Si la catégorisation d’un phénomène comme “nouveau” est un principe récurrent de production de l’information, lorsque ce principe concerne le traitement des mouvements sociaux et des mobilisations, il a aussi pour effet d’effacer l’histoire des luttes. Il est ainsi courant que des féministes se voient qualifier de “nouvelles” quand bien même elles se présentent comme des héritières des luttes antérieures. Historiquement inséparables des luttes féministes, les études de genre, qui se développent depuis quarante ans en France, ont été affectées du même coefficient de nouveauté en 2010, lorsque Sciences Po a lancé un programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre. Cet article revient sur le traitement médiatique de ce programme et rappelle la façon dont les études de genre ont peu à peu forcé les portes de l’université au cours de ces quarante dernières années.
Deux événements relatifs à l’histoire des luttes féministes en France ont bénéficié d’une certaine couverture médiatique tout au long de l’année 2010. D’un côté, la célébration des 40 ans du Mouvement de libération des femmes ; de l’autre la création à Sciences Po d’un “programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre”, intitulé Presage, annoncé publiquement au printemps et mis en œuvre en septembre 2010. Alors même que les débuts du MLF constituent aussi l’émergence des premiers enseignements sur le genre et les rapports sociaux de sexe en France, ces deux événements n’ont guère été mis en relation dans les médias. Plus étonnant, l’arrivée du genre à Sciences Po a été célébrée comme une nouveauté radicale en France, laquelle rattraperait ainsi son retard par rapport aux Etats-Unis. On apprenait par exemple que “quarante ans après leur naissance dans les pays anglo-saxons, les études sur le genre débarquent en France” (Libération, 26 mai 2010) ou qu’ “en réformant ses programmes, Sciences Po tente de rattraper un important retard intellectuel de l’Université Française car les études sur le genre (“gender studies”) se développent depuis trente ans sur les campus américains et canadiens” mais sont en France “indigentes” (Le Monde magazine, 9 octobre 2010) |1|.
Après Paris 8, Toulouse Le Mirail, Paris 7, Paris 3/Paris 6 ou l’Ecole des hautes études en sciences sociales qui proposent depuis plusieurs années des spécialisations en études de genre au niveau du Master |2| – et parfois des cours obligatoires d’initiation à ces problématiques dès la licence, y compris dans des cursus de science politique |3|–, Sciences po prend donc part à ce domaine d’étude et de recherche. Si l’on est mauvaise langue, on pourrait y déceler une simple stratégie de positionnement international au sein de la concurrence inter-universitaire pour incarner une “modernité” académique dont les questions de genre peuvent faire office de porte-drapeau |4|. Mais on pourra aussi plus simplement remarquer que les étudiants de Sciences po ne sauraient ignorer plus longtemps ces problématiques en raison même du développement du “féminisme d’État” |5| que, comme futurs cadres dans la fonction publique ou dans l’entreprise, ils auront éventuellement à mettre en œuvre. À la question, posée par Le Figaro des raisons qui motivent le lancement de ce programme, l’économiste Françoise Milewski, enseignante à Sciences Po et co-fondatrice de ce programme, se situe explicitement dans cette optique lorsqu’elle répond : “Le but est de montrer aux étudiants comment les différences liées au sexe se forment et comment elles s’intègrent dans les inégalités sociales, ce qui leur servira dans leur future carrière. Aujourd’hui, n’importe quelle personne travaillant au service ressources humaines d’une entreprise doit appliquer la loi sur l’égalité salariale par exemple. Je pense aussi aux personnes qui travaillent dans les collectivités territoriales et sont confrontées aux questions de précarité et aux femmes en situation de pauvreté” (“L’égalité hommes-femmes sur les bancs de Sciences Po”, Le Figaro, 10 juin 2010). Malgré cette présentation plutôt utilitariste des études de genre ici vidées de leur portée critique, et tout en restant lucide sur leur reconfiguration possible à mesure de leur développement, on peut considérer leur venue à Sciences po comme une bonne nouvelle pour la diffusion des travaux sur le genre, dans la mesure où les recherches s’appuyant sur le pouvoir critique du concept de genre devraient aussi y être représentées |6|.
