C’est en 2004 que paraissait en France La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, ouvrage majeur de Paola Tabet, qui venait continuer un travail long de vingt ans, puisque c’est en 1987 qu’était publié dans Les Temps Modernes son désormais célèbre article « du don au tarif : les relations sexuelles impliquant une compensation ». C’est donc tout juste dix ans après La Grande Arnaque que l’ouvrage collectif dirigé par Catherine Deschamps et Christophe Broqua, sobrement intitulé L’échange économico-sexuel, arrive, non seulement comme un hommage à l’anthropologue féministe qui forgea le concept de continuum d’échanges économico-sexuels, mais également comme un témoignage du caractère prolifique de ce dernier.

L’appréhension des travaux de Paola Tabet par les sciences sociales avait certes déjà donné lieu, en automne 2009, à un numéro de la revue Genre, Sexualités et Sociétés dédié à « l’actualité des échanges économico-sexuels », qui, en se concentrant essentiellement sur le travail sexuel et la prostitution, semblait faire l’impasse sur l’apport majeur de Paola Tabet, à savoir non pas l’existence d’échanges ponctuels de sexe contre compensation (économique), mais celle d’un continuum entre les situations où cet échange est le plus explicite et celles où il est rendu invisible par son imposition comme norme des rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Dans la contribution initiale de l’ouvrage dont il est question ici, Paola Tabet note d’ailleurs une certaine « résistance », en occident, à parler de continuum, notamment des échanges non stigmatisés. Au contraire, pour les auteurs du présent ouvrage il semble primordial de rendre compte de ce continuum, via des contributions dont on appréciera la variété des terrains d’enquête, souvent à la marge à la fois de ce qui est couramment désigné comme prostitution, et de ce qui, sur le continuum, en constitue l’autre pôle : le mariage. Il s’agit donc ici de rendre compte d’une multiplicité de situations qui semblent soit se dérouler explicitement dans le continuum des échanges-économico sexuels tel que décrit par Paola Tabet, soit dont l’intégration à celui-ci pose question, notamment lorsque le rapport entre les individus qui prennent part à l’échange ne peut s’analyser via une grille de lecture unique – celle de la domination masculine, sur laquelle reposent les travaux de Paola Tabet – mais prend place dans un contexte de dominations multiples, parmi lesquelles la classe et la race, mais aussi l’âge, l’état de santé, la situation de migration, etc.

Et c’est certainement ce qui fait la plus grande qualité de cet ouvrage : non pas l’utilisation telle quelle du concept forgé par Paola Tabet pour y lire à cette lumière des échanges particuliers, mais au contraire l’analyse précise de ces échanges pour y interroger le concept de continuum, démarche guidée par la tentative de faire émerger les possibilités de « rupture », de renversement de la domination, d’émancipation.

De la prostitution au mariage, une grande variété d’échanges économico-sexuels.

En tant que féministe matérialiste, ce qui intéressait Paola Tabet n’était pas tant la description des échanges économico-sexuels entre hommes et femmes, mais bien les conditions matérielles qui rendent ce type d’échanges hégémoniques. L’hypothèse de Tabet est que c’est le surplus de travail des femmes qui rend possible l’échange économico-sexuel : l’appropriation du travail des femmes par les hommes, ou plus exactement l’occultation de cette expropriation, place les femmes dans une situation de dépendance vis-à-vis des hommes, faisant de l’échange économico-sexuel un point « charnière » des rapports entre hommes et femmes, puisque les femmes, après l’appropriation de leur travail et de ses produits, n’ont plus que leur sexe à offrir en échange de ce qui sera présenté comme un « don » des hommes. Les formes que prennent cet échange sont par ailleurs très variées : il existe ainsi tout un « éventail de variations » selon les changements que peuvent subir les éléments essentiels du continuum, à savoir les types de services fournis, le service sexuel proprement dit, les formes (ou l’absence) de négociation, et les formes de compensation.

La prostitution n’apparait finalement que comme l’une des variantes de ces échanges, et sa particularité réside alors dans la relation de « transgression », de « rupture », de cet échange vis-à-vis des « règles de propriété sur la personne des femmes » : pour le dire avec Gail Pheterson, également régulièrement citée au fil des contributions de L’Echange économico-sexuel, « ôtez le stigmate de l’échange économico-sexuel, et la prostitution disparait ». Il en ressort qu’en fonction des contextes, la catégorie de « prostitution » n’est pas « automatiquement signifiante », notamment parce qu’elle présuppose une division entre sexualité gratuite et payante, division qui ne saurait rendre compte de la diversité des formes d’échanges.

