“Repentance”, “guerres des mémoires”, “communautarisme” : tels seraient, selon certains universitaires, essayistes, philosophes et responsables politiques, les nouveaux maux qui menacent l’unité de la France et les institutions républicaines. C’est cette rhétorique de combat qu’analyse Olivier Le Cour Grandmaison en revenant sur les pseudo-concepts “dent-creuse” qui la soutiennent.

« Il n’y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour défendre des doctrines étranges et absurdes, que de les munir d’une légion de mots obscurs, douteux et indéterminés. » J. Locke.

« Repentance ». Surgi vers 1175 et dérivé de « se repentir », ce premier terme est jugé « vieilli » ou « littéraire  » par le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française qui mentionne également ses origines religieuses |1|, Paris, Le Robert, 1980, t. 5, p. 809.. Fort peu employés dans l’espace public, le champ intellectuel et médiatique il y a quelques années, ce vocable, de même celui de « repentant », prolifèrent désormais dans le langage politique, sous la plume de quelques essayistes pressés et de nombreux journalistes toujours prompts à s’emparer de locutions jugées nouvelles en ignorant trop souvent leur histoire et leurs fonctions dans les débats présents. Qu’importe pourvu que cela contribue à nourrir les polémiques que les uns et les autres affectionnent en les faisant passer pour la quintessence de la confrontation libre et démocratique des opinions. Plus singulière encore que cette mode soudaine, plus significative également, est l’émergence d’une improbable coalition aussi inédite qu’hétéroclite qui témoigne de façon exemplaire des mutations politico-intellectuelles de ces dernières années et de la formation d’une nouvelle ligne de front. En dépit d’oppositions indéniables par ailleurs, s’y retrouvent des hommes et des femmes convaincus de mener un combat essentiel pour sauver le pays réputé menacé par les mobilisations irresponsables des « Repentants » qui exigent des plus hautes autorités de l’Etat qu’elles reconnaissent enfin les crimes coloniaux commis au temps de l’empire triomphant.

Martial vocabulaire ? Assurément et choisi à dessein car ceux qui mènent campagne contre les adeptes de la « repentance » estiment s’opposer à des forces puissantes constitutives d’une sorte « d’anti-France » animée par des militants de « l’ultra-gauche » et des « communautaristes » auxquels s’ajoutent quelques universitaires et historiens accusés de fournir aux uns et autres une caution scientifique destinée à renforcer leur légitimité. Les « Repentants ? » Une vaste et très incertaine nébuleuse en vérité, aux frontières infiniment variables, créée pour les besoins de la cause et pour faire croire à l’imminence de nombreux périls. Peu importe la réalité de son existence et l’extrême diversité politique et intellectuelle de ceux qui sont supposés la constituer, l’essentiel est de forger une représentation hyperbolique de la situation liée au fait que les « Repentants » seraient animés par une détestation commune de la France et de son histoire selon certains, de l’Europe et de l’Occident pour d’autres. De là cette union nationale d’un genre nouveau exigée par l’ampleur des menaces qu’il faut conjurer. Qu’on en juge. De l’extrême droite, qui n’a jamais renié son soutien aux partisans de l’Algérie française, à certains professeurs d’université en passant par l’hebdomadaire Marianne, la Revue Le Débat |2|, l’UMP et le chef de l’Etat, la dénonciation de la repentance est devenue l’urgence du moment. Ainsi mobilise-t-elle tous les défenseurs auto-proclamés de la France qui luttent contre ces nouveaux dangers que sont la « guerre des mémoires » et le « communautarisme » présentés comme des atteintes particulièrement graves à son unité voire aux fondements mêmes de la République. Au terme d’un court essai, comme on dit aujourd’hui pour désigner des ouvrages vite pensés et plus vite écrits encore à moins que cela ne soit l’inverse, Daniel Lefeuvre conclut par cette mise en garde alarmiste : « Belle évolution en perspective – peut-être même en cours -, qui amènerait à créer (…) un patchwork de communautés, avec leurs spécificités, leurs règles, leurs droits, leur police, leur justice (…). Une France où l’on serait blanc, noir ou arabe, chrétien, juif ou musulman – éventuellement athée – avant d’être français. Bref, une France de l’Apartheid. |3| » Quant au journaliste Philippe Petit, visiblement converti aux très improbables théories du complot, il stigmatise « la vague de repentance qui s’abat sur la France, le malaise dans l’identité historique, (…) la victimisation à outrance (…) signes d’un imaginaire troublé autant que d’une conscience politique devenue folle. » A l’origine de cette situation dramatique, rien moins qu’une « véritable opération commando, une vaste entreprise de démoralisation, qui voit se répandre comme une traînée de poudre la mauvaise conscience et la mauvaise foi. » De même Pascal Bruckner qui, adepte d’une psychologie collective sommaire, affirme doctement : « la pénitence est devenue une idée dominante » bien faite pour « flatter le narcissisme de certaines minorités. |4| » Inepte sur le plan intellectuel, l’accusation de repentance ne vaut que par les mises en cause qu’elle autorise et les effets politiques qu’elle engendre ; ce sont eux que nous étudierons.

