Après la loi sur le renseignement votée à la suite des attentats de janvier 2015, le projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence banalise l’état d’exception et instaure un régime de surveillance sans contrôle. La déchéance de nationalité donne des gages à l’extrême droite et dévoie l’identité nationale à des fins punitives. Déclarer et prolonger l’état d’urgence a renforcé dangereusement les dérives de certaines institutions et d’une partie du corps social : suspension des libertés démocratiques essentielles, dont l’interdiction des manifestations, intimidation des mouvements sociaux, multiplication des discours et actes islamophobes, perquisitions musclées et assignations à résidence sur la base d’informations douteuses, chasse aux migrant.e.s. Mouvements contribue à la réflexion contre l’état d’urgence en publiant les textes et en relayant les actions de celles et ceux qui s’opposent à la fuite en avant sécuritaire.
Le 19 novembre 2015, les parlementaires n’ont pas seulement prolongé d’état d’urgence, ils et elles ont aussi avalisé des modifications de la loi de 1995 et entériné de nouvelles dispositions plus liberticides. Vanessa Codaccioni nous montre en quoi la gestion de la suite des attentats de novembre est un idéal-type du recours à l’exception sous la Ve République
Annoncé par le chef de l’État dans la soirée du 13 novembre 2015, tandis que les attentats terroristes frappent encore le cœur de Paris, l’état d’urgence est proclamé quelques heures plus tard et voté sans réel débat et à la quasi-unanimité de la représentation nationale une semaine plus tard. Or, le 19 novembre, les députés et les sénateurs n’ont pas seulement prolongé cet état d’exception pendant trois mois. Ils ont aussi avalisé les modifications de la loi d’avril 1955 portées par le gouvernement, et entériné des dispositions plus liberticides et dérogatoires au principe de l’égalité de toutes et de tous devant la loi et la justice. D’une part, celles qui donnent plus de pouvoir aux services policiers et à l’administration : les perquisitions administratives qui échappent au contrôle de la justice – le procureur est seulement « informé » de ces perquisitions – et les assignations à résidence, décidées par le Ministre de l’Intérieur contre « toute personne contre laquelle il existe une raison sérieuse de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». D’autre part une mesure plus politique, à savoir la possibilité de dissoudre des organisations ou des mouvements dont les comportements « portent une atteinte grave à l’ordre public ». La première réaction des gouvernants aux événements meurtriers de l’hiver 2015 n’est donc pas tant la reconduction de pratiques policières et administratives traditionnellement mobilisées en cas de crise grave que la création d’un nouveau régime d’exception attentatoires aux libertés individuelles et aux garanties fondamentales.
Un mois plus tard, le bilan apparaît d’ailleurs relativement impressionnant : 2700 perquisitions ayant abouti à la saisie de 431 armes dont 41 armes de guerre, 360 assignations à résidence visant principalement les « fichés S », et 334 interpellations dont 287 gardes à vue[1]. Peu nombreuses, deux enquêtes préliminaires ont néanmoins été ouvertes par la section antiterroriste de Paris pour « association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme »[2]. Pour autant, l’état d’urgence « nouvelle formule » n’a pas uniquement servi à neutraliser des djihadistes ou des « islamistes radicalisés » potentiellement prêts à passer à l’acte. De multiples perquisitions ont touché des individus sans aucun lien avec les réseaux djihadistes ou, plus généralement, terroristes, des militants écologistes ont été assignés à résidence tandis que la manifestation de rue du 29 novembre 2015 a abouti à 174 gardes à vue. Combiné à la répression politique inhérente à l’organisation sécuritaire des sommets internationaux depuis le début des années 2000, l’état d’urgence a donc rempli pendant ces premières semaines un double objectif : vérifier le degré de dangerosité de tous les individus déjà surveillés par les services de renseignements et policiers, et empêcher toute contestation politique, que celle-ci ait trait à la politique sécuritaire menée par le gouvernement de Manuel Valls ou qu’elle vise le capitalisme et l’État libéral.
En ce sens, la proclamation de l’état d’urgence suite aux attentats meurtriers du 13 novembre 2015 est typique du recours à l’exception sous la Ve République[3]. On y retrouve l’événement critique qui conduit à l’adoption de mesures dites « exceptionnelles » et favorise leur légitimation, l’utilisation politique du Parlement et du Sénat pour inscrire dans le droit des dispositions dérogatoires au droit commun, et le détournement de ces mêmes dispositions à des fins de répression de l’activisme d’opposition. La gestion étatique des événements meurtriers de novembre fait ainsi partie de ces « moments ruptures » qui, comme la guerre d’Algérie ou l’année 1986 et sa première législation antiterroriste, travaillent les logiques exceptionnalistes et façonnent de nouveaux régimes d’exception. Mais l’état d’urgence voulu par l’exécutif et voté par la représentation nationale illustre surtout deux dérives traditionnelles du recours à l’exception : la capacité des gouvernants à institutionnaliser des dispositions exceptionnelles, c’est-à-dire à les pérenniser, et l’extension progressive des cibles soumises à ces mesures d’exception.
