En une trentaine d’années, les écarts de rémunérations ont explosé. Alors qu’un grand dirigeant d’entreprise, pendant les Trente glorieuses, gagnait environ 35 fois le salaire moyen de ses employés, le rapport est au-jourd’hui de 1 à 300. Face à un tel constat, l’idée d’un revenu maximum fait son chemin dans le débat public. Passage en revue des arguments en sa faveur.
L’idée s’en impose peu à peu, lentement, trop lentement, sans doute, mais sûrement, au rythme du réveil de la conscience collective : un revenu maximum acceptable (RMA) est une nécessité pour retisser le lien social et engager des politiques écologiques et sociales. Faut-il l’appeler « autorisé », « admissible », « acceptable » ? Peu importe. Le principe est clair : une trop grande inégalité n’est pas acceptable. Gagner dix ou trente fois plus que les autres est peut-être admissible, gagner trois cent ou mille fois plus n’a simplement pas de sens. Et depuis que Patrick Viveret et son groupe de recherche sur la richesse a relancé l’idée du RMA au début des années 2000, il devient un objectif essentiel des politiques de changement.
Il nous faut d’abord montrer pourquoi le RMA est nécessaire du point de vue écologique. On le sait, l’augmentation des inégalités depuis une trentaine d’années constitue le caractère central de l’évolution récente du capitalisme. De nombreuses études documentent cette poussée des inégalités. L’une d’entre elles, conduite par deux économistes de Harvard et du Federal Reserve Board, est des plus parlantes. Carola Frydman et Raven E. Saks |1| ont comparé le rapport entre le salaire gagné par les trois premiers dirigeants des cinq cents plus grandes entreprises américaines et le salaire moyen de leurs employés. Cet indicateur de l’évolution des inégalités reste stable des années 1940, moment où commence l’observation, jusqu’aux années 1970 : les patrons des entreprises considérées gagnaient environ trente-cinq fois le salaire moyen de leurs employés. Puis se produit un décrochement à partir des années 1980, et le rapport monte de façon régulière jusqu’à atteindre plus de 300 dans les années 2000.
Ainsi, le capitalisme a connu un tournant majeur après ce que l’on a appelé les « Trente Glorieuses ». Durant cette période, l’enrichissement collectif permis par la hausse continue de la productivité était assez équitablement distribué entre capital et travail, si bien que les rapports d’inégalité demeuraient stables. À partir des années 1980, un ensemble de circonstances, qu’il n’est pas lieu d’analyser ici, a conduit à un décrochage de plus en plus prononcé entre les détenteurs du capital et la masse des citoyens |2|. La part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) a fortement reculé au profit des revenus du capital. La base de données économiques Ameco de la Commission européenne précise le phénomène : en France, par exemple, la part des salaires dans le PIB est passée d’une moyenne de 63 % dans les années 1960 et 1970 à 57 % dans les années 2000, soit une chute de 6 points.
L’oligarchie accumule donc revenus et patrimoine à un degré jamais vu depuis un siècle. Elle dépense sa richesse dans une consommation effrénée de yachts, d’avions privés, de résidences immenses, de bijoux, de montres, de voyages exotiques, d’un fatras clinquant de dilapidation somptuaire.
Pourquoi ce comportement est-il un moteur puissant de la crise écologique ? Pour le comprendre, il faut nous tourner vers le grand économiste Thorstein Veblen. Que disait Veblen ? Que la tendance à rivaliser est inhérente à la nature humaine. Nous avons tous une propension à nous comparer les uns aux autres, et cherchons à manifester par tel ou tel trait extérieur une petite supériorité, une différence symbolique par rapport aux personnes avec lesquelles nous vivons.
Veblen constatait ensuite qu’existent le plus souvent plusieurs classes au sein de la société. Chacune d’entre elles est régie par le principe de la rivalité ostentatoire. Et dans chacune, les individus prennent comme modèle le comportement en vigueur dans la couche sociale supérieure, dont le comportement lui indique ce qu’il est bien, chic, de faire. La couche sociale imitée prend elle-même exemple sur celle qui est située au-dessus d’elle dans l’échelle de la fortune, et ainsi de suite de bas en haut, si bien que la classe située au sommet définit le modèle culturel général de ce qui est prestigieux, de ce qui en impose aux autres.
Que se passe-t-il dans une société très inégalitaire ? Elle génère un gaspillage énorme, parce que la dilapidation matérielle de l’oligarchie – elle-même en proie à la compétition ostentatoire – sert d’exemple à toute la société. Chacun à son niveau, dans la limite de ses revenus, cherche à acquérir les biens et les signes les plus valorisés. Médias, publicité, films, feuilletons, magazines « people », sont les outils de diffusion du modèle culturel dominant.