1. « Repentance » et « guerre des mémoires »

Qu’est-il reproché aux hommes et aux femmes qui souhaitent que l’Etat reconnaisse les crimes coloniaux commis par la France ? D’être à l’origine d’une « guerre des mémoires » selon l’expression commune et convenue, partout employée et répétée, par les politiques, les journalistes et de nombreux universitaires, pour désigner la conjoncture nouvelle supposée être aujourd’hui la nôtre. Etrange inflation langagière qui fait de tout différend, un tant soit peu important, un conflit réputé nuisible pour tous et, ultimement, attentatoire à la cohésion nationale. Plus fort est le consensus sur de nombreux sujets de la vie économique, sociale et politique, moins les revendications portées par certains semblent acceptables, plus les termes employés pour les désigner empruntent au vocabulaire de l’affrontement meurtrier. Sans doute est-ce au moment où la commémoration de la destruction des Juifs d’Europe est devenue consensuelle que toute autre exigence mémorielle a été perçue, par beaucoup, comme un désordre politique et une inconvenance morale témoignant d’une « surenchère victimaire » inacceptable parce que dangereuse. Si l’on doit se féliciter de l’attention désormais accordée par les pouvoirs publics au génocide perpétré par les nazis et des efforts entrepris dans l’enseignement secondaire pour faire connaître cette histoire et les responsabilités du régime de Vichy, force est de constater que ces évolutions positives, qu’il faut tenir pour des acquis essentiels, ont eu cependant un effet négatif : l’instauration d’un nouvel ordre commémoriel longtemps monopolistique car souvent défendu de façon exclusive et sectaire par ceux qui, pour diverses raisons, minorent l’ampleur des crimes coloniaux ou craignent que leur reconnaissance ne favorise la « banalisation » du génocide comme ils l’affirment. Cette objection, qui est aussi une accusation extrêmement grave, permet de rejeter, sans examen ni discussion, toute revendication relative à la reconnaissance des crimes commis au temps de l’empire car cette dernière aurait pour conséquence de relativiser l’ampleur et les spécificités de la destruction des Juifs d’Europe.

En quoi puisque les crimes dont il s’agit sont de nature différente ? Quel est donc cet enchaînement présenté comme fatal qui conduirait à accorder moins d’importance au génocide juif dès lors que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, perpétrés dans les colonies, seraient reconnus ? Pourquoi des mémoires distinctes et plurielles ne pourraient-elles coexister au sein de la société française alors que la reconnaissance du génocide arménien, intervenue le 29 janvier 2001, puis celle de l’esclavage le 10 mai de la même année, et la commémoration de son abolition enfin, n’ont eu aucun des effets pervers si souvent dénoncés ? Autant de questions qui demeurent sans réponse ; en ces matières, l’affirmation péremptoire se substitue à la démonstration et en tient lieu. Dans ce contexte, l’expression « banalisation d’Auschwitz » fait partie de ces locutions “magiques”, ou diaboliques, qui, en raison de leur pouvoir d’intimidation et de stigmatisation, se suffisent à elles-mêmes et dispensent ainsi leurs utilisateurs de la nécessité de justifier leur position. Employer ce syntagme a pour conséquence immédiate de reporter sur les adversaires la charge de la preuve, et au terme de cette opération ce sont eux qui sont sommés d’argumenter pour certifier que telle n’est pas leur intention |5|. De là le refus de satisfaire les revendications des femmes et des hommes qui luttent pour que leur passé d’anciens colonisés, ou celui de leurs parents ou grands-parents, ait enfin droit de cité, droit d’être cité dans les discours officiels de ceux qui représentent la France. Relativement à l’histoire coloniale, si le contenu des manuels scolaires a évolué de façon significative au cours de ces dernières années, une enquête conduite à Toulouse révèle que 52% des personnes interrogées ne se souviennent pas l’avoir étudiée. De plus, 7/10 estiment que la place de cette histoire est trop faible ou inexistante alors que 95% considèrent qu’elle est importante pour comprendre certains événements contemporains |6|. Cette situation singulière n’empêche pas Alain Finkielkraut d’affirmer au journal israélien Haaretz (18 novembre 2005) : « Actuellement on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire uniquement négative. On n’enseigne plus que l’entreprise coloniale avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter la civilisation aux sauvages. » Sur ce point précis, ces propos discréditent leur auteur comme philosophe. Reste un idéologue qui mobilise des représentations éculées et congédie la réalité lorsque celle-ci n’est pas conforme à ses pseudo-analyses.

