Cet article est tiré du numéro 79, (Contre)-pouvoirs du numérique.
L’avènement d’Internet aurait dû permettre de mettre dans les mains du plus grand nombre des moyens de création et de publication sans précédent. Mais à cause des tensions autour du respect du droit d’auteur sur Internet, on constate au contraire un effritement graduel des droits culturels des individus, ainsi qu’une dégradation de la condition des auteurs. Pour exprimer le plein potentiel d’émancipation porté par le numérique, il importe de reconfigurer le droit d’auteur dans le sens d’un meilleur équilibre, ainsi que d’aborder de front les questions de financement de la création dans un contexte nouveau d’abondance des auteurs.
« L’imprimerie a permis au peuple de lire ; Internet va lui permettre d’écrire ». Cette citation de Benjamin Bayart1 est sans doute l’une de celles exprimant le mieux les espérances placées dans le pouvoir émancipateur d’Internet. Depuis la Renaissance et l’avènement de l’imprimerie, l’accès à la connaissance et à la culture n’a cessé de progresser, mais c’est avec Internet que des moyens de publication autrefois réservés à un petit nombre ont pu réellement être mis dans les mains d’une part significative de la population.
Combinée à l’architecture distribuée du Net, cette capacité de publication immédiate, sans contrôle préalable, ouvre théoriquement à la multitude la possibilité de se constituer en auteur de contenus, à même de trouver une audience sans passer par le truchement des intermédiaires classiques maîtrisant l’accès aux médias2. À l’abondance des contenus, caractéristique de l’évolution du web, répond aussi une abondance des auteurs dans nos sociétés. Cette conséquence de la révolution numérique est sans doute insuffisamment prise en compte, alors qu’elle en constitue l’un des aspects fondamentaux. Dans l’environnement analogique, les auteurs restaient rares et les industries culturelles avaient pour but premier de gérer – voire d’organiser -cette rareté ; dans l’environnement numérique, la qualité d’auteur s’est répandue d’une manière difficilement contrôlable, sans que socialement on ait encore réellement tiré toutes les conséquences qu’une telle mutation implique.
Ces caractéristiques de l’environnement numérique offrent aux individus un potentiel d’émancipation très puissant. L’effet d’« empowerment culturel » est si radical que certains estiment que la liberté d’expression n’était qu’une « pétition de principe3 » pour la majorité de la population avant l’avènement de la toile. La multiplication des blogs, l’essor de l’auto-publication en matière de livre, le foisonnement des vidéos et de la musique en ligne, l’explosion de la photographie amateur, l’avènement de sites collaboratifs comme Wikipédia sont autant de signes qu’Internet a bien produit une rupture décisive dans l’accès aux moyens de création d’objets culturels4. Ils matérialisent le « droit de participer à la vie culturelle », proclamé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Pourtant, ce n’est pas cette dimension émancipatrice qui est généralement mise en avant lorsqu’on évoque les rapports entre la création et le numérique.
L’attention se focalise bien davantage sur les tensions persistantes entre le respect du droit d’auteur en ligne et les pratiques d’échange de fichiers favorisées par Internet. L’assimilation juridique de ces pratiques à de la contrefaçon et leur stigmatisation par le discours dominant sous le terme de « piratage » éclaire d’une autre lumière les activités des individus. En cherchant à accéder gratuitement aux œuvres produites par les différentes filières culturelles, ceux-ci mettraient en danger leur équilibre économique et in fine, compromettraient la capacité des auteurs professionnels à créer de nouvelles œuvres. C’est sur la base de cette nouvelle version de la « tragédie des communs » appliquée au champ culturel que le droit s’est engagé depuis près de vingt ans dans une spirale répressive visant à réprimer le partage des œuvres en ligne, notamment lorsqu’il s’effectue de pair-à-pair (P2P) en tirant partie de l’architecture décentralisée du réseau.