Au contraire, il est difficile d’établir une frontière fixe entre la prostitution et d’autres formes d’échanges économico-sexuels, parmi lesquels, pour ne citer que quelques uns de ceux étudiés dans L’Echange économico-sexuel, la sexualité pré-maritale (Castro), transactionnelle (Fouquet), monétarisée (Grange Omokaro), le « mariage par correspondance » (Ricordeau), de ce que l’on appelle « amours de vacances » lorsque les individus sont « supposés de même culture et de même statut socioéconomique » et « tourisme sexuel » lorsque l’on peut y repérer un « rapport de type prostitutionnel » (Cauvin Verner), ou encore des pratiques des « Miss Visa », ces femmes bénéficiant de papiers, épousées par des hommes qui n’en ont pas (Fatiha Majdoubi). D’ailleurs, si ces catégories sont utiles à l’analyse sociologique, c’est surtout parce qu’elles permettent de mettre en lumière que loin de pouvoir être réductibles à l’une d’elles, les femmes qui participent à de tels échanges ont plutôt tendance, à se déplacer de pratique en pratique dans un « jeu avec les identités et le stigmate » (Fouquet), un jeu au cours duquel la « prostitution » elle-même est difficilement réductible à sa forme canonique (la passe), mais peut inclure d’autres pratiques telles que le vol (Absi).

Si ces pratiques sont plus que courantes – ou plus couramment étudiées – dans les populations non-occidentales, il ne s’agit cependant pas d’en conclure qu’elles engageraient alors moins de sentiments qu’en Occident (Castro). La relation commerciale n’exclut en effet pas l’investissement affectif (Salomon), au contraire, l’échange matériel peut lui-même participer de la production d’affects (Castro) ; Corinne Cauvin Verner parle ainsi d’un continuum entre sexualité, argent et sentiments, que l’on peut également identifier dans les « mariage par correspondance » qui, selon Gwenola Ricordeau, loin d’être réductibles à des mariages « dont le but serait l’émigration », relèvent d’une économie plus complexe de désirs et de motivations. Ces précisions plusieurs fois répétées nous invitent à nous méfier du regard occidental qui, lorsqu’il aborde les sexualités en Afrique, fait de la sexualité à la fois une cible et un prisme d’observation (Castro).

Si l’étude des transactions sexuelles, qui émergea notamment dans un contexte d’épidémie du VIH et d’études féministes africanistes, s’intéresse en particulier à la réalisation et à la multiplication des relations sexuelles, des forces y concourant (Castro), la théorie de Paola Tabet permet quant à elle de définir plus précisément l’échange économico-sexuel comme étant à la charnière des rapports sociaux de sexe. Mais si la « banalité » de l’échange économico-sexuel est à comprendre comme un produit de la domination masculine, comment analyser alors l’existence de transactions sexuelles dans des relations qui se structurent autour de rapports sociaux autres que ceux de sexe ?

Un continuum sujet à des ruptures ?

Plusieurs des contributions de L’échange économico-sexuel rendent compte de situations pour lesquelles l’intégration au continuum mise en lumière par Paola Tabet pose question. Des relations prostitutionnelles entre hommes aux relations hétérosexuelles entre femmes blanches et hommes non-blancs, en passant par les relations dont les acteurs et actrices tendent à éloigner toute possibilité d’échange économique, comment la théorie de Paola Tabet peut-elle nous aider à comprendre ce qui est en jeu dans ces relations ? éclairer ces transactions ?

Avec sa contribution sur « l’économie des plaisirs et des échanges ”sexuels” entre hommes au Maroc », Gianfranco Rebucini montre que si les conditions économiques déterminent le recours de certains hommes à des relations tarifées avec d’autres hommes, et qu’en cela leur situation est assez semblable à celle des femmes, ce n’est pas seulement leur position de pouvoir par rapport aux femmes qui est déterminante pour l’analyse du fonctionnement de l’échange économico-sexuel à l’intérieur de ces relations, mais leur « position relative à l’intérieur du champ des masculinités ». Cette position se définit d’ailleurs bien moins par la fréquence ou l’exclusivité de ces pratiques que par l’appartenance de celles-ci à une masculinité hégémonique ou subalterne. Aussi, et comme nous l’avions noté plus haut au sujet des femmes, la participation à telle ou telle pratique relève souvent d’une stratégie temporaire, qui dans le cas des hommes étudiés par Rebucini, va pouvoir leur permettre de passer d’une masculinité subalterne à une masculinité hégémonique. Enfin, on notera que si les hommes peuvent donc également utiliser leurs corps à des fins de « production plaisir », cette utilisation s’inscrit, contrairement à celles des femmes, dans une dimension plus large de monopole, ainsi que de privilèges masculins, dont une liberté de circulation qui vient faciliter leur capacité à faire un tel usage de leur corps.