« Guerre des mémoires » et « surenchère victimaire », telles sont donc les expressions communes qui prolifèrent aujourd’hui. Étrange utilisation du langage au terme de laquelle ceux qui devraient, par formation et profession, se méfier des premières pour mieux les analyser et atteindre les représentations dont elles sont la cristallisation, les emploient à leur tour, souvent sans aucune précaution ni distance critique. Ainsi voit-on des chercheurs et des universitaires, supposés savoir ce que parler et écrire veulent dire, recourir à de pareilles formules en les lestant par là même de vertus descriptives et analytiques puisqu’elles sont réputées adéquates pour comprendre la situation présente. Plus grave encore, l’emploi savant, perçu comme tel du moins, de ces expressions valide ces dernières, et avec elles les présupposés politiques qu’elles véhiculent et qui sont ainsi renforcés. Au terme de ce processus, plus ces locutions sont employées par un public divers venus d’horizons professionnels et politiques variés, plus elles se banalisent, plus elles envahissent tous les domaines de la vie sociale, intellectuelle et médiatique, moins elles sont discutées, plus elles passent pour rendre compte de façon correcte des luttes mémorielles en cours. Triomphe des formules et, sur le plan politique, de la démagogie comme en témoigne la rhétorique de N. Sarkozy ; indigence de la pensée.

Étrange et martial vocabulaire enfin utilisé pour nommer, et mal nommer en vérité, les mobilisations de ceux qui se vivent comme des descendants d’esclaves, ou comme les filles et les fils d’anciens colonisés. Autrefois utilisés pour discréditer ceux qui exigeaient la reconnaissance des crimes de Vichy, ces arguments sont désormais employés pour jeter l’opprobre sur les nouvelles mobilisations mémorielles et commémorielles car, sous couvert de désignation et de qualification prétendument objectives, prospère en fait la disqualification de revendications légitimes et de ceux qui les portent. En effet, les expressions « guerre des mémoires », « surenchère victimaire » et « repentance » ne nous apprennent rien sur la situation qu’elles sont supposées désigner mais beaucoup sur les représentations de ses nombreux utilisateurs, comme sur leurs rapports aux autres et au monde. Pour compléter ce tableau, il faut ajouter l’accusation connexe, souvent articulée à la première et également disqualifiante, de mener un combat réputé « communautariste ». La conjonction de ces discours, souvent tenus pour savants lors même que prospère le plus subjectif pour ne pas dire le plus idéologique, permet d’agiter le spectre d’une « guerre civile » à venir présentée comme la conséquence de « la guerre des mémoires » aujourd’hui engagée.

2. Sur un prétendu « communautarisme »

Communautarisme donc. Accusation étrange, inepte en vérité, qui ne peut être portée qu’en niant ceci d’essentiel : l’écrasante majorité de ceux qui luttent pour mettre un terme aux discriminations commémorielles le font au nom de l’égalité, de la vérité et de la justice, nullement pour obtenir des privilèges dont leur « communauté » d’appartenance supposée serait l’unique bénéficiaire. Qu’exigent-ils, en effet, sinon l’application pleine et entière, universelle en un mot, de ces principes pour que cessent enfin le déni, le mensonge et l’injustice dont ils sont toujours victimes ? Les ressorts de leurs engagements – leur langage et leurs exigences en témoignent aussi – sont ceux des droits, mais de droits trop longtemps bafoués ce pour quoi ils s’organisent désormais afin d’obtenir, par l’action collective, cette reconnaissance officielle que les pouvoirs publics leur refusent toujours alors qu’ils l’ont accordée à d’autres victimes et à leurs descendants. La conjonction de cette exigence et de formes jusque-là inédites d’organisations – le Conseil Représentatif des Associations Noires (C. R. A. N) par exemple – destinées notamment à défendre la première, suscitent chez certains des craintes liées à l’apparition, dans l’espace public, de ces nouveaux acteurs collectifs dont les membres, méprisés hier, sont souvent accusés aujourd’hui de renforcer le « communautarisme ». Autre forme de mépris ? De suspicion assurément à laquelle s’ajoute la malveillance d’un procès d’intention presque toujours instruit contre ceux qui soutiennent ces revendications.