À l’origine, le droit d’auteur était pourtant fortement ancré dans cette idée d’émancipation. Avant la création de ce droit à la Révolution française, les auteurs restaient dépendants de protecteurs pour assurer leur subsistance, qu’ils s’agissent du Roi, de seigneurs, de l’Église ou d’acteurs économiques comme les imprimeurs libraires5. Le droit d’auteur, en assurant aux créateurs une rémunération proportionnelle associée à chaque exploitation de leurs œuvres, visait à leur donner les moyens de dégager un revenu, afin de subvenir à leurs besoins et de se consacrer pleinement à leur activité créatrice, sans avoir à exercer d’activité professionnelle complémentaire. C’est ce compromis, qui avait réussi à se maintenir pendant deux siècles en s’adaptant aux évolutions technologiques, qui serait aujourd’hui remis en cause par le pouvoir de dissémination d’Internet.
Pour autant, la focalisation dans le débat public sur la question du piratage empêche sans doute de porter un regard plus global sur Internet pour mieux en apprécier l’ambiguïté de ses effets. Malgré les possibilités théoriques qu’il offre en termes d’accès, de diffusion et de création de la culture, l’environnement numérique a sans doute conduit, principalement à cause de la volonté de réprimer le piratage, à un effritement graduel des droits culturels des individus, qui ont régressé par rapport à ce qu’ils étaient dans l’environnement analogique. De son côté, la condition des auteurs s’est sans doute dégradée, notamment parce que leur dépendance vis-à-vis des intermédiaires s’est paradoxalement accrue. Une lecture critique des effets réels d’Internet sur le champ culturel invite à repenser en profondeur les conditions de l’émancipation à l’heure du numérique. Un tel effort passe par une reformulation du droit d’auteur, sur le modèle que le mouvement des licences libres6 a commencé à dessiner. Mais une réflexion plus large doit sans doute être menée pour déterminer quels moyens une société « œuvrière7 », caractérisée par une profusion d’auteurs en son sein, souhaite leur accorder pour leur donner les moyens effectifs de créer.
Un effritement graduel des droits culturels des individus ?
On tend aujourd’hui à l’oublier, mais dans l’environnement analogique, les individus étaient dotés de droits culturels « implicites » qui leur permettaient d’accomplir un nombre important d’usages des œuvres sans entrer en conflit avec les règles du droit d’auteur. Si l’on prend l’exemple du livre, l’acquéreur d’un ouvrage papier peut tout à fait légalement le prêter, le donner, l’échanger et même le revendre d’occasion. Juridiquement, c’est le mécanisme dit de « l’épuisement des droits » qui offre ces latitudes : les droits d’auteur « s’épuisent » une fois le support d’une œuvre acheté une première fois. Seules la reproduction et la représentation des œuvres restent soumises au contrôle préalable des titulaires, mais l’épuisement des droits consacrait une sphère libre dans laquelle des pratiques culturelles importantes d’échange et de partage pouvaient s’épanouir. La simple consultation d’un ouvrage papier ne constituait pas non plus un acte régulé par le droit d’auteur.
Avec l’avènement du numérique, cette sphère de liberté a disparu. Le fonctionnement des ordinateurs fait que tout accès à une œuvre implique nécessairement un acte de reproduction (dans la mémoire numérique) et de représentation (lors de l’affichage sur l’écran). Le droit d’auteur a ainsi vu son emprise s’étendre fortement, d’autant plus que le mécanisme de l’épuisement des droits ne s’applique pas, ou seulement marginalement8, aux œuvres numériques. Il en résulte une régression des droits des individus : un même livre que l’on est libre de donner sous forme papier ne peut pas l’être sous forme numérique sous peine de tomber sous le coup du délit de contrefaçon.
Un autre facteur conduit également à un effritement inquiétant des droits des individus. Pour lutter contre la copie des œuvres et leur partage, les industries culturelles ont poussé les législateurs à consacrer juridiquement la notion de DRM (Digital Right Management) ou Mesures techniques de protection (MTP)9. Ces verrous numériques implantés dans les fichiers ont pour but d’empêcher ou de limiter la capacité de copier les œuvres acquises légalement par leurs utilisateurs. Protégés spécifiquement par le droit qui a érigé en délit supplémentaire le fait de contourner ces protections, les DRM ont un effet redoutable sur les droits des individus. Ils transforment en effet la propriété dont bénéficiaient les acheteurs des supports d’œuvres culturelles dans l’environnement analogique en un simple « droit d’usage » conditionné par l’octroi d’une licence révocable.
