Le 20 février 2019, lors du traditionnel dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le Président de la République français officialisait sa demande de dissoudre trois groupes extra-parlementaires d’extrême droite : Bastion Social, Blood and Honour Hexagone et Combat 18. La question de la répression de groupes d’extrême droite revenait ainsi sur le devant de la scène médiatique six ans après la dissolution d’une série d’associations suite à l’assassinat par des skinheads du militant antifasciste Clément Méric. Pour éclairer ce processus répressif juridico-politique particulier, il est utile de mettre en regard les procédures mises en œuvre en France et en Allemagne. On examinera ainsi la dissolution de quatre associations1 allemandes d’extrême droite prononcées en 2012 par les ministères de l’Intérieur des Länder de Rhénanie-du-Nord Westphalie et du Brandebourg2, avant de revenir sur le cas français en traçant des parallèles entre la séquence politique actuelle et la vague de dissolutions de 2013.

Les procédures juridiques allemandes et françaises concernant la dissolution d’une association sont comparables. Les projets de dissolution sont étudiés par les services juridiques des ministères de l’Intérieur, en interaction avec les services de police en charge de rassembler les éléments permettant de prouver la légalité de la dissolution. Cette dissolution est rendue effective par un décret, signé en France par le Président de la République en conseil des ministres, en Allemagne par le·a ministre de l’Intérieur. Ce décret peut, dans un second temps, être attaqué devant la justice administrative par le groupe dissous. La dissolution d’une association est donc dans les deux pays une opération qui mêle le juridique au politique. Mais les logiques auxquelles obéissent la mobilisation de cet instrument diffèrent d’un pays à l’autre.

Allemagne : un instrument de politique publique de lutte contre l’extrême droite

Pour des raisons historiques, en Allemagne, la lutte contre l’extrémisme politique a fait l’objet depuis la Constitution de 1949 de politiques répressives spécifiques, auxquelles s’est progressivement adjoint un volet préventif. Ces politiques impliquent une série d’acteur·rices public·ques : pouvoir exécutif, organisations de la société civile, forces de sécurité, juges. Lorsque des membres de l’exécutif décident de dissoudre une organisation d’extrême droite, cette décision doit se conformer à une jurisprudence administrative fournie, et s’inscrire dans le cadre des programmes existants de lutte contre l’extrémisme de droite.

En Allemagne, les juges constitutionnel·les, mais aussi les juges administratif·ves et judiciaires (Katzenstein, 1987 ; Landfried, 1994) contribuent très largement au processus d’élaboration des politiques publiques, d’autant qu’ils et elles sont fortement spécialisé·es et peuvent donc intervenir de façon détaillée. Les juges administratif·ves ont ainsi élaboré une jurisprudence stricte régulant les possibilités de dissolution des groupes d’extrême droite, dissolutions qui font presque toujours l’objet d’un recours administratif. Les juges administratif·ves allemand·es sont donc de véritables veto-players3, et sont perçu·es comme tel·les par les membres de l’exécutif.

La dissolution d’une association d’extrême droite suppose ainsi de s’assurer en détail de sa faisabilité juridique et implique par conséquent une discussion approfondie entre les services du ministère de l’Intérieur, la police et les services de renseignement4. Les échanges sont si fournis que selon les acteurs et actrices de la sécurité, il est difficile à la fin du processus de déterminer qui a été à l’origine de la dissolution. Le rapport finalement produit est généralement long d’une soixantaine de pages, détaillant les activités de l’organisation et s’efforçant de démontrer leur caractère anticonstitutionnel. C’est l’accumulation d’activités illégales qui donne la légitimité à l’exécutif de dissoudre une organisation d’extrême droite. Le choix de dissoudre n’engage pas seulement la responsabilité de l’exécutif, il peut potentiellement avoir des conséquences importantes pour les forces de police. Celles-ci sont en effet responsables des vastes opérations de perquisition (plus de 200 agent·es dans le cas de la dissolution de Widerstandsbewegung Brandenburg) qui sont lancées dès que la décision de dissoudre une association est transmise à ses membres. Tout au long de ce processus, l’acteur·rice politique (le·a ministre) n’est ainsi qu’un parmi de nombreux protagonistes.