Il y a peu, ces acteurs ne formaient qu’une “masse” anomique, anonyme et laborieuse vouée depuis fort longtemps à l’invisibilité sociale et politique. De là ce sentiment humiliant d’être condamnés, années après années, générations après générations, à cet état. Aspirant à devenir autre chose que ce à quoi l’ordre social et politique ne cesse de les condamner, ces acteurs ont décidé de mettre un terme à cette situation pour exister enfin comme sujets individuels et collectifs regroupés autour d’objectifs précis au centre desquels se trouve la lutte contre les discriminations. En témoigne la multiplication d’associations, locales souvent, destinées à regrouper notamment, mais non exclusivement la précision est essentielle, des Français d’origines maghrébines désireux de se doter de structures adéquates pour mener ce combat et pallier ainsi la faillite des partis et des organisations syndicales traditionnels. Qu’est-ce sinon la preuve que les femmes et les hommes ainsi engagés cherchent à s’affranchir de leur condition de minorité méprisée ? N’est-ce pas cela qui est insupportable pour beaucoup comme la violence de leurs réactions en témoigne ? Pareil changement fait apparaître la société et la République françaises pour ce qu’elles sont : une société et une République oublieuses, pour le moins, de leurs minorités qu’elles traitent de façon dure et injuste en dépit des principes fièrement inscrits au fronton des Ecoles et des Mairies. République que nulle exception remarquable ne distingue des autres pays contrairement aux discours tenus par ceux qui, considérant la France comme la fille aînée de la Révolution et des Droits de l’homme, estiment que ce passé lui confère une prééminence universelle en matière de défense des libertés et de l’égalité. Prééminence souvent perçue à l’étranger comme une arrogance typiquement française qui permet aux représentants de l’Hexagone de s’ériger en vigies intraitables lorsqu’il s’agit de condamner les violations des droits fondamentaux perpétrées par les autres – pour autant que cela ne nuise pas à des intérêts économiques et/ou politiques majeurs – tout en minorant, voire en ignorant parfois, celles autrefois commises dans les colonies, et aujourd’hui même sur le territoire de la République. De là aussi l’existence, en France, d’une sorte crédit presque illimité qui autorise des atteintes graves et durables à la dignité humaine et aux principes démocratiques sans que cela ne fasse véritablement scandale ; au pays de la Déclaration des Droits ces manquements sont presque toujours réputés marginaux.

En 2006 pourtant, le Commissaire européen aux Droits de l’homme, Alavaro Gil-Robles écrivait : « J’ai l’impression que la France ne se donne pas toujours les moyens suffisants pour mettre en œuvre un arsenal juridique relativement complet, qui offre un haut niveau de protection en matière de droits de l’homme. Il semble exister dans certains domaines un fossé qui peut s’avérer très large entre ce qu’annoncent les textes et la pratique. » Et l’auteur de citer la situation d’insalubrité de nombreux établissements pénitentiaires où s’entassent des détenus en surnombre, les conditions faites aux étrangers et aux demandeurs d’asile et la faiblesse des sanctions contre les discriminations raciales en dépit de la création récente de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE) |7| . De son côte, Amnesty International constatait qu’en 2005 les plaintes déposées pour violences policières étaient en hausse de 38% par rapport à l’année précédente – 97 en 2004, 70 en 2003 – et ces violences sont considérées comme manifestement racistes dans un tiers des cas. Enfin, selon un sondage CSA réalisé le 3 juillet 2008 pour le Conseil représentatif des associations noires, « une personne appartenant à une minorité visible (noirs, arabo-berbères, métis, asiatiques, indo-pakistanais…) a deux fois plus de chance de se faire contrôler qu’une autre » ; « l’attitude des policiers et des gendarmes » étant « jugée trois fois plus souvent “pas correcte” par les minorités visibles que par les “blancs.” |8|. » Ces enquêtes et les revendications qui nous occupent contribuent à ruiner le mythe d’une France généreuse et accueillante à la diversité ethnique, culturelle et cultuelle. La déréliction économique et sociale, la relégation urbaine que beaucoup, à droite comme à gauche, s’évertuaient à refouler ou à nier ont ainsi été placées, au cours de ces dernières années, au centre de l’actualité troublant le cours ordinaire des affaires publiques et leur tranquille gestion par les partis dits de gouvernement.