Inscrire l’exception dans le droit
Depuis le déclenchement de la guerre d’Algérie au moins, les gouvernements répondent aux crises aiguës par l’adoption de mesures ou de législations d’exception. Ce conflit est par ailleurs une véritable « matrice de l’exception » tant il a permis la multiplication des dispositions illégitimes et illégales mais néanmoins couvertes par les autorités (les camps d’internement, les tortures, les détentions arbitraires, les exécutions sommaires etc.) et le recours aux régimes les plus exorbitants du droit commun : l’état d’urgence, proclamé en 1955 et en 1958, puis en vigueur de 1961 à 1963 ; les pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement de Guy Mollet en 1956 pour prendre « toutes les mesures exceptionnelles commandées par les circonstances » ; mais également l’article 16 de la Constitution qui permet au chef de l’État de disposer des « pleins pouvoirs ». La guerre d’Algérie est à ce titre l’exemple paroxysmique de la gestion étatique des situations critiques.
Mais cette réaction de l’État aux situations critiques ne se traduit pas forcément par une concentration des pouvoirs par l’exécutif, membres du gouvernement ou Président. Ainsi, à première vue, les événements de mai-juin 1968 échappent à cette logique répressive puisque le général de Gaulle n’a ni mobilisé l’article 16 de la Constitution ni proclamé l’état d’urgence. Or, si aucun régime d’exception n’a été instauré pour gérer ce moment de contestation radicale du monde social, sa gestion par les pouvoirs publics s’est traduite par la multiplication de dispositions policières exceptionnelles justifiées par « l’urgence à agir » et les menaces pour l’ordre public. C’est le cas des multiples arrestations, perquisitions, saisies ou interrogatoires, des dissolutions d’organisation et des procédures judiciaires en découlant, des expulsions d’étrangers et des assignations à résidence de réfugiés politiques, des dispositions qui, comme lors de chaque crise aiguë, ont touché les militants de la gauche non légaliste et les non-nationaux.
L’exception, qu’elle soit réactivée par l’utilisation de mesures instaurées dans le passé ou qu’elle soit produite dans le cours même de l’événement, est donc au cœur des interactions entre les violences radicales et le pouvoir central. Dans ce cadre, le Parlement devient sous la Ve République central, puisqu’il est utilisé comme un relais de l’exécutif pour reconduire ou instaurer de nouveaux régimes répressifs, et, surtout, pour légaliser certaines pratiques réservées aux situations de guerre ou de crise. Dites « exceptionnelles » pour euphémiser leur caractère d’exception, les arguments pour les légitimer et les faire très rapidement voter – ce qui permet de limiter les débats, d’empêcher l’émergence d’un mouvement de contestation et toute réflexion sereine sur les projets de loi – sont toujours les mêmes : l’urgence à agir, la nécessité de faire face à une violence exceptionnelle par des dispositions exceptionnelles, et l’inefficacité du dispositif déjà existant pour faire face à de nouveaux défis sécuritaires. Or, loin d’être « exceptionnelles », autrement dit encadrées et limitées temporellement, ces mesures sont destinées à durer et sont, pour la plupart, réutilisées dans de tout autres contextes et contre de nouveaux « ennemis intérieurs » qu’il s’agit de réprimer.
L’exception et ses cibles élargies
Autre dérive des états d’exception, celle de l’extension progressive et inéluctable des cibles visées par les textes de loi. En effet, les développements du recours à l’exception sous la Ve République, de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle aux récentes législations antiterroristes, témoignent des conséquences concrètes de l’instauration de régimes répressifs aggravés qui touchent de plus en plus d’individus aux profils et aux revendications différenciés. Cette extension du champ d’application des mesures voulues par l’exécutif est permise par deux mécanismes propres à l’utilisation de l’exception sous la Ve République : les textes eux-mêmes, rédigés avec des termes extrêmement flous, vagues, élastiques qui autorisent toutes sortes d’arrangements avec le droit et la loi ; et la pérennisation des dispositions votées qui favorisent leur remobilisation ultérieure contre de nouvelles cibles désignées.
La justice d’exception, incarnée jusqu’en 1981 par la Cour de sûreté de l’État, est exemplaire de ce point de vue. Officiellement instaurée pour parachever la répression de l’Organisation armée secrète (OAS) mais en réalité voulue par le général de Gaulle par « précaution nationale », c’est-à-dire pour réprimer tout ennemi intérieur futur, celle-ci naît par deux lois votées par le Parlement et le Sénat en février 1963. Sa spécificité, contrairement aux autres juridictions d’exception qui l’ont précédées depuis au moins la Révolution, est donc de durer dans le temps et de pouvoir s’institutionnaliser. Créée dans l’urgence et pendant l’état d’urgence, la Cour de sûreté de l’État réussit ainsi à survivre à trois présidences et treize gouvernements, jugeant d’abord l’extrême droite puis, très rapidement, les gauchistes de mai 68 ou les maoïstes, et surtout, dans les années soixante dix et au début des années 80, les indépendantistes corses et bretons. La juridiction gaulliste, qui va nourrir l’antiterrorisme français et laisser des « traces d’exception » dans l’appareil répressif malgré sa suppression, est donc l’exemple-type de l’extension progressive des cibles de la justice politique et antiterroriste. Cette dernière, qui se caractérise par la priorité accordée à l’enquête, à l’instruction et à la surveillance des individus dits « dangereux », ne fait en effet que poursuivre ce processus, comme l’illustre l’affaire Tarnac et l’arrestation d’activistes considérés comme des « terroristes » ou la tendance actuelle à la généralisation de la surveillance dans les démocraties occidentales.
