Bonnes feuilles.
« Studio, 14 m2, 650 euros par mois. » Vous pensez avoir mal lu ? Détrompez-vous, les annonces de ce type ne manquent pas… À partir d’enquêtes de terrain et de données chiffrées, ce livre manifeste dresse un état des lieux de la crise du logement en France : loyers prohibitifs, scandale des appartements vacants et des bureaux vides, dérives des programmes de rénovation urbaine, inadaptation et marchandisation du parc HLM, fracture immobilière générationnelle, mirage de l’accession à la propriété, résurgence des bidonvilles…
Cette expertise militante, plongeant au cœur d’un scandale français, se veut également un réquisitoire contre la démagogie du « Tous propriétaires ! », slogan remis au goût du jour par le président Sarkozy.
Depuis sa naissance, le collectif Jeudi noir alerte l’opinion sur les dérives du « 1 % logement », symbole de notre exaspération à l’égard d’une politique du logement qui mobilise des milliards ne profitant pas réellement aux mal-logés. Un indice troublant nous a mis la puce à l’oreille : parmi tous les mal-logés que nous avons rencontrés, aucun n’a jamais reçu d’aide de ce mystérieux dispositif géré paritairement par les syndicats et le patronat.
Fondé en 1943 dans le Nord, à l’initiative du patronat textile roubaisien, le « 1 % » obligeait à l’origine les entreprises d’au moins dix personnes à consacrer 1 % de leur masse salariale à la construction de logements, l’argent étant versé à des « collecteurs », appelés Comités interprofessionnels du logement (CIL). Hélas, avec le temps, les prélèvements ont été sérieusement rabotés : en 1992, la ponction a été ramenée à 0,45 % et, depuis 2006, seules les sociétés de plus de vingt salariés sont concernées. Plus grave, l’usage de cette manne financière est plus que contestable, à tel point que depuis le début de l’année 2008, ce dispositif, qui draine quatre milliards d’euros par an (l’équivalent de la moitié du budget « Ville et Logement » de feu le ministère du Logement), défraie sérieusement la chronique.
Le « 1 % » est censé être paritaire, mais dans les faits les syndicats sont souvent débordés, inattentifs ou divisés. Résultat : ce sont surtout les représentants du patronat qui mènent la danse. Et pas n’importe quel patronat : la sulfureuse Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), la branche la plus « politique » du Medef, au cœur de scandales financiers depuis 2007 pour avoir voulu « fluidifier le dialogue social » à coups de millions d’euros en petites coupures. Jusqu’à sa démission forcée en juillet 2008, c’est Daniel Dewavrin, ex-président de l’UIMM, qui présidait l’Union d’économie sociale pour le logement (UESL), fédération des collecteurs du 1 % logement. Comme le résumait un texte rédigé par des élèves de l’ENA en 2005, « le paritarisme du “1 %” est marqué par une prédominance de fait du Medef. |…| La composition du conseil d’administration des CIL traduit une prédominance des employeurs qui détiennent les cinq sièges réservés au Medef et à la Confédération générale des PME (CGPME), ainsi que cinq autres en tant que représentants des entreprises cotisantes, soit au total le double des sièges réservés aux représentants des salariés |1| ». Bref, le « 1 % » ne ressemble pas tout à fait à une tentative d’autogestion de leur logement par les salariés… mais beaucoup plus à une filiale de leurs employeurs.
Des millions qui s’envolent
Selon la Cour des comptes, 20 % des fonds versés à l’UESL (1,6 milliard d’euros collectés en 2007 sur la masse salariale, le reste des recettes ne représentant que des retours de prêts) partent en frais de fonctionnement, soit 252 millions par an ! Avec des organismes collecteurs très nombreux (132) et de diverses tailles, il est vrai que le système est pour le moins complexe et coûteux. Mais ce n’est sans doute pas la seule cause : la Cour des comptes a dévoilé en 2008 les rémunérations des administrateurs « bénévoles » de La Foncière Logement, une association émanant de l’UESL, qui s’octroient 8 000 euros par mois pour une réunion hebdomadaire. À ce sujet, la Cour des comptes, en 2009, a pointé l’irresponsabilité des ministères chargés du logement et du budget : « Absents de la véritable instance de décision |le comité permanent de la Foncière| et de ses démembrements, ils sont peu impliqués et |…| ont laissé prendre sans débat, par accord tacite, des décisions importantes, pour lesquelles la Cour a relevé des irrégularités. Ce fut ainsi le cas pour la fixation par les dirigeants eux-mêmes des conditions de leur rémunération. »
Dans la même idée, un des plus importants collecteurs, nommé Aliance, a choisi le très simple XVIe arrondissement pour installer son siège de 1 900 m2. « Pour être proche des gens qui travaillent, et parce que contrairement aux apparences, c’est moins cher qu’à Saint-Denis ! », nous a expliqué sa directrice le jour de l’occupation du bâtiment par Jeudi noir. Montant du loyer : 100 000 euros par mois.