Dans ce contexte, l’accusation de communautarisme est tout à la fois l’expression de la crainte et de l’incompréhension engendrées par la mobilisation nouvelle de minorités qui, n’ayant jamais été entendues par les associations et les organisations politiques existantes, ont décidé de se doter de leurs propres structures. Quoi de plus démocratique pourtant, au sens tocquevillien du terme, que cette aspiration « mâle et légitime pour l’égalité qui pousse les hommes à vouloir être tous forts et estimés |9| » ? Pareille aspiration est portée par le désir d’être reconnu comme un semblable par ses semblables et par la société. Ici, cela passe, notamment, par la reconnaissance des crimes coloniaux et ce désir est d’autant plus vif qu’il se nourrit du constat que seule l’histoire impériale de la France demeure ainsi marginalisée par les pouvoirs publics. Plus encore, cette reconnaissance est perçue, par ceux qui l’exigent, comme l’acte solennel grâce auquel ils seront enfin considérés comme des égaux ; non comme des femmes et des hommes dont il est fait moins de cas qu’il n’est juste |10|. Enfin, parce que les lois d’amnistie votées après la guerre d’Algérie rendent vaines toute procédure engagée contre des militaires ou des fonctionnaires susceptibles d’être inculpés de crimes contre l’humanité, la reconnaissance de ce qui a été perpétré là-bas et dans la capitale |11| apparaît, à juste titre, comme une réparation politique et symbolique d’autant plus nécessaire que justice ne sera jamais rendue aux victimes et à leurs descendants.

Cette situation aide à comprendre la sensibilité de celles et ceux qui s’estiment personnellement concernés par ce passé et qui jugent inacceptable qu’à l’impunité des assassins s’ajoute le déni de cette histoire, de leur histoire puisqu’elle est souvent celle de parents ou d’amis torturés, exécutés sommairement ou disparus à jamais. En ces circonstances, déclarer de façon officielle et publique que ces crimes ont été commis, c’est contribuer à réparer les outrages et les humiliations si longtemps infligés, c’est aussi rétablir l’honneur des morts et celui de leurs proches en leur rendant hommage. En un mot, c’est affirmer que les uns et les autres sont bien des semblables qui ont droit à la considération de la société et de ses représentants. Contrairement à la thèse commune désormais, sont en cause non « les abus de la mémoire |12| » ou son « culte » réputé envahissant et régressif en ce qu’il détournerait l’attention des citoyens de l’urgence des questions présentes, mais les inégalités qui empêchent toujours les mémoires particulières de certains Français d’être reconnues comme elles le devraient.

L’intrication de ces deux modes distincts de reconnaissance – l’un collectif portant sur des événements passés, l’autre individuel et fondé sur des injustices présentes notamment liées aux nombreuses discriminations qui frappent les nationaux d’origines maghrébines ou africaines – permet de mieux saisir l’importance affective, symbolique et politique des revendications mémorielles dans la conjoncture présente. A travers ces revendications, qui cristallisent de nombreux enjeux historiques, sociaux et politiques, ces Français entendent défendre aussi leur dignité bafouée par la quête, toute démocratique, d’une estime individuelle et sociale dont ils sont injustement privés. En dépit des affirmations réitérées de leurs contempteurs, ces mobilisations ne sont pas exclusives ou communautaires ; ceux qui les soutiennent n’exigent nullement de faire l’objet d’un traitement particulier grâce auquel ils jouiraient de prérogatives qui leur seraient propres et qui les constitueraient en une sorte de nouveau corps à l’intérieur même de la société. Au contraire, ils aspirent à être reconnus comme membres à part entière de et par la société. Plus encore, c’est en obtenant, entre autres, la reconnaissance de leur passé par la société, ses institutions publiques et son personnel politique qu’ils pourront enfin se considérer, et être considérés, comme étant véritablement de cette société |13| .

