FABRIQUE DES IDEES—Véritable coup de force symbolique, le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet dernier enferme l’Afrique dans les clichés coloniaux et insulte son rapport au monde. 7 août 2007.

« Il n’y a presque jamais de discours sur l’Afrique pour elle-même. Dans le principe même de sa constitution, dans son langage et dans ses finalités, l’énoncé sur l’Afrique est toujours le prétexte à un propos sur quelque chose d’autre, quelque autre lieu, d’autre gens. Plus précisément, l’Afrique est cette médiation grâce à laquelle l’Occident accède à son propre inconscient et rend publiquement compte de sa subjectivité. (…) Ce diagnostic peut surprendre par sa sévérité. C’est oublier que persiste encore, presque partout, le préjugé beaucoup trop simpliste et trop étroit selon lequel les formations sociales africaines relèveraient d’une catégorie spécifique, celle des sociétés simples ou encore des sociétés de la tradition. Qu’un tel préjugé ait été vidé de toute substance par la critique récente semble ne rien y changer : le cadavre s’obstine à se relever après chaque enterrement et, bon an mal an, le discours vulgaire et une part importante des travaux prétendument savants restent largement tributaires de ce présupposé » |1| (Achille Mbembe).

« Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause ». On ne saurait mieux dire ! Cette phrase, extraite du discours de M. Sarkozy adressé à la jeunesse africaine |2| est sans doute la plus pertinente. Partant de ce constat, il est légitime de s’interroger sur le mythe de l’Afrique que construit Nicolas Sarkozy pour les besoins de sa cause.
Annoncé comme un moment de « rupture » très attendu, rarement discours n’aura été autant à côté de la plaque. « Fraîchement accueilli », « applaudissements à peine polis », rapportent les reporters de grands quotidiens français ayant assisté à l’événement. C’est que les amateurs de rupture en ont été pour leur frais, entendant une intervention dont l’arrogance le dispute à l’ignorance.

Le discours est étonnant, tant dans la forme que dans les thèmes choisis. Au lieu des propositions attendues sur le nouveau format des relations France-Afrique, le public a eu le droit à un long monologue se voulant historico-philosophique sur ce que seraient l’Afrique et ses problèmes. Le ton et la forme lyrique de cette adresse, tout en hyperbole pour conter les « malheurs » comme la « magie » du continent, s’inscrivent dans une longue tradition d’arrogance et de monologue français sur l’Afrique. Le contenu est à l’avenant. En résumé, l’Afrique serait figée dans la répétition du même, sans histoire, incapable d’universalisme et imperméable au reste du monde. L’archétype de « l’homme africain » (sic) qu’il construit de toutes pièces, serait ainsi l’antithèse même de toute idée de « rupture » que M. Sarkozy prétend incarner. On peut trouver sévère le diagnostic de l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe cité en exergue. Mais le discours de M. Sarkozy est bien un modèle du genre de ces « discours vulgaires », sourds à l’évolution des connaissances et des idées. Et même plus grave encore, car sanctionné par l’autorité d’un chef d’Etat de la République française.

La prise de parole

« Le défi de l’Afrique, c’est d’apprendre ». Cette sommation apparaît deux fois dans le texte, et en dit long sur la distribution des rôles entre la France et l’Afrique selon M. Sarkozy. Quoiqu’il s’en défende, il veut administrer une leçon et faire la morale. « Ce que veut l’Afrique (…) ce n’est pas que l’on pense à sa place » avait-il pourtant prévenu. Le discours relève cependant de l’exercice inverse : « tu crois que », « ce que tu veux, c’est », « ce que tu ne veux pas, c’est »… Le ton est présomptueux et paternaliste : « Le drame de l’Afrique, c’est », « Le problème de l’Afrique c’est », « L’Afrique doit »… s’adressant à la jeunesse africaine, la parole présidentielle prend la forme d’une injonction, éminemment coloniale : « ne cède pas à », « ne te coupe pas de », « ne te laisse pas », « n’écoute pas », « tu dois », « tu n’a pas besoin de ».

En clair, M. Sarkozy dit à la jeunesse du continent ce qu’elle doit faire de son passé, de son présent et de son avenir, lui enseigne comment elle doit voir le monde, la France, et elle-même ! Il y a là un problème de fond : l’appropriation du constat de la situation du continent et la formulation des remèdes appartient en premier lieu aux Africains, sans quoi on ne sort pas du malentendu colonial. Ce ton est symptomatique de l’incapacité à écouter. Où le président Sarkozy a-t-il rencontré la jeunesse africaine pour se prétendre oracle de ses aspirations et porte-parole de ses intérêts ? Le coup de force symbolique est frappant, quand on sait que rarement président français aura fédéré contre lui autant d’animosité au sein des jeunesses africaines, et d’origines africaines.