D’autres mesures répressives en apparence plus anodines mais aux puissants effets sur les militants sont aussi révélatrices de ce phénomène d’élargissement du filet pénal, policier et juridictionnel dans lequel des « ennemis publics » peuvent être pris et, surtout, de l’utilisation ultérieure de dispositions prises des décennies auparavant contre une toute autre « population cible ». Il en va ainsi de la possibilité de dissoudre des organisations considérées comme dangereuses pour l’ordre public, prévue par la loi du 10 janvier 1936 réprimant les milices privées et les groupes de combat. Contrevenant à la loi de 1901 sur la liberté d’association mais votée pour éradiquer définitivement les ligues d’extrême droite, qui menacent la République depuis le 6 février 1934, cette législation répressive est l’objet de multiples usages sous les IVe et Ve Républiques. En témoignent la dissolution du PCF en 1939 ou du Parti communiste algérien en 1955, plongeant leurs membres dans la clandestinité, celle d’une dizaine d’organisations d’extrême gauche en 1968 (les Jeunesses communistes révolutionnaires, le Parti communiste marxiste-léniniste de France, le Mouvement du 22 mars etc.), celle de la Gauche prolétarienne en 1970, de la Ligue communiste en 1973, de toutes les organisations indépendantistes dans les années 70 ou 80 ou, encore celle d’Action Directe. Très efficace pour le pouvoir en place car transformant immédiatement des militants en délinquant et autorisant leur répression, c’est cette disposition dans une version encore plus radicale qui a été insérée dans la nouvelle loi sur l’état d’urgence votée le 19 novembre 2015 par la représentation nationale.
Les attentats du 13 novembre 2015, l’un des événements les plus meurtriers provoqués de manière inédite par des djihadistes kamikazes, constituent assurément une rupture dans la série des attaques terroristes sur le sol français. Mais leur gestion par le chef de l’État et le gouvernement Manuels Valls va aussi profondément marquer l’histoire de la répression policière, judiciaire et administrative du terrorisme. En effet, pour y faire face, les gouvernants ont dans un premier temps puisé dans la palette des dispositions d’exception disponibles et proclamé l’état d’urgence, mobilisé plus de cinq fois en soixante ans. Or, très rapidement, et inscrivant en cela leur action dans la lignée des usages de l’exception sous la Ve République, ils ont aussi modifié cette législation, c’est-à-dire produit un nouveau régime exorbitant du droit commun possiblement remobilisable ultérieurement. Le projet de constitutionnaliser l’état d’urgence dans une version encore modifiée et aggravée par l’ajout d’une « période de sortie de crise » de six mois, a priori rejetée par le Conseil d’État, participe également de ce processus de production de l’exception et de sa pérennisation. Sans parler des multiples propositions qui visent à plonger certains citoyen.n.es dans un état d’infériorité juridique comme celle de créer des camps d’internement ou de déchoir la nationalité des binationaux nés en France. En outre, les dérives de ce nouvel état d’urgence qu’ont illustré les assignations à résidence de militants écologistes ou les gardes à vue de manifestants s’inscrivent là encore dans une longue tradition de répression politique et, plus précisément, dans une stratégie de plus en plus fréquente d’assimilation du militantisme illégaliste au terrorisme.
Aussi, les réactions gouvernementales aux attentats du 13 novembre traduisent la radicalisation de trois logiques répressives à l’œuvre depuis plusieurs années : la volonté du pouvoir central de multiplier les dispositifs d’exception, notamment pour contourner l’autorité judiciaire et renforcer les pouvoirs de la police, des services de renseignement et de l’administration ; la radicalisation de la logique préventive de l’antiterrorisme, qui cherche à prévenir les attentats en réprimant les « intentions » terroristes et l’(auto)radicalisation; et la surcriminalisation des mouvements sociaux, notamment dans le cas de sommets internationaux. Tout en étant idéales-typiques du recours à l’exception, ces réactions étatiques éclairent ainsi la potentialité répressive d’une nouvelle justice d’exception, plus policière et administrative que judiciaire, plus invisibilisée et moins axée sur le moment du procès, mais qui tend à élargir progressivement son champ d’application et à restreindre de plus en plus de libertés.
[1] Le Monde, 15 décembre 2015.
[2] Médiapart, 11 décembre 2015.
[3] Je m’appuie ici sur mes travaux : Vanessa Codaccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 2015.