Accueillir favorablement les exigences des femmes et des hommes mobilisés par leur histoire, souvent douloureuse, parfois tragique, d’anciens colonisés ou de descendants de colonisés, ne conduit pas à les enfermer dans un statut de victimes, comme il est dit trop souvent pour esquiver le débat, mais les identifier comme de véritables citoyens porteurs de revendications légitimes qui doivent être entendues. Pour parvenir à cette fin, ces citoyens demandent à bénéficier des lois communes dont ils ne font que réclamer l’égale application conformément aux principes de la Déclaration des Droits. En quoi, ces revendications sont bien inclusives et démocratiques, portées qu’elles sont par une dynamique qui est celle de l’égalité et du refus des discriminations quelles qu’elles soient. Contrairement aux affirmations aussi alarmistes que péremptoires des adversaires des mobilisations mémorielles, ce n’est pas l’ordre républicain qui est ici en cause mais ses insuffisances anciennes et notoires lesquelles apparaissent aux individus qui en sont victimes comme une atteinte insupportable désormais à leurs droits comme à leur dignité.

« Communautariste » ne cesse-t-on pourtant d’entendre. Qualification commode parce qu’imprécise ; son imprécision même permettant de subsumer sous un vocable unique et inquiétant, des manifestations diverses souvent sans rapport les unes avec les autres. C’est donc sur l’amalgame et la confusion, qu’elle entretient aussi, que prospère cette qualification. Si penser, c’est distinguer, force est de constater que le terme « communautariste », tel qu’il est communément employé, ne permet ni l’un, ni l’autre car il se développe sur l’indistinction maintenue entre des phénomènes dont les différences sont inaperçues et par conséquent impensées. Ceux qui ont recours à ce vocabulaire prétendent réfléchir, et font croire que telle est leur ambition, lors même qu’ils ne font qu’ajouter l’obscurité à la complexité des réalités dont ils affirment vouloir rendre compte. Soutenu par la facilité et une certaine paresse intellectuelle, ce grand mot « abstrait », « qui rend l’expression rapide et l’idée moins nette |14| », désigne un nouveau mal politique identifié comme particulièrement grave, et les individus qui en sont la cause. De plus, le terme « communautarisme » sonne aussi comme un appel, pour ne pas dire une injonction, à la mobilisation unanimiste ; chacun étant sommé d’y répondre sauf à se désigner soi-même comme un soutien ou un complice objectif de ceux qui menacent la République. Enfin, la fonction essentielle de ce grand mot, pseudo-concept « dent creuse |15| » dont la prolifération est inversement proportionnelle à sa précision qui est nulle, n’est pas de différencier les réalités désignées pour mieux les isoler et les appréhender, mais de stigmatiser et de réduire au silence les personnes accusées de menées communautaristes.

Ainsi s’instaure une division symbolique et politique entre les défenseurs auto-proclamés de l’universel et des valeurs de la République, et des promoteurs anti-universalistes de particularismes présentés comme incompatibles avec les principes des institutions et la tradition françaises. Dès lors, quiconque soutient les revendications commémorielles qui nous occupent est aussitôt suspecté de vouloir alimenter des luttes fratricides et ruineuses pour l’intégrité du pays |16|. A la violence symbolique que constitue déjà en soi le déni du passé colonial et criminel de la France, – l’apologie de la colonisation aujourd’hui crânement défendue par le Chef de l’Etat est plus violente encore |17| – s’en ajoute une autre liée à cette accusation de jeter les germes d’une « guerre civile » à venir. Plus précisément, pareil discours vise à maintenir l’ordre présent de l’espace public en excluant de ce dernier, en refoulant dans ses marges du moins, les exigences qui nous intéressent. Nous sommes donc en présence d’enjeux où se révèlent non le désir d’accéder à une connaissance aussi précise et complète que possible de la situation, pas même celui de favoriser un débat véritable où les positions des uns et des autres seraient également discutées, mais un dessein polémique et la volonté de faire en sorte que les défenseurs de revendications commémorielles, réputées folles parce que dangereuses, ne soient pas entendus.