C’est un tel dispositif de contrôle qui a permis de manière caricaturale en 2010 à Amazon de supprimer à distance des liseuses Kindle de ses clients les fichiers numériques du roman 1984 de Georges Orwell pourtant régulièrement achetés, simplement parce qu’un problème était survenu dans la négociation des droits avec l’éditeur. Une telle opération aurait été rigoureusement impossible avec des livres papier10.
Une révolution des pratiques culturelles placée sous le signe de la prohibition
À cause de l’interdit juridique qui les frappe, les pratiques numériques liées à l’échange des œuvres sur Internet n’ont été que peu étudiées du point de vue de leurs effets culturels. On tend souvent à les caricaturer en les assimilant à une forme de « consommation » des œuvres, dont le principal but serait de pouvoir se comporter en « passager clandestin » en bénéficiant d’un accès gratuit. Mais les choses sont beaucoup plus complexes. Outre le fait de pouvoir facilement faire circuler les œuvres, Internet a surtout permis de passer d’un environnement « Read Only », où les individus étaient passifs dans leur rapport aux œuvres à un environnement « Read/Write » où il devient possible d’interagir plus directement avec les créations, en les commentant, en les annotant, voire même en les transformant. Cette dimension fondamentale du remix, qui est au cœur même du numérique, a été particulièrement bien décrite par le juriste américain Lawrence Lessig11.
On regroupe parfois sous l’appellation « d’usages transformatifs » ces pratiques de création à partir d’œuvres préexistantes pouvant prendre la forme de remix, de mashup et autres détournements qui constituent la signature de la culture numérique. Or, si pendant des siècles la culture s’est ainsi constituée de manière itérative par alluvionnements d’apports successifs sur des œuvres communément partagées par une grande partie du corps social, ce mode de création est aujourd’hui problématique car il heurte les principes du droit d’auteur. Malgré l’existence d’exceptions en faveur par exemple de la parodie, le droit d’auteur a beaucoup de mal à accueillir ces usages aujourd’hui beaucoup plus diversifiés dans l’environnement numérique12.
Pour Lawrence Lessig13, ce décalage du droit avec les pratiques soulève un réel problème, car il impose une forme de prohibition sur des usages largement répandus :
« Je veux finir avec une chose bien plus importante que l’aspect économique : comment tout cela touche nos enfants. Il faut bien admettre qu’ils sont différents (…) Nous avions les cassettes, ils ont les remix. Nous regardions la télé, ils font la télé.
C’est la technologie qui les a rendus différents, et en la voyant évoluer, nous devons bien admettre qu’on ne peut tuer sa logique, nous ne pouvons que la criminaliser. Nous ne pouvons en priver nos enfants, seulement la cacher. Nous ne pouvons pas rendre nos enfants passifs, seulement en faire des « pirates ». Est-ce le bon choix ? Nous vivons à cette époque étrange, une prohibition où des pans de nos vies sont en désaccord avec la loi. Des gens normaux le vivent. Nous l’infligeons à nos enfants. Ils vivent en sachant que c’est à l’encontre de la loi. C’est extraordinairement corrosif, extraordinairement corrupteur. Dans une démocratie, nous devrions pouvoir faire mieux. Faire mieux, au moins pour eux, et à défaut, pour l’opportunité économique. »
L’avènement du « Read/Write » aurait dû constituer un puissant facteur d’émancipation des individus dans leur rapport à la culture. Mais à défaut d’avoir su organiser la coexistence de ces pratiques avec les principes du droit d’auteur, on aboutit à une stigmatisation problématique de formes nouvelles d’expression culturelle.
Le mythe de la « désintermédiation » et la fragilité de la condition des auteurs
Si l’on se place maintenant du côté des auteurs « professionnels », on constate également que l’environnement numérique a produit sur leur condition un effet paradoxal de fragilisation. Et cette dégradation n’est pas réductible aux effets du « piratage » sur les filières de la création culturelle. Elle découle plus directement de la modification des rapports de force entretenus par les auteurs avec les intermédiaires intervenant dans la création.
