Vous avez réalisé de nombreux documentaires engagés ou à controverses, comme “Attention danger travail”, “Volem rien foutre al pais”. Avec “Squat, la ville est à nous” vous vous intéressez au collectif Miles de Viviendas”, un collectif de réappropriation urbaine de Barcelone. Tout d’abord pourquoi vous intéresser à cette ville ?
Je tiens tout d’abord à préciser que sur “Attention danger travail” et “Volem rien foutre al pais” nous étions trois réalisateurs : Stéphane Goxe, Pierre Carles et moi-même, sans oublier le rôle fondamental d’Annie Gonzalez, la productrice. Ces deux films sont donc le fruit d’une enquête collective. Quant à l’étiquette “documentaires engagés”, je n’aime pas trop ça. Dès qu’un film propose un regard critique sur le capitalisme, on le qualifie d’engagé ou de militant… Et les autres ? Personnellement, j’ai l’impression que les films hollywoodiens (ou plus généralement les films commerciaux) sont toujours engagés, dans la mesure où ils défendent, souvent implicitement, une pensée dominante, ils se dispensent de toute critique face à des sociétés iniques et à leurs systèmes de dominations. Il en va de même des programmes télévisuels. Tout ça est politique et participe à la sensation, si répandue, qu’il n’y a qu’une voie possible, celle du libéralisme. A contrario, nous essayons de faire entendre d’autres sons de cloches, nous tendons notre micro à des gens dont les propos ne sont jamais relayés par les médias dominants et lorsqu’ils le sont c’est pour les distordre, les caricaturer et faire passer ceux qui luttent pour, au mieux, des illuminés, au pire pour des gens dangereux. Que les chaînes de télévision refusent la démarche de réalisateurs comme nous est aussi un engagement de leur part, c’est une ligne éditoriale, pas un hasard.
Pourquoi me suis-je intéressé à la ville de Barcelone dans “Squat, la ville est à nous” ? D’une part, parce qu’il me semble que, depuis pas mal de temps, cette ville est à la pointe des luttes prônant l’autonomie, l’autogestion, l’organisation sans hiérarchie, sans contact avec les institutions et les partis politiques. Cette démarche me passionne et je voulais réaliser un film en lien avec cette philosophie politique. D’autre part, pour être plus pragmatique, je ne disposais pas d’un budget me permettant de voyager très régulièrement à Londres, Berlin ou Amsterdam et de toute façon je ne parle pas les langues de ces villes… Je suis perpignanais, je parle castillan, catalan et français, Barcelone est à 180 km de chez moi… ça tombait bien.
Que pouvez-vous nous dire sur le mode d’action du collectif que vous avez suivi ? Comment s’inscrit-il dans la ville ?
“Miles de viviendas” était un collectif parmi d’autres à Barcelone. Ses actions n’étaient ni plus spectaculaires, ni plus radicales que celles de certains groupes. Il existe, à Barcelone, une pléiade de collectifs ayant des démarches assez proches, ils sont connectés les uns aux autres de manière informelle, ils se retrouvent sur des actions communes, se réunissent lors d’assemblées générales périodiques (l’inter-squat par exemple)… Aucun n’est isolé dans sa volonté de combattre ce qu’ils considèrent comme inadmissible.
Alors pourquoi filmer ce collectif, Miles de viviendas, plutôt qu’un autre ? Tout d’abord parce que j’ai assisté à la naissance de ce groupe, ce qui m’a permis de tisser des liens étroits avec chacun de ses membres dès le début de cette aventure collective. D’autre part, cette assemblée de squatteurs était hétérogène quant à la provenance des gens qui la constituaient : certains sensibles mais sans réelle expérience politique préalable, d’autres provenant de différentes branches de la mouvance anticapitaliste radicale. Il y avait donc une volonté de ne pas tomber dans le sectarisme qui existe aussi dans ce milieu. Par ailleurs, cette envie commune de mener une profonde réflexion politique tout en la liant systématiquement à la praxis. Ce parti pris de départ : “politisons notre vie quotidienne, chaque instant de notre existence” m’a semblé d’une puissante cohérence. Le film est jalonné d’action, parfois spectaculaires, mais ce collectif a, avant tout, mené un travail de fond, en s’investissant énormément dans la vie des deux quartiers populaires que l’on voit dans le film. L’idée étant de créer, avec les voisins du squat, un lieu autonome : un lieu de vie, de débat, de culture, de fête, etc… bref, un lieu de vie autogéré qui transforme la vie. Et que ce lieu puisse être utilisé par tous ceux qui veulent se rebeller contre, par exemple, la “gentrification” de ces quartiers populaires qui implique l’expulsion de ses habitants historiques. “Miles de vivendas” a, en partie, réussi son pari, puisque la lutte de ces quartiers, notamment celui de La Barceloneta, a repris un second souffle et est redevenu très dynamique.
En même temps, le squat a aussi servi à connecter les gens du quartier aux assemblées implantées dans d’autres endroits de la ville, créant, en quelque sorte, une fédération informelle. Enfin, il est à noter la forte présence de femmes dans ce collectif et l’énorme investissement des habitantes du quartier. Si je dis cela, c’est parce que les préjugés nous laissent souvent penser que ces milieux considérés comme “radicaux” sont essentiellement masculins et très chargés en testostérone… Les luttes de “Miles des viviendas” et du quartier de La Barceloneta étaient aussi un bon exemple pour aller à l’encontre de ces clichés.
Le squat est une réponse à la crise ?