3. De la polémique

Au-delà de ces quelques exemples importants en raison de leurs nombreux effets politiques, les ressorts et l’essence de la polémique se découvrent partiellement ici. Relative à la guerre en Grèce antique – tel est le sens premier de polemikos qui, à la Renaissance, désigne une « chanson guerrière |18| » -, la polémique est aujourd’hui ce discours destiné à discréditer tout discours adverse en suscitant l’indignation du public pour ceux qui le tiennent. En effet, la polémique sollicite puissamment le pathos des individus au détriment du logos, comme aurait pu l’écrire Aristote, les « passions violentes » contre les « passions calmes |19| », pour user de catégories empruntées à Hume,. Aussi, les armes privilégiées de la polémique sont-elles toujours les grands mots indéterminés, un usage hyperbolique de la langue bien fait pour exciter les affections, des accusations aussi vagues que graves et des prévisions dramatiques destinées à frapper l’imagination, tous ayant pour objectif de susciter puis d’entretenir la condamnation unanime de ceux qui sont visés. La polémique n’est donc pas synonyme de débat avec lequel elle est trop souvent confondue même si l’expérience prouve qu’elle en procède parfois. Ajoutons, pour être plus précis, qu’elle n’est pas même un type singulier de débat que caractériseraient la vivacité des échanges et/ou la dégradation des conditions de la discussion liée, par exemple, à la multiplication des attaques ad nominem ; les différences qui séparent la première du second ne sont pas des différences de degrés mais de nature. Si un peu de polémique n’atteint pas immédiatement les mécanismes indispensables à la bonne tenue du débat, beaucoup, en ruinant les premiers, altère gravement ce dernier. En ces matières, tout est affaire de proportions et de rapports, de plus et de moins, et il est un moment où la quantité se mue en qualité. En effet, lorsque l’emportent la polémique, comme mode privilégié d’intervention dans la sphère publique et/ou académique, et les moyens discursifs qui lui sont propres, le débat est anéanti, fortement mis à mal en tout cas. Le triomphe de l’une signe la défaite de l’autre, de même que le rétablissement des conditions favorables au débat exige de tempérer la polémique et ses effets pour permettre aux interlocuteurs de reprendre leurs discussions en renouant, comme on dit, le dialogue ; celui-là même qui fut interrompu par le développement de la polémique justement.

La polémique a ceci de spécifique qu’elle prospère, d’une part, en travaillant à l’exclusion des positions contraires pour imposer de façon autoritaire un point de vue particulier présenté comme seul légitime, là où le débat se nourrit du pluralisme qu’il respecte en faisant droit à la diversité des analyses et des opinions, d’autre part, en écartant toute possibilité d’accord entre les parties parce qu’en spéculant sur les passions qu’elle exacerbe, elle exacerbe aussi les différends. Et au terme de ce processus, s’impose une logique binaire qui interdit toute autre issue que la défaite de ceux qui sont stigmatisés. Logique dont la formule est celle du « ou bien/ou bien », « ou bien la République », « ou bien la repentance, le communautarisme et la guerre des mémoires. »

A la différence du débat qui exige donc l’observation de règles précises, implicites le plus souvent, le respect des civilités et d’une certaine éthique destinée à proscrire le recours à des pratiques malveillantes et blessantes, la polémique est au fond sans principe, sans autre principe du moins que celui selon lequel la fin – la ruine symbolique de l’ennemi – justifie la mobilisation indistincte de tous les moyens rhétoriques permettant d’atteindre ce but au plus vite. Pareil objectif explique l’usage systématique, et consubstantiel au discours polémique, de la caricature et de l’amalgame ; ils occupent toujours une place centrale dans la panoplie des procédés discursifs employés. Reposant sur l’oblitération des nuances, la distorsion des significations et la négation constante de la complexité des réalités et/ou des positions adverses, le recours à la caricature et à l’amalgame permet de donner corps à des interprétations outrageusement simplifiées des affaires du monde, des textes ou des propos visés en faisant passer ces interprétations hâtives pour des analyses objectives alors que la partialité le dispute à la « partiellité. » De là la grossièreté, intellectuelle s’entend, de la polémique qui prospère sur des notions vagues, des corrélations forcées et arbitrairement établies, la confusion des plans et la réduction des raisonnements critiqués à quelques équivalences sommaires, l’ensemble étant exprimé en des termes imprécis et confus où le désir de discréditer se substitue à celui de comprendre et d’argumenter. Telles sont aussi les causes structurelles de la stérilité, si souvent dénoncée mais rarement étudiée, de ce type de confrontation qui ne produit ni idée, ni concept ce pourquoi elle ne débouche sur aucune connaissance ou solution nouvelles |20| . Ces caractéristiques aident à comprendre les raisons pour lesquelles la polémique est l’instrument privilégié des idéologues, des démagogues et des faiseurs d’essais peu regardant sur les méthodes grâce auxquelles ils pourront recueillir soutiens et suffrages, et plus généralement, de tous ceux qui, par profession ou de manière conjoncturelle, veulent capter l’attention du plus grand nombre dans un contexte de concurrence exacerbée. Tous trouvent dans la polémique de quoi servir leurs desseins : exposer un univers historique, social et politique organisé en bipolarités antagoniques faciles à identifier – Bien/Mal, Nous/Eux, Démocratie/Dictature, Occident/Orient, Christianisme/Islam par exemples – et propres à favoriser la mobilisation et/ou l’approbation des femmes et des hommes auxquels ils s’adressent.