En novembre 2013, une étude économique a été produite à l’occasion du Forum d’Avignon14, qui rassemble chaque année les représentants des industries culturelles dans tous les secteurs. Cette étude consacrée aux modèles économiques de la culture dans l’environnement numérique a abouti à des résultats surprenants. Elle montre en effet que les secteurs de la musique, du cinéma, des livres et des jeux vidéo « ont désormais renoué avec la croissance depuis 2012 et tendent vers une croissance annuelle moyenne, d’ailleurs assez significative de 5 % par an ». Mais dans le même temps, la répartition des revenus entre les différents acteurs de la création s’est opérée de manière déséquilibrée : « Globalement le pouvoir des producteurs et des éditeurs s’est affermi et leurs revenus ont augmenté. Les producteurs captent plus de valeur que dans l’univers physique. Mais le prix unitaire des œuvres a baissé. Et l’artiste y a donc perdu ».
Ces constats sont intéressants à deux égards. D’une part, le fait que les industries culturelles renouent avec la croissance tend à confirmer d’autres études économiques qui ont montré qu’il était impossible d’établir un lien direct entre les pratiques de partage d’œuvres en ligne et des pertes subies par les industries culturelles. C’est notamment le cas parce que les individus qui partagent le plus d’œuvres en ligne sont aussi ceux qui possèdent également le plus haut niveau de consommation d’offre légale de biens culturels15.
Mais dans le même temps, la situation des auteurs subit tout de même une dégradation malgré ce redressement, car la part qui leur revient au final a diminué dans tous les secteurs au profit de celles d’intermédiaires comme les éditeurs et les producteurs. Ce phénomène est à mettre en corrélation avec d’autres chiffres importants pour saisir la fragilité de la condition actuelle des auteurs. L’AGESSA16, organisme qui gère la sécurité sociale des auteurs, publie chaque année des statistiques montrant que tous secteurs confondus, seuls un peu plus de 10 000 auteurs touchent au moins un SMIC en droits d’auteur. Ce chiffre peut paraître très bas. Il révèle qu’en réalité, malgré le discours voulant que le droit d’auteur permette d’émanciper le créateur en lui donnant les moyens matériels de se consacrer à la création, cette réalité sociale ne concerne qu’un petit nombre d’entre eux, alors qu’une grande part des créateurs est obligée d’exercer une activité professionnelle parallèle pour vivre.
Le numérique n’a pas significativement modifié la donne de ce point de vue, alors qu’il aurait théoriquement dû permettre aux créateurs de s’émanciper des intermédiaires pour diffuser plus directement leurs œuvres auprès du public, en réduisant la part des intermédiaires.
De la culture libre à la refonte globale du droit d’auteur
D’autres pistes cependant ont été explorées depuis plus d’une dizaine d’années pour réaménager le droit d’auteur, en confortant à la fois les droits des créateurs et ceux du public. Le mouvement de la culture libre (Free Culture) a en effet adapté les licences libres, créées à l’origine pour le logiciel, afin de pouvoir les utiliser pour tous les types d’œuvres. Les licences libres sont des contrats qui permettent aux auteurs – et à eux seuls – de décider d’accorder des libertés aux utilisateurs des œuvres plutôt que de poser des restrictions. Le créateur peut avec ces instruments choisir une ouverture plus ou moins grande de son œuvre, en maintenant seulement certains des « droits exclusifs » qui s’appliquent normalement en bloc aux œuvres. La mise au point des licences Creative Commons, à partir de 2002, a contribué à démocratiser l’usage de ces instruments contractuels, en offrant une palette plus large d’options aux créateurs. Par exemple, un auteur peut avec les Creative Commons décider de laisser circuler librement sa création, mais sans permettre les modifications de son œuvre ou sa commercialisation, qui restent soumises au mécanisme classique de l’autorisation préalable. On estime aujourd’hui que plus de 500 millions d’œuvres ont été placées sous de telles licences sur Internet, et ce dans tous les secteurs (photographie, musique, vidéo, livre, jeux vidéo)17.