Ainsi le président français vient-il chez ses hôtes leur expliquer quels sont leurs problèmes et leur donner la marche à suivre. Imagine-t-on un seul instant que M. Sarkozy se rende en Chine, en Inde ou aux Etats-Unis et qu’au lieu de parler des relations de la France avec ces pays, il prétende tirer à leur place les leçons de leur histoire, faire la liste de leurs fautes et de leurs charmes, leur dire ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire, ce qu’il aurait fallu faire et ce qu’il aurait fallu ne pas faire ? Ce genre de discours serait proprement impensable dans les pays de l’Afrique anglophone. Plus épatante encore est la généralisation du discours : M. Sarkozy prétend parler de « l’Afrique » et des « Africains ». S’il reconnaît en une phrase la diversité du continent, c’est pour ensuite gloser sur son ensemble, pris comme essence. Imagine-t-on le président français se rendant au Vietnam et s’adresser à « l’Asie » et aux « Asiatiques », aller au Chili et s’adresser à « l’Amérique Latine » et aux « Latinos » ?

En somme M. Sarkozy ne semble pas s’être libéré du complexe colonial qu’il décrit pourtant si bien. Les colonisateurs ont fauté, nous dit-il, car « ils ont dit à tes pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils devaient croire, ce qu’ils devaient faire ». C’est sans doute ce qui autorise M. Sarkozy à dire aux fils ce qu’ils doivent penser, ce qu’ils doivent croire et ce qu’ils doivent faire…

Négrologie surannée

Ce qui a sans doute le plus surpris le public dans le discours de M. Sarkozy, c’est cette obsession étonnante, voire cette délectation suspecte, à présenter les arguments d’époque sur, comme on disait, « l’infériorité des nègres » ou la « mentalité primitive ». On s’étonne qu’il glose quatre fois sur le sujet, tant cela revient à enfoncer des portes déjà ouvertes… Il s’oppose ainsi courageusement à « ceux qui jugent la culture africaine arriérée, ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants ». La complaisance à présenter des arguments qu’on réfute avec évidence est pour le moins étrange. Est-ce le signe que l’auteur des propos a du faire un long chemin sur lui-même, qu’il a encore besoin de se convaincre de ce qu’il dit ? Au fil de l’intervention, cela devient même franchement surréaliste : « L’homme africain est aussi logique et raisonnable que l’homme européen ». Ah bon merci, on ne savait pas ! « Le drame de l’Afrique n’est pas dans une prétendue infériorité de son art ou de sa pensée ou de sa culture (…) |il| ne vient pas de ce que l’âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison ». Là encore, merci bien, quelle découverte ! « Je suis venu te dire que tu n’as pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu’elles ne te tirent pas vers le bas mais vers le haut ». Merci, y’a bon !

Cette rhétorique nous ramène des décennies en arrière. Quel beau pari de modernité ! On se croirait à une conférence des années 1930 aux débuts du mouvement de la négritude où il fallait prouver que l’Afrique avait quelque chose à prouver. Singulier retard que voilà, en 2007, sur l’évolution du monde et des idées.

Ethnologie de l’immobile

« Le mythe et la fable seraient ce qui, ici, dirait l’ordre et le temps. L’invocation du temps des commencements suffirait. Empêtrées dans une relation de pure immédiateté au monde et à elles-mêmes, de telles sociétés seraient incapables d’énoncer l’universel (…). Le temps, « toujours déjà-là », « depuis toujours », y serait stationnaire. D’où l’importance de la répétition et des cycles, et la place centrale qu’occuperaient, dans la vie effective, les procédures de l’enchantement et de la divination, ainsi que les stratégies d’accoutumance, par opposition à celles de la rupture. L’idée même de progrès viendrait s’y désintégrer. (…) En lieu et place de l’individu, on aurait des entités captives des signes magiques, au sein d’un univers enchanté et féerique où la puissance d’invocation remplacerait la puissance de production, et où le merveilleux, la fantaisie et le caprice cohabiteraient non seulement avec la possibilité du malheur, mais avec son actualité » |3| (Achille Mbembe).

Cette même ringardise intellectuelle se retrouve dans la description qui nous est faite de l’Afrique, tout en généralisation et essentialisation. Curieux choix que de s’adresser à l’élite africaine (étudiants), dans une ville de plus de deux millions d’habitants, cosmopolite à souhait, pour parler de « l’homme africain » (sic), réduit au type du paysan fermé à l’idée de progrès. Cette description de « l’homme africain » est en fait une recherche de l’origine des « malheurs » de l’Afrique, et M. Sarkozy l’a identifié pour nous : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons (…) ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais il reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance. Jamais il ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Le problème de l’Afrique est là ».