Néanmoins, on ne saurait confondre bonne nouvelle et nouveauté. La catégorisation des études de genre comme une nouveauté “d’importation américaine” (pour les condamner ou les encenser) et la thématique, légèrement différente, du “retard” des autres pays par rapport à une problématique que les États-Unis auraient découvert en précurseurs, sont inadéquates à plus d’un titre pour décrire la formation d’un champ de recherche en sciences sociales : d’une part, ces interprétations prennent pour argent comptant la plus grande visibilité des travaux académiques produits dans les universités américaines sur le marché international des savoirs et des idées et la captation par les universités et les revues américaines de chercheurs reconnus issus d’autres pays ; d’autre part, elles ont pour effet d’occulter la multiplicité d’histoires nationales parallèles et croisées dans la constitution internationale d’un champ de recherche : la “French theory”, revue et relue par des chercheuses féministes américaines, a par exemple largement nourri les gender studies depuis les années 1980 |7|, de même qu’aujourd’hui, ces dernières sont alimentées par les subaltern studies issues du monde indien. Enfin, les interprétations de la circulation des savoirs en termes d’importation et/ou de retard négligent le fait que les réappropriations ne sont possibles qu’au sein de champs de recherche préexistants, dotés de leur propre histoire.
Autrement dit, les études de genre ne débarquent pas à Sciences Po tout droit des États-Unis en 2010 : elles sont aussi l’aboutissement d’une histoire de luttes pour imposer un tel domaine d’étude et de recherche au sein du monde académique en France. Depuis quarante ans, des chercheuses et parfois des chercheurs ont dû batailler à la fois dans le champ des sciences humaines et sociales pour imposer la légitimité des enjeux de recherche liés au genre et au féminisme, et à la fois dans le champ proprement militant, pour que l’institutionnalisation d’un tel objet d’étude ne soit pas ressentie par les militantes comme une trahison envers le caractère radical et subversif d’une pensée qui s’est d’abord développée contre les institutions. De fait, des années 1970 jusqu’à nos jours, les efforts collectifs qui ont permis aux études de genre d’exister ont été à la fois portés par une volonté d’hétérodoxie scientifique, de rupture avec des règles institutionnelles “androcentriques” et par une aspiration à en faire des études parmi d’autres et comme les autres |8|. Ces tensions, sources de conflits internes, de contradictions, de compromis, ont également parcouru Sciences Po qui fut loin d’être l’institution universitaire la plus accueillante aux questions de genre, de sorte que l’arrivée des “gender studies” n’y est pas un débarquement, mais un long et difficile accouchement.
Du développement conflict
uel des études de genre en France depuis quarante ans, l’Institut Émilie du Châtelet – qui depuis 2006 finance des recherches doctorales et post-doctorales en Ile de France sur les femmes, le sexe et le genre– s’applique à faire vivre la mémoire, notamment à travers son cycle de séminaires, intitulé justement en 2010 « Quarante ans de recherche sur les femmes, le sexe et le genre ». Dans ce séminaire, et dans d’autres institutions ou espaces de discussions dédiés à l’historiographie du féminisme, on a pu rappeler par exemple que plusieurs centres de recherche sur l’histoire des femmes et la sociologie des rapports sociaux de sexe ont été créés dès les années 1970 (à Aix-en-Provence en 1972, à Lyon en 1976, à Toulouse en 1979…), qu’un colloque intitulé “femmes, féminisme, recherche” qui rassembla en 1982 à Toulouse 800 participantes, marqua le début de l’institutionnalisation de la recherche sur les femmes et le genre, tout en constituant un moment de sélection et de “tri” entre celles qui maîtrisaient et respectaient les codes de la recherche académique, et celles qui pensaient que les recherches sur les femmes pouvaient voire devaient déroger aux règles établies ; on a également eu l’occasion de faire un retour critique sur les revues spécialisées qui ont assuré, jusqu’à aujourd’hui, la diffusion des travaux sur le genre, telles Les Cahiers du Grif, Pénélope ou Nouvelles questions féministes dans les années 1980, Clio, les Cahiers du genre ou Travail Genre et Sociétés dans les années 1990, jusqu’aux dernières nées, Genre, Sexualité et Société ou Genre et Histoire dans les années 2000. Enfin, pour restituer l’histoire du développement des études de genre en France, il faudrait encore mentionner le rôle de fédérations de recherche qui, en rendant possible la constitution de réseaux d’enseignant(e)s et d’étudiant(e)s sur ces questions, ont contribué à la transformation de travaux et d’événements isolés et dispersés en un “domaine de recherche”, depuis l’Association nationale des études féministes (ANEF), créée en 1989, jusqu’au Réseau interuniversitaire et interdisciplinaire national sur le genre (RING) créé en 2000 et reconfiguré en 2009, en passant par Efigies, association de jeunes chercheuses et chercheurs en Études féministes, Genre et Sexualité créé 2003 |9|.