Les licences libres constituent une tentative remarquable pour remettre le créateur au centre du fonctionnement du droit d’auteur. Plutôt que de céder ses droits à des intermédiaires comme il est coutume de le faire dans les filières culturelles, les Creative Commons permettent au créateur d’établir une relation directe avec le public en lui conférant certains droits, comme celui de reproduire, rediffuser ou modifier l’œuvre. Contrairement à une idée reçue, ces licences ne constituent pas un abandon du doit d’auteur, mais bien un aménagement de celui-ci. L’auteur peut par ailleurs tout à fait continuer à commercialiser sa création, les licences libres étant compatibles avec la mise en place de modèles économiques innovants18.
Néanmoins, les licences n’ont pas encore produit le même effet dans le champ de la création culturelle que dans celui des logiciels. Si les logiciels libres occupent aujourd’hui une place capitale dans l’environnement d’Internet et ont permis la mise en place de modèles économiques efficaces, cela n’est pas le cas dans les autres domaines de la création. Outre leur relative confidentialité, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette difficulté des licences libres à être adoptées en masse. Longtemps, par exemple, les sociétés de gestion collective19 (qui jouent un rôle important dans un secteur comme la musique) n’ont pas autorisé leurs membres à utiliser de telles licences. Par ailleurs, dans un secteur comme le cinéma, les investissements importants à réaliser en amont sont couverts en partie par des aides publiques dispensées par des organismes tels que le Centre national de la cinématographie (CNC). Or, les œuvres sous licence libre sont difficilement éligibles à ce type de soutien.
Pour assurer leur développement malgré ce type de limites, on peut s’appuyer sur l’acquis des licences libres afin d’envisager des réformes plus ambitieuses du droit d’auteur. Des propositions ont été faites pour ramener l’application du droit d’auteur sur Internet à des limites plus raisonnable20. On pourrait notamment étendre la notion d’épuisement des droits aux œuvres numériques pour le partage non-marchand d’œuvres entre individus. Avec une telle réforme, le droit d’auteur ne se déclencherait plus à chaque reproduction d’une œuvre, mais seulement en cas d’usage commercial. Un coup d’arrêt serait mis à l’effritement des droits culturels des individus tout en maintenant la possibilité d’une exploitation économique des œuvres. La réforme pourrait également couvrir les usages transformatifs (remix, mashup, etc.), afin que ces pratiques caractéristiques de la culture numérique soient également légalisées.
Une telle évolution permettrait de constituer les créations culturelles en « biens communs numériques21 », mais à s’en tenir uniquement aux aspects juridiques elle resterait sans doute insuffisante pour garantir une réelle émancipation des individus dans un contexte d’abondance des auteurs.
Repenser les conditions de la création pour une société « œuvrière »
Comme nous le disions en introduction, l’avènement d’Internet a précipité le glissement d’une société ouvrière à une société « œuvrière », où un grand nombre d’individus sont en mesure d’avoir accès à des moyens de création et de publication. Le potentiel d’émancipation de ces nouveaux moyens technologiques reste actuellement sous-utilisé, faute pour les individus de pouvoir dégager le temps nécessaire à l’approfondissent de leurs pratiques créatives. On rejoint alors ici des réflexions plus générales portant sur l’articulation entre le travail et le temps libre dans les sociétés postindustrielles.
Le projet initial du droit d’auteur était légitime, dans la mesure où il visait à permettre aux créateurs de gagner les moyens économiques nécessaires pour se consacrer pleinement à leurs activités. Mais comme nous l’avons vu plus haut, seul une petite partie des auteurs peut atteindre ce stade d’autonomie financière en comptant sur les revenus du doit d’auteur. D’autres pistes de rémunération sont néanmoins envisageables. Le développement du crowdfunding notamment (ou financement participatif) montre que les auteurs peuvent faire appel au public en amont de la publication pour financer leurs créations. En se combinant avec l’utilisation de licences libres, le crowdfunding peut produire des résultats très intéressants dans le champ culturel, dans le sens d’un rééquilibrage des droits, combiné avec un modèle économique convaincant22. Mais le financement participatif a aussi ses limites et ne pourra vraisemblablement pas être appliqué comme un modèle général.
