Pour Naomi Klein, la droite profite de chaque crise (financière, environnementale, etc.) pour aller plus loin dans son programme de libéralisation. Décryptage de ce qu’elle nomme le “capitalisme du désastre”.

Moody’s, une agence de notation de grandes entreprises en fonction du risque et de la valeur de leurs investissements, affirme que la réduction drastique des dépenses du programme de Social Security (le programme fédéral de retraites) est la clef pour résoudre les préoccupations économiques des États-Unis. De son côté, la National Association of Manufacturers, une organisation patronale, estime que la balle est dans le camp du gouvernement fédéral, qui devrait accepter la liste de nouvelles réductions d’impôts qu’elle lui propose. Pour le quotidien Investor’s Business Daily, la meilleure façon de stimuler l’économie serait de chercher du pétrole dans la réserve de faune nationale en Alaska.

Mais de toutes les manœuvres cyniques visant à faire passer des vols au profit des entreprises pour des mesures de relance économique, la palme doit être attribuée à celle que propose Lawrence B. Lindsey, ancien assistant du président Bush pour la politique économique et conseiller lors de la récession de 2001. Le plan de Lindsey consiste à résoudre la crise déclenchée par de mauvais prêts en offrant encore plus de crédits douteux. Ainsi, « l’une des choses les plus faciles à faire serait de permettre aux industriels et aux commerçants au détail » – notamment Wal-Mart – « d’ouvrir leurs propres institutions financières, leur permettant d’emprunter et de prêter de l’argent », écrit-il dans le Wall Street Journal.

Peu importe que de plus en plus d’Américains soient en défaut de paiement sur leur carte de crédit, pillent leurs propres plans de retraite et perdent leur maison. Si Lindsey était écouté, au lieu de perdre des ventes, Wal-Mart pourrait prêter de l’argent à ses clients pour qu’ils continuent à acheter, dans un circuit commercial duquel on ne sort pas.

Ce n’est pas un hasard si ce genre d’opportunisme ne nous est pas étranger. Depuis quatre ans, je fais une recherche sur une dimension peu connue de l’histoire économique : comment les crises ont ouvert la voie à la révolution économique que mène la droite à l’échelle planétaire. Une crise surgit, la panique se répand, les idéologues de droite s’engouffrent dans la brèche et remodèlent nos sociétés dans l’intérêt des grands acteurs du monde de l’entreprise. J’appelle cette manœuvre « le capitalisme du désastre » (disaster capitalism).

Parfois les désastres nationaux qui la rendent possible prennent la forme d’agressions physiques contre les États : guerres, attentats terroristes, désastres naturels. Le plus souvent il s’agit de crises économiques : spirales d’endettement, hyperinflation, chocs monétaires, récessions.

Il y a plus d’une décennie, l’économiste Dani Rodrik, qui enseignait alors à Columbia University, a étudié les circonstances dans lesquelles les gouvernements adoptaient des politiques de libre-échange. Le résultat de son enquête est frappant : « Aucun cas significatif de réforme du commerce dans un pays en développement n’a eu lieu dans les années 1980 en dehors d’un contexte de crise économique grave ». Les années 90 lui ont dramatiquement donné raison. En Russie, l’effondrement économique a préparé la voie à la privatisation des entreprises publiques, bradées à prix cassé. Plus tard, la crise asiatique (1997-1998) a exposé les « tigres asiatiques » à une frénésie de rachats d’entreprises par des capitaux étrangers, dans un processus que le New York Times a baptisé « les plus grandes soldes au monde ».

Bien sûr, les États désespérés font généralement ce qu’il faut pour obtenir un plan de secours. L’atmosphère de panique offre aux dirigeants politiques l’occasion de mener dans la hâte des changements radicaux qui, en d’autres circonstances, seraient trop impopulaires, tels que la privatisation de services essentiels, l’affaiblissement de la protection sociale des salariés, ou la signature d’accords de libre-échange. Lors d’une crise, on peut présenter débat public et procédures démocratiques comme un luxe qu’on ne peut s’offrir.

Les politiques néolibérales (free-market) présentées comme des remèdes d’urgence ont-elles vraiment pour effet de résoudre les crises qui surgissent ? Pour les idéologues qui promeuvent ces solutions, la question a peu d’importance. Ce qui compte, c’est que le « capitalisme du désastre » soit une tactique politique efficace. L’économiste Milton Friedman, chantre de la liberté du marché, a présenté cette stratégie de la plus claire des manières, dans la préface à la réédition de 1982 de son manifeste Capitalism and Freedom (Capitalisme et liberté) : « Seule une crise, réelle ou perçue, produit du vrai changement. Lorsque cette crise se produit, les actions entreprises dépendent des idées qui traînent dans la société. Voilà, je crois, notre vraie fonction : élaborer des alternatives aux politiques existantes, les maintenir en vie et disponibles jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne politiquement inévitable ».

