religieuse ou raciste et dont l’origine reste mystérieuse, fait partie de la langue des camps.

|6| Confronté à un soldat, Kertész écrit : « Ce qui m’accablait le plus, c’est qu’il semblait se forger une opinion et en déduire une vérité générale, et j’aurais voulu me défendre, dire que je n’étais pas le seul coupable, qu’à l’origine telle n’était pas ma nature, mais c’eût été difficile à prouver… », p. 241

|7| Cf H. Arendt. Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.

|8| V. Chalamov Récits de la Kolyma, Paris, La Découverte, 1983, A. Soljénitsyne L’archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974

|9| D. Rousset. L’univers concentrationnaire, op. cit, p. 51.