Pour relever le défi du financement de la création dans un contexte d’abondance des auteurs, des solutions de financement mutualisé plus ambitieuses peuvent être envisagées. Avec la contribution créative, Philippe Aigrain propose par exemple une évolution du modèle de la licence globale où le paiement d’un surcoût à l’abonnement Internet par les foyers permettrait de collecter des sommes importantes à répartir entre les auteurs aussi bien professionnels qu’amateurs23. Un tel mécanisme serait couplé à la légalisation du partage en ligne et il viendrait récompenser les créateurs qui en publiant leurs œuvres sur Internet, participeraient à l’enrichissement du stock des biens communs culturels.
D’autres, comme Bernard Stiegler, proposent de refonder le statut des créateurs en aménageant le régime de l’intermittence du spectacle pour l’étendre à tous les « contributeurs24 » :
« Dans cette perspective, il ne faut surtout pas détruire le statut d’intermittent du spectacle mais au contraire… le généraliser, en proposant à tout le monde un revenu contributif de base. Je puis alors alterner et passer d’un statut où je suis en train de développer mes capacités à un statut de mise en production de ces capacités acquises (comme pour l’intermittence). »
Pour Bernard Stiegler, un tel système pourrait constituer une alternative crédible à celui du droit d’auteur :
« Le statut d’intermittent apparaît donc comme une solution à la question du droit d’auteur si on le généralise. En accordant un revenu contributif à l’auteur, on n’a plus besoin de cette rente patrimoniale bourgeoise que représente le droit d’auteur aujourd’hui.
Dès lors, il faut être non pas défensif, mais offensif : non pas défendre le statut d’intermittent auprès de la société du spectacle, mais partir à l’attaque de la société avec ce statut d’intermittent. »
De telles propositions sont en réalité proches de l’idée d’instaurer un revenu inconditionnel d’existence, ou revenu de base, dont les bénéfices pour les créateurs en termes d’indépendance seraient sans doute significatifs, comme l’envisage l’auteur Neil Jomunsi25 :
« En conséquence, n’est-il pas tentant de penser qu’avec l’instauration d’un revenu de base, libérant les artistes des contraintes de la seule subsistance, on assiste à une sorte de résurrection artistique, à un bouillonnement créatif jamais atteint jusqu’alors, à un foisonnement d’idées nouvelles et, pour résumer, à un nouvel âge d’or créatif ?
En laissant en effet le temps aux créateurs de prendre leur temps, de réfléchir, de concevoir, on pourrait bien donner naissance à un phénomène aux dimensions encore plus bénéfiques que celles qu’on pouvait imaginer jusqu’alors. »
Reprenons notre citation initiale : « L’imprimerie a permis au peuple de lire ; Internet va lui permettre d’écrire ». Si l’on veut vraiment regarder en face la question de l’émancipation en matière de création à l’heure d’Internet, il importe de sortir de la guerre de tranchées livrées autour du piratage qui a considérablement appauvri le débat public ces dernières années. Les vrais enjeux tournent autour de la reconfiguration du droit d’auteur et plus encore, autour de la question du financement de la création adapté au défi posé par le contexte d’un foisonnement des (auteurs)publications… ? Rendu possible par Internet.
1 B. Bayart, « La neutralité du réseau », in La Bataille Hadopi, InLibroVeritas, 2009.
2 Le support papier permettait certes déjà théoriquement à un large nombre d’écrire, mais la publication en direction d’un public restait tributaire d’intermédiaires nombreux, alors qu’elle peut être immédiate avec internet.