Consommer moins pour répartir mieux
Comment alors l’oligarchie bloque-t-elle les évolutions nécessaires pour prévenir l’aggravation de la crise écologique ? Directement, bien sûr, par les puissants leviers –politiques, économiques et médiatiques- dont elle dispose et dont elle use afin de maintenir ses privilèges. Indirectement, et c’est aussi important, par ce modèle culturel de consommation qui imprègne toute la société et en définit la normalité.
Or, prévenir l’aggravation de la crise écologique, et même commencer à restaurer l’environnement, est dans le principe assez simple : il faut que l’humanité réduise son impact sur la biosphère. Y parvenir est également dans le principe assez simple : cela signifie réduire nos prélèvements de minerais, de bois, d’eau, d’or, de pétrole, etc., et réduire nos rejets de gaz à effet de serre, de déchets chimiques, de matières radioactives, d’emballages, etc. Autrement dit, réduire la consommation matérielle globale de nos sociétés.
Qui va réduire sa consommation matérielle ? Les 20 à 30 % de la population mondiale qui consomment près de 70 % des ressources tirées chaque année de la biosphère. C’est donc de ces 20 à 30 % que le changement doit venir, c’est-à-dire pour l’essentiel, des peuples d’Amérique du nord, d’Europe et du Japon, ainsi que des classes riches des pays émergents.
Mais au sein des sociétés surdéveloppées, ce n’est pas aux pauvres, aux salariés modestes que l’on va proposer de réduire la consommation matérielle et la consommation d’énergie. Ce ne sont pas non plus les seuls hyper-riches qui doivent opérer cette réduction : ils ne sont pas assez nombreux pour que cela change suffisamment l’impact écologique collectif. C’est en fait à l’ensemble des classes moyennes occidentales que doit être proposée la réduction de la consommation matérielle.
On voit ici que la question de l’inégalité est cruciale : les classes moyennes n’accepteront pas de diminuer leur consommation matérielle si le changement nécessaire n’est pas équitablement adopté. Recréer le sentiment de solidarité essentiel pour parvenir à cette réorientation radicale de notre culture suppose que soit entrepris un resserrement rigoureux des inégalités – ce qui, par ailleurs, transformerait le modèle culturel existant.
La proposition de baisse de la consommation matérielle est provocante au regard de l’idéologie dominante. Mais aujourd’hui, l’augmentation de la consommation matérielle globale n’améliore pas le bien-être collectif – au contraire, elle le dégrade. Une civilisation choisissant la réduction de la consommation matérielle verra par ailleurs s’ouvrir la porte d’autres politiques. Outillée par le transfert de richesses que permettra la réduction des inégalités, elle pourra stimuler les activités humaines socialement utiles et à faible impact écologique. Agriculture, éducation, culture, santé, transports, énergie, sont autant de domaines où les besoins sociaux sont grands et les possibilités de création d’emploi importantes. Il s’agit de renouveler l’économie par l’idée de l’utilité humaine plutôt que par l’obsession de la production matérielle, de favoriser le lien social plutôt que la satisfaction individuelle. Face à la crise écologique, il nous faut consommer moins pour répartir mieux, mieux vivre ensemble plutôt que de consommer seuls.
Résumons : en quoi la réduction forte de l’inégalité par le RMA est-elle socialement et écologiquement indispensable ?
Pour transformer le modèle culturel dominant nos sociétés ;
pour que les classes moyennes puissent accepter une réduction de la consommation matérielle et énergétique ;
Pour récupérer la part de la richesse collective pillée par l’oligarchie afin d’une part d’améliorer le sort des plus pauvres, et d’autre part de financer la reconversion d’une part de l’économie vers des activités créatrices d’emplois et fournissant des biens sociaux utiles et à faible impact écologique.
Combien, comment ?
La bonne nouvelle est que la nécessité du RMA commence à convaincre des cercles de plus en plus larges et pénètre enfin dans l’arène politique. Le RMA est inscrit au programme d’Europe Écologie depuis 2009, il a aussi été endossé par le Parti de gauche, qui a déposé une proposition de loi le 16 octobre 2009 visant au « rétablissement de la progressivité de l’impôt sur le revenu permettant de plafonner un revenu maximum ». Le Parti socialiste a de son côté accepté une version atténuée du RMA, en déposant en octobre 2009 une proposition de loi sur le salaire maximum. Le Pôle écologique du Parti socialiste va plus loin et est clairement partisan du RMA, mais sans avoir encore convaincu son parti.
À quel niveau fixer le revenu maximum ? Le mouvement Utopia envisage une fourchette de un à dix entre revenu maximum et revenu minimum, le Parti de gauche va de un à vingt, le collectif Sauvons les riches de un à trente, la députée d’Europe Écologie Karima Delli a inscrit un écart de un à quarante dans sa proposition au Parlement européen. Il n’y a pas de chiffre magique : c’est la délibération démocratique qui devrait en décider.