Quels objectifs sert une dissolution outre-Rhin ? Bien entendu, réprimer l’extrême droite permet à l’exécutif de s’attirer une couverture médiatique positive, dans un pays où l’opinion publique rejette fortement ces groupes politiques. C’est particulièrement important pour certains exécutifs, comme en Rhénanie-du-Nord Westphalie, mis sous pression depuis le début des années 2000 par la médiatisation régulière d’agressions racistes commises par des groupes d’extrême droite, à Dortmund par exemple. Mais la dissolution d’un groupe d’extrême répond également, et même premièrement selon nous, à un autre objectif, fixé par les programmes répressifs développés par les différents Länder : celui d’affaiblir la scène extrémiste. Dès les années 1990, des initiatives issues de la société civile avaient permis de faire émerger le problème public que représente l’activisme de groupes d’extrême droite sur certains territoires, remettant ainsi en question l’action de l’État dans le domaine (Laumond, 2017). C’est dans ce contexte que des programmes répressifs spécifiques, couplés à des actions préventives, ont été développés dans différents Länder. Par exemple, la dissolution de l’association d’extrême droite Widerstandsbewegung Brandenburg en juin 2012 s’est inscrite dans une stratégie interministérielle répressive et préventive menée contre le radicalisme de droite – Tolerantes Brandenburg – qui existe depuis 1998. Parfois, c’est un affaiblissement ponctuel qui est visé. Ainsi, en août 2012, la dissolution de trois autres associations en Rhénanie-du-nord Westphalie a permis d’empêcher la tenue de leurs manifestations annuelles en septembre. Mais les informations collectées lors des perquisitions permettent aussi l’ouverture de poursuites judiciaires afin, cette fois, d’affaiblir plus durablement les réseaux extrémistes. La dissolution est d’ailleurs souvent tenue secrète jusqu’au moment de son entrée en vigueur, afin de surprendre les activistes d’extrême droite et de les empêcher de détruire de possibles preuves d’activités illégales avant les perquisitions. La dissolution est donc en Allemagne un instrument qui vient servir une action de répression plus large dirigée contre l’extrémisme de droite.

En France, la dissolution comme instrument politique

En France, contrairement à l’Allemagne, les actrices et acteurs politiques tiennent un rôle privilégié dans le processus de dissolution des groupes d’extrême-droite, qui s’inscrit ainsi dans une logique de court-terme. Les dissolutions interviennent le plus souvent suite à la forte médiatisation d’un événement violent ou illégal, typiquement l’assassinat de Clément Méric en 2013 ou, plus récemment, l’inscription de croix gammées sur le portrait de Simone Veil tagué sur des boîtes aux lettres parisiennes, ou encore la profanation de pierres tombales au cimetière juif de Quatzenheim. La visibilité d’actes commis par des groupes faisant l’objet d’une forte stigmatisation offre ainsi une fenêtre d’opportunité politique pour engager une procédure répressive contre ces derniers (Koopmans, 2005).

Ce sont parfois des organisations de la société civile qui sont à l’origine du recours à une action répressive contre l’extrême droite, notamment les associations qui entretiennent des relations institutionnalisées avec le politique ; en cela, le cas français se rapproche du cas allemand. En 2013, c’est la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) qui avait demandé aux ministres de l’Intérieur et de la Défense de prendre des dispositions contre l’humoriste Dieudonné, proche de réseaux antisémites de l’extrême droite. Le ministère avait finalement décidé d’interdire son spectacle. De même, comme on l’a vu, c’est lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) que le Président de la République a annoncé en février 2019 sa décision de procéder à la dissolution de trois groupes d’extrême droite. La pression sur l’exécutif émane parfois également du Parlement : la dissolution du groupe Bastion Social5, tout comme celle des groupes responsables de l’assassinat de Clément Méric, avaient fait l’objet d’une demande de la part de certain·es parlementaires.