Une décennie plus tard, John Williamson, un important conseiller du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale (celui-là même qui a forgé l’expression « consensus de Washington »), est allé plus loin encore. Au cours d’une réunion de grands décideurs politiques, il s’est demandé « s’il n’y avait pas un sens à provoquer délibérément une crise afin d’enlever les obstacles politiques à la réforme ».

Plus souvent qu’à son tour, l’administration Bush administration a profité des crises pour écarter tout obstacle qui pourrait faire obstacle aux dispositifs les plus radicaux de son programme économique. Une récession (2001) a d’abord servi d’excuse à des baisses d’impôts généralisées. Plus tard, la « guerre contre le terrorisme » a inauguré une ère de privatisations sans précédent des fonctions militaires et sécuritaires. Après l’ouragan Katrina (2005), l’administration a multiplié les exonérations fiscales, fait reculer les acquis sociaux des salariés, fermé des logements sociaux et participé à la transformation de la Nouvelle Orléans en laboratoire pour les charter schools (écoles publiques gérées indépendamment des autorités scolaires publiques), tout cela au nom de la « reconstruction » après le désastre.

Étant donné ces précédents, les lobbyistes de Washington avaient toutes les raisons de penser que la crainte d’une récession allait permettre une nouvelle distribution de cadeaux aux entreprises. Et pourtant il semble que les Américains commencent à comprendre les tactiques du « capitalisme du désastre ». Bien sûr, le paquet de mesures, dont le montant s’élève à 150 milliards de dollars, que propose l’administration Bush pour relancer l’économie, n’est rien d’autre qu’un cadeau fiscal à peine déguisé, incluant une série de nouvelles « incitations » aux entreprises. Mais les Démocrates ont dit non à une tentative plus ambitieuse du Parti républicain de profiter de la crise pour rendre permanente les exonérations fiscales de Bush et s’en prendre à la sécurité sociale. Pour l’instant tout se passe comme si cette crise, provoquée par le refus obstiné de réglementer les marchés, ne saurait être « résolue » sans donner à Wall Street une nouvelle occasion de dilapider l’argent public.

Pourtant, tout en résistant (péniblement) à ces mesures, les Démocrates de la Chambre des représentants semblent avoir abandonné la lutte pour que l’augmentation des allocations de chômage, le financement du programme des bons d’alimentation pour les pauvres (food stamps) et le programme d’assurance Medicaid soient inclus au plan de relance. De plus ils ne parviennent absolument pas à utiliser la crise pour proposer des solutions alternatives à un statu quo marqué par des crises en série, qu’elles soient environnementales, sociales ou éc
onomiques.

Le problème n’est pas un manque d’idées « en vie et disponibles » comme le dit Friedman. Beaucoup sont disponibles, du système de santé garanti par l’État à des lois rendant obligatoire un « salaire décent » (living wage). Des milliers d’emplois pourraient être créés pour reconstruire l’infrastructure publique, vétuste, et la rendre plus compatible avec les réseaux de transport en commun et avec les énergies renouvelables. Des capitaux sont nécessaires pour démarrer ? Vous n’avez qu’à supprimer la niche fiscale (loophole) qui permet aux managers des grands fonds spéculatifs de ne payer que 15% d’impôts sur les gains de capital plutôt que 35% d’impôts sur le revenu ; ainsi qu’à adopter la taxe, proposée depuis longtemps, sur le commerce international des devises. Avantage supplémentaire : un marché moins volatile, moins exposé aux crises…

Notre manière de réagir aux crises est toujours hautement politique : c’est une leçon que les progressistes semblent avoir oublié. Il y a là une ironie historique : les crises ont ouvert la voie à certaines des politiques les plus progressistes de l’histoire des Etats-Unis. Après l’échec dramatique du marché en 1929, la gauche était préparée et n’attendait que de pouvoir mettre en œuvre ses idées : le plein emploi, les grands projets de travaux publics, les grandes campagnes de syndicalisation. Le système de Social Security que Moody’s a tellement envie de démanteler a été conçu comme réponse directe à la Dépression.

Chaque crise est aussi une opportunité, que quelqu’un exploitera. Mais la question qui nous est posée : les turbulences actuelles serviront-elles de prétexte pour transférer encore plus de richesses publiques dans des mains privées et effacer les derniers vestiges de l’Etat-Providence, au nom de la croissance économique ? Ou bien ce nouvel échec de marchés fonctionnant sans entrave sera-t-il l’élément déclencheur dont nous avons besoin pour ranimer l’esprit de l’intérêt public et chercher des solutions sérieuses aux crises de notre temps : les inégalités béantes, le réchauffement planétaire, la défaillance des infrastructures publiques ? Les capitalistes du désastre tiennent les rênes du gouvernement depuis trois décennies. Le moment est revenu de promouvoir un « progressisme du désastre ».

Traduction française : Jim Cohen et Nicolas Haeringer, pour Mouvements.

Cet article est disponible en anglais sur le site web de Naomi Klein. Il a été publié dans le Los Angeles Times le 27 janvier 2008.