La question de la domination masculine devient cependant plus complexe lorsqu’il est question de rapports entre des femmes blanches et des hommes non-blancs, qu’il s’agisse des « jeunes blacks » qui agrémentent les soirées des « vieilles blanches » auxquelles s’est intéressée Christine Salomon ou des « hommes bleus » avec lesquels des touristes du Nord nouent des relations lors de leurs vacances dans le Sahara marocain (Cauvin Verner). Dans ces deux cas, les projections racistes de femmes blanches sur des hommes au « charme félin » ou possédant « une chaleur, une gentillesse, un contact » qu’elles estiment ne pas retrouver chez les hommes blancs, et une certaine clairvoyance de ces femmes sur la manière dont leur statut socioéconomique vis-à-vis de ces hommes peut leur permettre de nouer des relations malgré un âge qui les exclut du marché de la séduction, montre bien la « nécessité de ne pas autonomiser le genre par rapport aux autres rapports de domination » (Salomon). Comme le précise Cauvin Verner en conclusion, si l’attachement sentimental de ces femmes pour leurs amants peut les rendre vulnérables à une certaine dépendance vis-à-vis de ceux-ci, une dépendance qui les entraine à reproduire des rôles de genre auxquels elles cherchaient à échapper, cette dépendance reste bien plus émotionnelle que matérielle, de sorte qu’elles n’en gardent pas moins « le contrôle de la situation ».

Autre cas-limite, apparemment difficile à situer sur le continuum des échanges économico-sexuels, celui des relations telles que promues par les « communautés de la séduction », à travers la figure du « pick-up artist » ou « artiste de la drague », relations fondées sur le refus catégorique des hommes d’entrer dans un échange financier avec les femmes qu’ils draguent. Plus exactement, parce qu’ils considèrent que le féminisme aurait permis aux femmes d’accéder à une position supérieure à la leur notamment dans le champs de la séduction, même si leur supposée vénalité les pousse à continuer à jouer le jeu de la passivité, il s’agit alors pour eux de se constituer eux-mêmes comme « prix de l’échange » (Gourarier). Si le schéma ainsi promu semble rompre avec la logique de rétribution de la sexualité des femmes, il n’en reste pas moins qu’à travers la recherche de son effacement, l’économie reste bien prise en compte dans la construction de ces relations. De la même manière, c’est par l’absence de motivation d’ordre économique que cherchent à se définir les libertins et libertines étudié-e-s par Philippe Combessie : si l’imaginaire prostitutionnel peut être fortement activé lors de soirées libertines, il s’agira surtout, malgré ce décors, de se distinguer absolument de la « pute », quitte, en cas de désir de jouer le jeu jusqu’au bout, à reverser les gains ainsi acquis à une association.

Les exemples donnés ici d’hommes qui se prostituent avec d’autres hommes, de femmes ayant des relations avec des hommes plus pauvres qu’elles, ou volontairement dégagées de toute contrepartie financière, ne manqueraient certainement pas d’être convoqués par ceux, tels les pick up artists, pour qui la domination masculine n’est qu’une invention de féministes en mal de pouvoir sur eux. Pourtant, ces exemples nous montrent aussi que lorsque des hommes nouent des relations avec d’autres hommes ou avec des femmes qu’on pourrait presque assimiler à des « clientes », ces relations ne représentent pour eux qu’une activité commerciale parmi d’autres. Alors qu’ils naviguent entre différentes activités commerciales, c’est, comme nous l’avions vu plus haut, entre différentes relations affectives et sexuelles que naviguent les femmes. Car comme le note justement Mélanie Gourarier, la principale critique que l’on peut faire aux pick up artists – mis à part celle des incitations au viol pour lesquelles certains d’entre eux se sont récemment tristement rendus célèbres – est leur non prise en compte de l’asymétrie qui continue de structurer les relations hommes-femmes. Asymétrie, ou plutôt, asymétries au pluriel, si l’on prend en compte les autres rapports de domination qui structurent nos sociétés. Pour autant, il ne faudrait pas faire l’erreur de penser que ces asymétries pourraient s’équilibrer de manière à mutuellement s’annuler : quand bien même les femmes blanches peuvent tirer parti de leurs relations avec des hommes non-blancs, ou, comme c’est le cas des relations étudiées par Fatiha Majdoubi, des femmes non-blanches régularisées peuvent tirer parti de leur mariage avec des hommes qui cherchent à l’être, les bénéfices ainsi tirés de situations de domination ne permettent que rarement plus qu’une émancipation « ponctuelle » (Roux), sans que cette situation préalable ne soit en réalité ébranlée. En effet, si les modalités des échanges économico-sexuels évoluent, de même que ne sont pas universelles les « logiques d’assignation du stigmate » (Castro), ceux-ci continuent d’apparaitre comme une stratégie nécessaire face aux processus d’expropriation sur lesquels se fondent ces dominations.