Pour “Miles de viviendas”, le squat n’était pas un but, une fin en soi, mais un moyen, un outil parmi tant d’autres. Un moyen qui permet, par exemple, que chaque individu puisse se libérer du temps en renonçant au travail salarié (pas de loyer, pas de facture, beaucoup de choses sont mises en commun donc pas de besoin de courir après des revenus) et donc de pouvoir consacrer ce temps à ce que chacun considère comme utile socialement et enrichissant pour tous. Squatter devient alors un appel à sortir du rang, à dire “NON” haut et fort. Ce type de squats politiques (car il y a beaucoup de façon différentes d’envisager le squat) deviennent donc des lieux où on expérimente, on explore, on s’initie et on approfondit l’action et la vie collective… Ce sont de véritables laboratoires. Ce n’est donc pas le squat qui est une réponse à la crise, ou plutôt à la grande arnaque du capitalisme, mais ce qui s’y passe à l’intérieur où l’on essaie collectivement de vivre et d’agir en marge du système marchand en promouvant des valeurs opposées à l’égoïsme, l’individualisme, la compétition, bref tous ces trucs qu’on nous a fourrés dans la tête dès tout petits comme s’il s’agissait d’évidences naturelles et incontestables. J’estime que dans cette démarche et dans la volonté qu’elle fasse tâche d’huile, on pourra collectivement trouver non pas une solution, mais des milliers de solutions, adaptées localement, aux désastres de l’organisation sociale dominante.
Les squats sont des réappropriations temporaires, est-il possible de changer la ville durablement, d’avoir des zones d’autonomie intemporelles ?
C’est difficile, dans la mesure où le pouvoir fera toujours tout le possible pour éviter que des lieux de ce type se multiplient et se pérennisent. Mais ces zones d’autonomie sont avant tout constituées de personnes, alors finalement peu importe les lieux physiques. Un vieux slogan dit “un desalojo, otra okupación” (une expulsion, une autre occupation), s’ils nous virent d’un immeuble, nous en investirons un autre. Les flics peuvent expulser un squat, mais pas l’envie de ses occupants de vivre autrement, de s’organiser horizontalement, de se passer de leader et autres petits chefs, de rêver d’autres choses que de consumérisme… En ce sens, ces “zones d’autonomie intemporelles” existent, puisque sans cesse des groupes d’individus les réinventent. En essayant de se réapproprier l’espace public (les places, les parcs, la rue…), ils contribuent à la volonté de changer la façon de vivre en ville. Mais c’est vrai qu’en ville c’est difficile et épuisant… En milieu rural, ce type d’expérience se sont multipliées, de nombreux lieux existent. Certains sont des hameaux squattés, d’autres ont été achetés collectivement, même si l’accès au foncier rend toujours difficile la création de ces lieux, cela reste tout de même plus accessible qu’en ville.
En vous écoutant, on a l’impression finalement que la ville utopique n’existe pas mais est en perpétuelle construction. Face à l’Etat, les groupes militants dialoguent-ils avec le pouvoir politique ou reste-t-il dans la méfiance de celui-ci ? Je n’ai pas l’impression que des villes “utopiques” soient en construction, du moins je n’en connais pas. Je pense plutôt qu’à l’échelle d’une ville, la seule utopie qui soit devenu réalité c’est celle des capitalistes. Face aux rêves de vivre autrement de certains, je ne vois, en face, que mépris, répression et criminalisation. En ce sens, un dialogue avec le pouvoir politique ne peut que se résumer qu’à mendier quelques miettes. Les groupes qui m’intéressent sont ceux qui cherchent à construire des alternatives concrètes en marge du système dominant, sans chercher un dialogue avec des instances qui n’ont aucune volonté de changement. Il ne s’agit pas de méfiance à l’égard des partis politiques, mais d’un rejet. Un slogan chanté dans les rues de Buenos Aires à l’époque du “corralito” résume bien cette vision : “qu’ils s’en aillent tous !“ et si possible qu’ils ne reviennent jamais… Malheureusement on en est loin, le rapport de force n’est évidemment pas en faveur de ceux qui rêvons de démocratie directe, mais “lutter c’est vivre“, alors continuons…
Vous avez eu l’occasion de rencontré une ville utopique ?
Non… Mais si vous en connaissez une, faîtes-moi signe, j’irai y faire un tour avec grand plaisir.
Pour finir, vous avez d’autres films critiques en projet ?
Prochainement sera édité, par CP Productions, un double dvd contenant deux films que j’ai réalisé avec mon vieux complice Stéphane Goxe : “Mari chi weu” et “Retour en terre mapuche“. Ces deux films traitent de la lutte actuelle d’une partie du peuple mapuche. Tourné au coeur des communautés en conflit, ces deux documentaires témoignent de la lutte d’un peuple directement menacé dans son existence par une logique économique encourageant le pillage des ressources naturelles et indifférentes aux réalités humaines. Ces films proposent à la fois un témoignage sur l’engagement et d’une certaine manière un éclairage sur la fabrication médiatique et juridique d’une figure très contemporaine : celle de l’ennemi intérieur, qualifié au besoin de terroriste dès lors qu’il s’oppose à la “raison” économique et aux intérêts des grandes compagnies privées. Parallèlement, je suis en train d’écrire un nouveau projet, un film qui sera constitué de fragments de vie d’habitants de quartiers populaires. Un récit qui dessinera, pas à pas, le visage de la pauvreté et de la domination. Une idée qui me tient à cœur depuis longtemps.