Si le programme Presage n’aurait pas été possible sans ce travail collectif de constitution d’un champ de recherche, ce n’est pas seulement parce que les savoirs qui seront transmis à Sciences Po et les enseign ant(e)s qui animeront ces cours sont en partie issus de cette histoire. C’est aussi parce que ce champ de recherche a investi peu à peu les sciences politiques grâce à l’obstination de quelques politistes, qui, bien que peu soutenu(e)s par Sciences Po, se sont appliqué(e)s à montrer, d’enquêtes en enquêtes, la centralité du prisme du genre pour comprendre le fonctionnement du champ politique. Sciences Po aura mis ainsi très longtemps à reconnaître le travail pionnier de Mariette Sineau et Janine Mossuz-Lavau pour rendre compte de la résistance du monde politique à la féminisation, ou encore les efforts de Pierre Muller pour intégrer la dimension du genre dans l’analyse des politiques publiques et encourager des thèses dans ce domaine. Quant au travail militant des Sciences potiches se Rebellent, ces étudiantes constituées en association en 1995 pour sensibiliser les élèves de Sciences Po aux questions féministes et lutter contre l’occultation des inégalités de genre au sein même de l’institution, il n’a guère été davantage reconnu, alors qu’il constitua longtemps l’un des seuls espaces où l’on pouvait entendre parler de genre et de féminisme rue Saint-Guillaume.
Bref, à y regarder de plus près, il semble que Sciences Po découvre soudain avec ravissement ce qu’elle couvait en son propre sein. Certes, de la part d’un directeur d’institution, insister sur la dimension innovante d’une démarche peut se comprendre lorsqu’il s’agit d’obtenir une couverture médiatique, et de fait, dans les médias qui ont choisi de couvrir le programme Presage, c’est bel et bien l’accentuation de ce caractère “pionnier” qui a octroyé à ce programme son statut d’événement. Mais il revient également à un responsable d’institution de restituer où se situe la nouveauté : à Sciences po oui, dans les autres institutions françaises, non. S’il y a retard dans ce domaine, c’est bien à Sciences po. Et, lorsque ce principe somme toute banal de production de l’information consistant à souligner une nouveauté contribue à l’effacement de l’histoire des luttes, il n’est pas superflu de contribuer à rappeler comment a été reçue, du côté des acteurs et des actrices plus ou moins visibles de ces luttes, l’annonce d’une telle nouveauté.