Possibilités d’émancipation face à l’arnaque économico-sexuelle.

À travers les différentes contributions à L’échange économico-sexuel, une question semble revenir, celle du lien entre « subversion individuelle et ébranlement de l’oppression structurelle » (Absi), du continuum comme « logique transversale », comme « trame à l’intérieur de laquelle les acteurs agissent, ont des positionnements individuels et originaux » (Fouquet). En un mot, des possibilités d’émancipation, non plus seulement individuelles, mais collectives.

Julie Castro note que « dans la perspective de Paola Tabet, plus le service sexuel est dégagé de l’ ”amalgame matrimonial”, à savoir du travail domestique, et reproductif, du soutien psychique, de la sexualité, plus il est potentiellement émancipateur ». En d’autres termes, les échanges les plus porteurs d’émancipation seraient ceux qui contiennent un degré moindre d’appropriation des femmes. Mais pour Julie Castro, cette appréhension de l’émancipation, par le lien qu’elle établit entre propriété et émancipation, et la manière dont elle se centre sur l’individu, ne saurait achever des formes d’émancipation telles que celles qui ont pu être réalisées par « des luttes sociales en rapport avec le travail et sa division ». Par ailleurs, et toujours selon Julie Castro, la règle énoncée par Paola Tabet ne saurait être valable dans n’importe quel contexte : notamment, « le fait de jouer simultanément à plusieurs niveau du continuum permet en soi de dégager des marges d’actions significatives ». C’est également le constat de Thomas Fouquet, selon qui « le principe de la dépendance financière et matérielle féminine est en effet détourné et c’est souvent la multiplication des partenaires qui offre la marge d’autonomie nécessaire à l’inversion du rapport de domination ».

La question du détournement, de l’inversion des rapports de domination, de la subversion des normes sociales, se trouve par ailleurs éclairée par la prise en compte de la « dimension sexuée de l’argent » (Absi), ou de la « sexuation de la monnaie » (Guérin, cité par Grange Omokaro). Françoise Grange Omokaro note ainsi que l’argent gagné par les femmes va majoritairement être utilisé pour accroitre leur capital séduction et beauté : au-delà de l’émancipation, c’est aussi à une reproduction des rôles de genre que servent ces gains. De la même manière, les travailleuses du sexe interrogées par Pascale Absi sont fières de réinvestir l’argent gagné via les passes dans l’éducation de leurs enfants : si l’argent de la prostitution est sale, c’est moins parce qu’il est soutiré par le sexe que parce qu’il est soutiré à une économie légitime ; il s’agira alors de le re-moraliser en le réinjectant dans la sphère de la reproduction sociale.

C’est sur le constat d’une « grande arnaque » que Paola Tabet concluait son enquête sur l’échange économico-sexuel. Si les contributions de L’Echange économico-sexuel nous permettent de discuter cette thèse à la lumière de rapports de domination qui n’étaient pas vraiment pris en compte par Paola Tabet, le constat de « grande arnaque » semble cependant s’imposer de la même manière : arnaque, car dès lors que les femmes transgressent les normes censées régir les échanges économico-sexuels, alors la stigmatisation opère à la fois comme une punition à leur égard, et comme une menace à l’égard des autres femmes qui seraient tentées de faire de même. Arnaque, car, comme nous l’avons vu, les bénéfices individuels tirés des rapports de domination, s’ils peuvent permettre l’acquisition de marges de manœuvre, que ce soit dans le domaine économique ou affectif, n’ouvrent que rarement des opportunités autres que la participation à une reproduction sociale qui se nourrit des rapports de domination notamment de classe, de race, et de genre. Si cet ouvrage a relevé le défi de remettre en perspective la théorie matérialiste de Paola Tabet à la lumière de situations particulières qui permettent de nuancer celle-ci, de la discuter, de la préciser, si la question de l’émancipation est posée, les réponses en revanche font quelque peu défaut, notamment en termes de perspectives politiques. Ce n’est certes pas aux sciences sociales en tant que telles que ce rôle échoit : il s’agira donc plutôt désormais d’espérer que ces analyses, parce qu’elles nous invitent à la fois à redéfinir des concepts tels que la sexualité, le désir, la vénalité des relations, et à interroger leur fonction (politique), sauront éclairer, au moins sur ces sujets, les revendications de celles et ceux qui souhaitent, de bonne foi, lutter pour une société libérée des rapports marchands.

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