3 L. Chemla, « La liberté dans sa plus simple expression », Libération, 22 février 2013 : http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2013/02/22/bbs-la-liberte-dans-sa-plus-simple-expression_951444
4 A. Gunthert, « La culture du partage ou la revanche des foules », L’atelier des icônes, 4 mai 2013 : http://culturevisuelle.org/icones/2731
5 Cf. A. Latournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », Multitudes, 2001, 5, p. 37-62.
6 Cf. B. Jean, « Option libre : du bon usage des licences libres », Framasoft, 2011 : http://framabook.org/option-libre-du-bon-usage-des-licences-libres/
7 On doit l’expression « société oeuvrière » à Jérémie Nestel. Cf notamment : « Tous auteurs, tous citoyens, tous politiques », OWNI, 21 avril 2012 : http://owni.fr/2012/04/21/tous-auteurs-tous-citoyens-tous-politiques/
8 La justice européenne a admis que l’épuisement des droits s’applique aux logiciels, mais pas pour l’instant aux autres types d’œuvres. Cf. M. Battisti « Le droit d’auteur face au principe de libre circulation des œuvres », Paralipomènes, 8 juillet 2012 : http://www.paralipomenes.net/archives/8361
9 En France, cette consécration est intervenue en 2006 avec le vote de la loi DADVSI (Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information).
10 Cf. O. Ertzscheid, « Le nouvel ordre documentaire du numérique », Affordance, 10 avril 2012 : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/04/nouvel-ordre-documentaire-numerique.html
11 L. Lessig, Remix. Making Art And Commerce Thrive In The Hybrid Economy, London, Penguin Press, 2008.
12 Cf. Le travail réalisé depuis 2011 par le Forum des Images dans le cadre du Mashup Film Festival : http://www.mashupfilmfestival.fr
13 L. Lessig, « Laws that choke creativity », Conférence TED, mars 2007 : http://www.ted.com/talks/larry_lessig_says_the_law_is_strangling_creativity
14 Cf. E. Scherer, « Culture et numérique : les modèles économiques commencent à se stabiliser », Meta-Media, 24 novembre 2013 : http://meta-media.fr/2013/11/24/culture-et-numerique-les-modeles-economiques-commencent-a-se-stabiliser-etude.html
15 C. Carrier, « Non, le piratage ne tue pas les industries créatives », L’Express, 4 octobre 2013 http://www.lexpress.fr/culture/non-le-piratage-ne-tue-pas-les-industries-creatives_1288070.html
16 AGESSA : https://www.agessa.org
17 Pour un état des lieux, voir notamment The Power of Open. Creative Commons, 2011 : http://thepowerofopen.org
18 Cf. Calimaq, « Open Experience : quels modèles économiques pour l’Open dans l’Art et dans la Culture ? », S.I.Lex, 14 janvier 2014 : http://scinfolex.com/2014/01/14/open-experience-quels-modeles-economiques-pour-lopen-dans-lart-et-la-culture/
19 Les sociétés de gestion collective ou SPRD (Sociétés de perception et de répartition des droits) sont des structures auxquelles les titulaires de droits donnent mandat pour les représenter et collecter des rémunérations qu’elles répartissent ensuite au sein de leurs membres. Les plus connues en France sont la SACEM ou la SACD.
20 Voir notamment le programme de réforme portée par La Quadrature du Net : « Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » : http://www.laquadrature.net/fr/elements-pour-la-reforme-du-droit-dauteur-et-des-politiques-culturelles-liees
21 Voir P. Aigrain, « Culture et partage : les conditions d’existence des communs culturels », Communs/Commons, 9 décembre/2012 : http://paigrain.debatpublic.net/?p=6219
22 Cf. Calimaq, « Crowdfunding et licences libres : une combinaison gagnante », S.I.Lex, 23 août 2011 : http://scinfolex.com/2011/08/23/licences-libres-et-crowdfunding-une-combinaison-gagnante/
23 P. Aigrain, « Sharing. Culture and The Economy in The Internet Age », Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012.
24 Voir B. Stiegler, « L’urgence de tout repenser ». Entretien pour le site Romaine Lubrique. 21 avril 2014 : http://romainelubrique.org/bernard-stiegler
25 N. Jomunsi, « Du revenu de base et de ses potentiels effets inattendus sur la littérature (et l’art en général) », Page 42, 4 mai 2014 : http://page42.org/du-revenu-de-base-et-de-ses-potentiels-effets-inattendus-sur-la-litterature-et-lart-en-general/