Mais, dans le processus de répression en France, le rôle central revient aux politiques : au président Macron lors de la dissolution récente des trois groupes évoqués, au ministère de l’Intérieur pour l’interdiction du spectacle de Dieudonné, ou au premier ministre, qui pouvait déclarer lors de l’affaire Méric sa volonté de « tailler en pièce de façon démocratique, sur la base du droit, ces mouvements d’inspiration fasciste et néo-nazie6 ». Le contraste avec le cas allemand est frappant : là où les représentant·es politiques allemand·es se contentent d’annoncer la dissolution lorsqu’elle a eu lieu et ne sont que l’une des parties prenantes du processus de répression, la dissolution se retrouve systématiquement cadrée en France comme une volonté politique. Rien d’étonnant à cela, dans la mesure où, contrairement au cas allemand, la dissolution d’associations ne s’insère pas dans une stratégie de poursuites judiciaires en cours ou à venir : elle ne donne pas lieu à des perquisitions par la police qui pourraient contribuer à l’ouverture d’enquêtes. Il semble ainsi que l’acte d’annoncer la dissolution ait une valeur performative et que cette annonce constitue l’un des objectifs principaux de l’entreprise répressive. De manière significative, aussi bien en 2013 qu’en 2019, les annonces de dissolution ont lieu lors de séquences marquées par un affaiblissement de l’exécutif. En 2019 notamment, alors que le pouvoir exécutif est fragilisé par le mouvement social des gilets jaunes et par les rebondissements des affaires Benalla, l’annonce d’une série de dissolutions de groupuscules d’extrême droite notoirement antisémites offre à l’exécutif de ressouder sa majorité, le premier ministre plaidant ainsi pour une « union sacrée ». Contrairement à l’Allemagne, il n’existe pas en France de véritable politique publique luttant contre l’extrémisme de droite. La décision de réprimer (ponctuellement) des mouvements d’extrême droite revient – et cela ne fait l’objet d’aucun débat – à l’autorité politique. Les dissolutions répondent davantage à des considérations immédiates liées à une conjoncture politique donnée qu’à une stratégie pénale construite dans la durée par la coordination d’acteurs et actrices issu·es de l’exécutif mais aussi de la justice, de la police et du renseignement.

Conclusion

La comparaison franco-allemande permet donc de mettre en lumière les spécificités du processus de dissolution d’organisations d’extrême droite à la française. Il s’agit d’un outil politique avec un fort potentiel performatif servant les intérêts momentanés des actrices et acteurs de l’exécutif. Il permet en cela d’accréditer les thèses des politistes et historien·nes s’interrogeant sur l’efficacité des dissolutions selon lesquelles il s’agit avant tout d’un instrument symbolique qui ne permet pas de faire disparaitre les militant·es extrémistes (Lebourg, 2019). Au contraire, le cas allemand montre que cet outil, dont la dimension symbolique peut aussi profiter aux exécutifs des Länder, sert également une stratégie répressive construite et durable impliquant un ensemble d’administrations publiques.

Références

Katzenstein, Peter (1987) Policy and Politics in West Germany: The Growth of a Semisovereign State, Philadelphie: Temple University Press, 434 p.

Koopmans, Ruud (2005) « Repression and the Public Sphere: Discursive Opportunities for Repression Against the Extreme Right in Germany in the 1990s » dans Christian Davenport, Hank Johnston, Carol Mueller (dir.), Repression and Mobilization, Minneapolis: University of Minnesota Press, p. 182.

Landfried, Christine (1994) « The Judicialization of Politics in Germany », International Political Science Review, 15(2), p. 113–124.

Laumond, Bénédicte (2017) State Responses to the Radical Right in France and Germany: Public Actors, Policy Frames, and Decision-Making, Thèse de doctorat Paris-Saclay/ Europa-Universität Viadrina, 420 p.

Lebourg Nicolas (2019) « Dissoudre les mouvements extrémistes déradicalise-t-il la société française ? Sur l’application de la loi du 10 janvier 1936 durant la Ve République », dans Romain Sèze (dir.), Radicalités militantes et réponses publiques en Europe : dynamiques d’escalade et de désescalade, Paris : Riveneuve.