Dans les récits médiatiques sur le féminisme et le genre, c’est la récurrence de ce principe consistant à dénier l’historicité des luttes et des acquis qu’il faut mettre en cause. Après les célébrations des quarante ans du MLF qui, à travers émissions, articles, colloques, expositions, ont permis de rappeler certains éléments de ces luttes, il fallait restituer ce moment de l’histoire des sciences sociales : c’est aussi dans l’ébullition féministe des années 1970 qu’a commencé à se dessiner, pour la première fois dans l’histoire du féminisme, une voie académique durable, institutionnalisée et critique. Et vingt, trente ou quarante ans après, nombre d’étudiants et d’étudiantes, faisant le chemin inverse que celui qu’avaient emprunté les militantes des années 1970, sont venus au féminisme par le truchement des études de genre. Ce processus de circulation entre monde académique et engagements se poursuivra-t-il au sein même de Sciences po ? Comment des enseignements qui analysent l’articulation des dominations de classe, de sexe, de race et d’âge, point qui constitue, depuis de nombreuses années déjà, le cœur de tout un champ de travaux internationaux sur le genre, coexisteront-ils avec certains cours d’économie, de droit et de science politique contre lesquels ils porteront le fer ? Il est évidemment difficile de prédire comment se jouera ou se déjouera la portée subversive des études de genre à Sciences Po. Mais, ce qui est certain, c’est que cette question n’est pas non plus complètement nouvelle : elle a travaillé, sous une forme chaque fois singulière, d’autres espaces relatifs à l’institutionnalisation des études de genre, depuis quarante ans déjà, quarante ans seulement…
|1| Voir dans le même ordre d’idées, l’article de Challenge qui présente lui aussi Sciences Po comme “en pointe dans la recherche et l’étude du « genre »” (1er juin 2010), l’article des Échos du 15 mai 2010 (“Sciences Po va faire cours sur l’égalité hommes-femmes”), de La Croix du 12 mai 2010 (“Elles misent sur le savoir pour lutter contre les inégalités hommes-femmes”) ou du Figaro (“L’égalité hommes-femmes sur les bancs de Sciences Po, 10 juin 2010).
|2| En master “recherche” (préalable au doctorat) pour Paris 8, Paris 7 et l’EHESS, en master professionnel à Toulouse le Mirail et en Diplôme Interuniversitaire (équivalent du master professionnel) à Paris 3/Paris6. On peut ajouter l’Université Lyon2 qui ouvre à la rentrée 2011 un master professionnel européen pour former à l’analyse et la mise en œuvre de l’égalité des sexes, notamment dans le domaine des politiques publiques (ville, État, région, institutions transnationales…).
|3| Depuis plusieurs années, un cours de sociologie du genre est par exemple obligatoire en troisième année de Licence de Science politique à Versailles Saint-Quentin ou à Paris 8. Les enseignantes sur le genre de Paris 8, en association avec tous les autres membres du centre d’études féminines de Paris 8, avaient d’ailleurs envoyé, à l’initiative d’Anne Berger, une lettre ouverte à Libération suite à l’article mentionné du 26 mai 2010, mais cette lettre n’a pas été publiée.
|4| Sur l’instrumentalisation du féminisme et des questions de genre pour incarner le caractère “moderne” de l’Occident dans le “conflit des civilisations”, voir par exemple La Femme unidimensionnelle de Nina Power, éd Les Prairies ordinaires, 2010.
|5| Sur la construction étatique de la cause des femmes depuis 40 ans, voir par exemple, Anne Revillard, La cause des femmes dans l’Etat : une comparaison France-Québec (1965-2007), Thèse de doctorat en sociologie, ENS Cachan, 2007.
|6| Nancy Fraser a donné par exemple l’une des conférences inaugurales du programme.
|7| Voir François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte poche, sept. 2005.
|8| Cf. Rose-Marie Lagrave, “Recherche féministe ou recherche sur les femmes ?”, Actes de la recherche en Sciences Sociales, n° 83, juin 1990, pp. 27-39.
|9| Sans même mentionner les associations et fédérations thématiques comme le réseau Marché du travail et Genre (MAGE) créé en 1995 et devenu Groupement de recherche européen en 2003, et des associations d’historiennes comme la Société Internationale pour l’Etude des Femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR), Archives du féminisme et Mnemosyne, toutes trois fondées en 2000.