Ces « dérives » ne sont pas nouvelles. Dès 2000, un rapport d’information de l’Assemblée nationale pointait le problème : « On peut s’interroger sur le manque de transparence des organismes du “1 % logement” et des anomalies parfois constatées lors des contrôles de l’Agence nationale pour la participation des employeurs à l’effort de construction (ANPEEC). À titre d’exemple, le rapport de contrôle de l’ANPEEC pour 1999 fait état de diverses sanctions sérieuses : retrait de l’agrément d’une chambre de commerce et d’industrie, suspension du conseil d’administration d’un CIL, transmission au Parquet du rapport sur des irrégularités graves par leur nombre, leur nature et leur importance dans un autre CIL, interdiction professionnelle du directeur général d’un troisième CIL |2|. »
Les dérives de ce mille-feuille institutionnel sont rendues possibles par une consanguinité généralisée, due au cumul des mandats d’administrateurs de l’UESL, de La Foncière Logement, des CIL, des opérateurs du logement social et de sociétés immobilières, et des organismes censés surveiller l’ensemble comme l’ANPEEC.
Au-delà de cette gestion pour le moins contestable, les priorités du « 1 % » sont elles-mêmes discutables. Depuis les années 1970, on reproche au « 1 % » d’attribuer des logements aux salariés les mieux intégrés, appartenant aux classes moyennes et disposant d’un emploi stable au sein des plus grandes entreprises. L’éclatement et la précarisation du monde du travail ont encore accentué cette inégalité. Significative de ce hiatus, la loi sur le droit au logement opposable (DALO) n’implique par les collecteurs du « 1 % » dans la mission de loger les publics prioritaires… Au final, ce sont les Pass-travaux et autres aides à l’accession à la propriété qui prennent le pas sur les aides à la location pour les ménages modestes.
Là encore, le rapport de la Cour des comptes 2009 est cruel : « Concernant sa première mission, La Foncière Logement, soucieuse de mixité sociale, privilégie les constructions de qualité, plus coûteuses. Elle réserve un tiers du parc à des salariés pouvant financièrement accéder au marché libre, agents de maîtrise et cadres débutants. La part réservée aux salariés les plus pauvres en est réduite d’autant. Cette situation est d’autant plus incompréhensible que La Foncière Logement rencontre des difficultés pour trouver suffisamment de candidats issus de la catégorie supérieure pour occuper les logements qu’elle leur réserve, et est amenée à revenir sur les règles qu’elle s’est elle-même fixées |3|. »
Via son association La Foncière Logement, le « 1 % » va injecter 6 milliards d’euros pour financer les opérations de rénovation urbaine pilotées par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Hélas, ces milliards participent à la gentryfication |4| généralisées qui touche les quartiers populaires rénovés (cf. chapitre suivant). En contrepartie des financements issus du « 1 % logement », La Foncière Logement récupère en effet 15 % à 35 % de la surface logement reconstruite rendue disponible par les démolitions |5|, et « a pour mission |d’y| réaliser des logements locatifs libres de tout plafond de loyer et de ressource |6| », « en attirant prioritairement sur ces territoires des ménages non captifs, c’est-à-dire ne répondant pas aux critères de ressources du logement social |7| ».
La réforme, quelle réforme ?
Il n’est évidemment pas question de supprimer purement et simplement cette cotisation au profit du logement, puisqu’elle représente des montants indispensables à l’effort de construction. Mais sa gestion paritaire, dispositif assez insolite en Europe, qui fait la part belle aux employeurs, n’est plus légitime. Pourquoi certaines sommes seraient-elles gérées par la puissance publique et d’autres par des entités qui ont fait la preuve de leur incompétence ? Pourquoi les représentants des entreprises seraient-ils les mieux placés pour loger les salariés ? Les employeurs qui administrent nos journées de travail ne voudraient-ils pas nous laisser un peu tranquilles au moment de trouver un logement ?
Christine Boutin a profité du discrédit du « 1 % logement » pour tenter de le réorganiser en renforçant la tutelle de l’État… et récupérer une partie du butin (850 millions d’euros par an). Il faut avouer que nous n’étions pas fâchés de voir des millions transférés des Pass-travaux nébuleux au financement de logements sociaux. Hélas, ces sommes ne s’ajoutent pas au budget de l’État, mais viennent en compensation des coupes budgétaires. Comme l’avait dit Madame la ministre elle-même : « Ce qui me manque sur mon budget, je vais le récupérer sur le “1 % logement”. » Sauf que le financement global du logement sera bien en diminution.
Jeudi noir a demandé une commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements du « 1 % ». Mais Christine Boutin, qui estime que « l’État a exercé pleinement par le passé son rôle de tutelle sur le “1 % logement” », a refusé, estimant que « c’est du passé ». Les parlementaires de gauche ne sont pas motivés non plus, pour ne pas fragiliser encore plus le « 1 % ». En réalité, ce genre de cécité détourne les acquis sociaux et entraîne leur disparition.
|1| DIRECTION DES ETUDES, Groupe n° 5 : le 1 % logement et les partenaires sociaux, Séminaire relatif au logement, 2004-2005.
|2| ASSEMBLEE NATIONALE, COMMISSION DES FINANCES, DE L’ECONOMIE GENERALE ET DU PLAN, « Le logement social », rapport d’information présenté par M. Jean-Louis Dumont, 19 juin 2001.
|3| Rapport de la Cour des Comptes, « Les enjeux de la participation des employeurs à l’effort de construction », février 2009.
|4| Cette notion, qui désigne l’« embourgeoisement » d’un quartier, fut inventée pour décrire l’éviction des couches populaires de Londres lorsque la ville fut rénovée dans les années 1960.
|5| Philippe DALLIER et Roger KAROUTCHI, L’Agence nationale pour la rénovation urbaine : un succès qui nous oblige, rapport du Sénat n° 456, 2006, p. 26.
|6| Site Internet de La Foncière Logement, rapport d’activité 2004.
|7| Ibid., « Activité développement urbain ».