Hyper-inflation langagière, prédiction catastrophique, qui a ceci de particulier que son excès même passe le plus souvent non pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un délire interprétatif sans fondement, sans autre fondement du moins que les arguments d’autorité et les coups de force discursifs sur lesquels il prospère, rhétorique réactionnaire enfin qui a recourt, comme Albert Hirschman l’a bien analysé |21|, à la thèse de la mise en péril ; tels sont les principaux éléments qui soutiennent, implicitement ou explicitement, les discours condamnant la repentance et la « guerre des mémoires. » Nouveaux discours, croit-on, vieux procédés en fait.


|1| Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française

|2| Cf. Le Débat, n°141, septembre-octobre 2006.

|3| D. Lefeuvre. Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006, p. 227. Dans l’hebdomadaire d’extrême-droite, Minute, J. Prieur a fait un compte-rendu élogieux de cet ouvrage qu’il juge soutenu par une « démonstration véritable » et une « approche complète. » Minute, 8 novembre 2006.

|4| Marianne, 30 septembre 2006.

|5| « Il y a aussi quelque chose de dangereux, pour les fondements mêmes de la République, à poser ainsi les bases artificielles d’une guerre des mémoires » écrit D. Lefeuvre qui ajoute que l’une de ses conséquences est d’invalider, « par contrecoup, l’irréductibilité absolue de la Shoah. » Pour en finir avec la repentance coloniale, op. cit. , p. 52.

|6| « Mémoire coloniale, mémoire de l’immigration, mémoire urbaine. » in La fracture coloniale, sous la dir. de P. Blanchard, N. Bancel et S. Lemaire, Paris, La Découverte, 2005, p. 273-274.

|7| Rapport sur le respect effectif des Droits de l’Homme en France, 15 février 2006, p. 8.

|8| Amnesty international, Rapport 2005, http://web.amnesty.org, p. 1-2 et Le Monde, 4 juillet 2008, p. 13.

|9| A. de Tocqueville. De la démocratie en Amérique, Paris, Gf-Flammarion, 1981, tome 1, 1ere partie, chap. III, p. 115. (Souligné par nous.)

|10| Spinoza. Ethique, trad. de Ch. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, III, XXII, p. 204.

|11| Cf. les massacres des 17 et 18 octobre 1961.

|12| Cf. T. Todorov. Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995 et plus récemment P. Bruckner. La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, Paris, Grasset, 2006.

|13| Cf. A. Honneth. La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Editions du Cerf, 2000 et E. Renault. Mépris social. Ethique et politique de la reconnaissance, Bègles, Editions du Passant, 2004.

|14| A. de Tocqueville. De la démocratie en Amérique, op. cit. , tome 2, 1ere partie, chap. XVI, p. 89.

|15| Gilles Deleuze. « A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », in Faut-il brûler les nouveaux philosophes ?, sous la dir. de S. Bouscasse et D. Bourgeois, Paris, Nouvelles Editions Oswald, 1978, p. 187.

|16| La repentance, soutient D. Lefeuvre, « alimente une campagne de dénigrement de la France (…). En accusant son passé, c’est la République, ses valeurs et ses institutions que l’on cherche à atteindre, dans le but, avoué ou non, d’en saper les fondements. » Pour en finir avec la repentance coloniale, op. cit. , p. 15

|17| Cf. O. Le Cour Grandmaison. « Passé colonial et identité nationale : sur la rhétorique de Nicolas Sarkozy. » in Lignes, mars 2008, n°25, pp. 150-159.

|18| Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, op. cit. , tome V, p. 310.

|19| D. Hume. Traité de la nature humaine, livre II in Les passions, traduction de J-P. Cléro, Paris, GF-Flammarion, 1991, III, section IV, p. 275.

|20| Cf. M. Foucault. « Polémique, politique et problématisations » in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 2001. pp. 1410-1417.

|21| A. O. Hirschman. Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991. P. Bruckner estime ainsi que « la tentative de mainmise d’un certain islam revanchard, celui des wahhabites saoudiens ou des Frères musulmans, sur les sociétés européennes s’apparente à une entreprise coloniale qui doit être contrecarrée. » La tyrannie de la pénitence, op. cit. , p. 47.