Sachant que le salaire moyen pour une personne en France est de l’ordre de 1 500 euros par mois, on voit qu’une échelle de un à dix écrêterait les revenus supérieurs à 15 000 euros, qu’une échelle de un à quarante affecterait les revenus dépassant 60 000 euros par mois. Ce chiffre est très proche du seuil de revenu –57 000 euros- à partir duquel on fait partie en France des 0,1 % des personnes les plus riches en France, selon l’Insee.
Il va de soi que le RMA ne doit pas concerner le seul salaire, mais l’ensemble de ses annexes -primes, stock-options, retraites dorées– et les revenus du capital.
Comment procéder ? Par l’impôt. Comme le rappelle l’économiste Jean Gadrey, la limitation des revenus a été instaurée aux États-Unis à partir de 1942 par l’imposition d’un très fort taux de prélèvement sur la tranche de revenus dépassant un certain seuil : « Roosevelt a mis en place une fiscalité sur le revenu avec un taux d’imposition de 88 % pour la tranche la plus élevée, puis 94 % en 1944-1945. De 1951 à 1964, la tranche supérieure à 400 000 dollars actuels a été imposée à 91 %, puis autour de 70-75 % jusqu’en 1981. » Ce type d’imposition s’est pratiquée dans tous les pays occidentaux jusque dans les années 1980. Il ne s’agit en somme que de revenir à une situation antérieure plus équilibrée.
Cependant, deux points importants sont à souligner. D’une part, cette démarche doit être menée internationalement, l’échelon européen paraissant essentiel. Si aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, dans d’autres pays, l’idée du RMA progresse comme en France, il faut pousser les feux dans chaque pays comme au niveau du Parlement européen pour parvenir à une forme de norme continentale qui, d’ailleurs, serait exemplaire au niveau mondial.
D’autre part, le RMA n’est pas une arme magique : elle doit bien s’inscrire dans une logique de refonte globale de la fiscalité, incluant notamment une lutte déterminée contre les paradis fiscaux et une maîtrise publique des circuits financiers. Mais le RMA, facilement compris par tout le monde et d’une évidente justice, pourrait être l’étendard le plus visible de cette indispensable réforme fiscale.
Un imaginaire positif
Une dimension moins technique ne saurait être oubliée. En octobre 2009, j’avais été frappé que, alors que le Parti de gauche et le Parti socialiste publiaient leurs propositions de RMA ou de salaire maximum, cette information était quasiment ignorée par la presse. Certes, on pouvait expliquer cette censure par le fait que les médias sont très largement sous le contrôle de l’oligarchie, qui ne veut évidemment pas que ce sujet vienne sur la place publique. Mais il fallait reconnaître aussi que les politiques eux-mêmes n’insistent pas beaucoup sur le sujet : s’ils le mettent dans un coin de leur programme, peu le considèrent comme un enjeu véritable.
Pour comprendre cette situation, j’ai parlé avec Patrick Viveret, un de ceux qui ont lancé l’idée du RMA, pour mieux comprendre. « Les politiques mettent le revenu maximum en évidence, c’est nouveau, mais ils y vont à reculons, dit-il. Dans une société où le seul imaginaire est l’imaginaire de l’avoir, le RMA est perçu comme une restriction de la liberté. Pour convaincre de son utilité, il faut une vraie campagne : d’abord montrer que le revenu est déjà plafonné pour l’immense majorité de la population. Et surtout, travailler l’imaginaire positif, tel que celui de la sobriété heureuse, du bien-vivre. Cela va à l’encontre de tout l’économisme dominant : il propose une compensation au mal-être par la consommation, il apporte la consolation par la publicité. »
« Mais, poursuit Patrick Viveret, ce registre est bouché : la consommation devient écologiquement insupportable. Alors, les logiques dominantes remplacent peu à peu le registre compensateur-consolateur par un registre autoritaire. Si la voie compensatrice-consolatrice n’est plus possible et qu’on refuse la voie autoritaire, il faut travailler sur la démocratie et sur la sobriété heureuse. »
Être plus heureux en ayant moins, certes. Mais surtout en rêvant autrement. Comme toute mesure politique, le RMA n’a de sens que s’il s’inscrit dans une autre culture du bien-être et du bonheur collectif.
|1| C. FRYDMAN & R. E. SAKS, « Executive Compensation : A New View from a Long-Run Perspective, 1936-2005 », Finance and Economics Discussion Series 2007-35, Board of Governors of the Federal Reserve System, Washington, 2007.
|2| Voir H. KEMPF, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Seuil, Paris, 2009.