JUSTICE TRANSITIONNELLE. “Il est pratiquement impossible d’engager des procès qui concernent 6046 disparus”. Face à pareil discours, aussi cynique que défaitiste, le texte bref d’un avocat algérien qui refuse de substituer l’oubli à la justice. 12 mars 2008

Je réponds à M. Farouk Ksentini, qui n’est pas un militant des droits de l’homme, en sa qualité de chargé de mission de l’administration auprès des droits de l’homme. Les droits de l’homme ne sont jamais dans l’État, mais toujours face à l’État, c’est l’homme debout, qui ne baisse pas la tête et ne plie pas le genou face à l’État.

Nous n’applaudissons pas, à la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), la politique que M. Ksentini préconise pour les disparus, mais nous ne lui avons pas cherché querelle. Notre seule réaction – et elle a été de taille – est venue quand il a soutenu l’insoutenable, l’intolérable qui ne peut être toléré, à savoir que « l’État est responsable mais pas coupable ». Il lui a fallu alors compter avec la combativité de la LADDH, qui souhaitait qu’il prenne sa mission de chargé de mission de l’administration sans hargne ni cynisme en n’engageant pas le problème des disparus sur de fausses pistes.
Désigné en septembre 2003 par le président de la République pour présider le comité ad hoc chargé dans le délai d’un an de régler le problème des disparus, il a annoncé la couleur en proposant l’acceptation d’une indemnisation pour clore le dossier, ce qui impliquait le renoncement a la recherche de la vérité et de la justice.

Je regrette qu’il ait adopté une attitude entièrement négative, dans la recherche d’une solution au problème des disparus, justifiant ainsi la réaction des familles de disparus victimes de la discrimination et l’ostracisme de la part du pouvoir. Les droits pour tous et pour chacun, il faut les inscrire dans les faits, de manière tranquille, mais résolue et déterminée.

Le dossier des disparus s’écrit au jour le jour, il n’y a aucun progrès dans son règlement. Les disparus sont-ils vivants ou morts, telle est la lancinante question. Il faut faire la lumière sur les pages sombres de notre passé, ne pas les liquider sans les comprendre, pour n’en retenir que ce qui éclaire et justifie l’avenir.

Un disparu, c’est un drame sans fin pour sa famille qui continue d’espérer et d’attendre son retour. Vérité et justice sont les marques des témoignages des familles de disparus, exprimées avec un mélange pathétique, insoutenable d’émotion et de douleur. Les mères aux visages ravivés, aux yeux brûlés par les larmes de sang versées pour leurs enfants disparus dans la tourmente, et des larmes de colère contre le pouvoir, sont obsédées par la recherche de la vérité, par devoir de mémoire et de justice.

Droits de l’homme et paix sont les deux aspects indissociables de la vie humaine. Toute tentative de sauver l’un aux dépens de l’autre, assurer la paix aux dépens de la vérité et de la justice, conduit à l’échec des deux.

L’idée maîtresse d’un processus de réconciliation nationale est que c’est le corps social dans son ensemble qu’il s’agit de guérir de la violence : « Il est politique d’ôter à la haine son éternité. » La Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui devait être un grand projet politique, a été réduite à sa dimension sécuritaire. Elle a sacrifié les impératifs de vérité et de justice et a consacré l’impunité des agents de l’État. Elle vise à assurer l’impunité des généraux, à disculper et innocenter les militaires et les services de sécurité, car en termes de droit comme au regard des faits, rien ne s’oppose à leur comparution devant la justice pour violations massives des droits de l’homme et crimes contre l’humanité.

La Charte pour la paix et la réconciliation nationale ne définit ni les belligérants ni les victimes, ni les bourreaux, afin de savoir qui a fait quoi à qui, et qui doit pardonner à qui. Faut-il tronquer la justice par la paix, faut-il choisir entre le droit et le pardon, faut-il lutter contre l’oubli et préserver la mémoire agressée ?

La Charte pour la paix et réconciliation nationale sans la vérité et la justice n’est que l’impunité. Elle interdit toute politique contraire à celle définit par le pouvoir : « En adoptant souverainement cette charte, le peuple algérien affirme que nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions du Rassemblement démocratique algérien pour la paix (RDAP), fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servie ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. »

La paix est un problème politique et non sécuritaire et social, il faut lui apporter une solution politique.