Rien de neuf depuis Hegel et sa Raison dans l’histoire (1830), pour qui l’Afrique, siège de la barbarie, des forces de la nature, et continent de l’immobile, ne faisait pas partie de l’histoire universelle. « Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. (…). Elle |l’Afrique| n’a donc pas, à proprement parler, une histoire… Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle » |4| ; « L’Afrique, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance, qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit |5| ». Le président Sarkozy fait donc sienne la vision ancienne, et discréditée depuis longtemps, de l’Afrique comme continent des « naturels ». Ce continent serait, par excellence, celui du merveilleux et du magique, celui des « cultes à mystères ». D’où la célébration des poèmes décrivant l’Afrique comme une terre peuplée d’« êtres fabuleux qui gardent les fontaines, chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres ». Certes, le continent connaît, comme tous les autres, ses mythes et légendes. Mais qu’y aurait-il de si particulier en Afrique pour justifier qu’on s’y appesantisse à ce point ? Pourquoi cette omniprésence du champ lexical de l’ancestralité, de la nuit, de l’immobilité, décrivant un continent à la fois enfant et ancestral : « jadis », « du fond des âges », « village », « ancêtres », « ancestral », « nuit », « depuis des millénaires », « éternel recommencement », « la répétition sans fin », « tout recommence toujours », « la nature commande tout », « immobile », « ordre immuable », « écrit d’avance », « éternel présent », « se répète », de « siècles en siècles » « aube des temps », « nuits des temps ». Certes, « chaque peuple a connu ce temps de l’éternel présent » nous dit-il, mais pour mieux souligner que l’Afrique elle, y serait restée !

Cette reprise des clichés ridicules sur le continent ne peut s’expliquer que par la grande ignorance de M. Sarkozy.. On ne peut que lui souhaiter de consulter les innombrables ouvrages d’histoire du continent, il y trouvera tout ce qu’il faut de variations régionales, de temporalités différentes, de ruptures et de continuité, de sociétés organisés et d’Etats, d’innovations sociales et politiques, de branchements avec le reste du monde, qui n’ont pas attendu le colonisateur pour se manifester. Bref, comme toutes les régions du monde, le continent a une historicité que M. Sarkozy gagnerait à connaître. Peut-être, puisqu’il était à l’université de Dakar, aurait-t-on du lui suggérer d’assister à quelques cours d’histoire dans cet établissement avant de prononcer sa leçon magistrale. Car la France ne peut plus se payer le luxe, et le ridicule, d’analyser l’Afrique du XXIème siècle avec les outils intellectuels du XIXème.

Croit-il, par ailleurs, que le « paysan africain » (sic) refuse la pompe électrique, le téléphone portable, la connexion internet, l’école pour ses enfants ? Sait-il que le paysan se fait vendeur, boutiquier, chauffeur, migrant, qu’il regarde les matchs de la Coupe de la ligue, suit les courses hippiques de Longchamp dans les journaux, que ses enfants ou petits-enfants lui téléphonent de Dubaï, Shanghai, Barcelone, Milan ou New York ? « Le paysan africain », voilà ce que le moderne Sarkozy retient de l’Afrique, au lieu de s’intéresser à ses ingénieurs, ses entreprises, ses chercheurs, ses cyber-cafés, ses ateliers, ses associations, bref les talents contemporains, qui certes font souvent face à des coupures d’eau ou de courant intempestives, mais qui ne se découragent pas, et sont nullement prisonnier d’une quelconque « tradition ». Pour eux, pas un mot de M. Sarkozy, qui, tout à ses stéréotypes, ne doit tout simplement pas les voir. A défaut d’avoir convaincu quiconque que l’Afrique serait le continent de l’éternel retour, le discours du président Sarkozy a au moins confirmé l’éternel retour des clichés sur l’Afrique.

L’Afrique dans les têtes

Dans son discours, l’Afrique est enfermée dans une « mentalité africaine » (sic) ou une « âme africaine » (re-sic), objet de tous les fantasmes. Qu’est ce que la « mentalité africaine », si ce n’est un artefact créé par le discours pour tenter de résumer un continent et ses centaines de millions d’habitants à un archétype, le paysan prisonnier de « coutumes » et des « traditions ». Les sociétés africaines, comme toutes sociétés ont des pratiques sociales transmises à travers les générations. Mais elles n’ont jamais eu le caractère figé que M. Sarkozy leur attribue. Ne sait–il pas que toute tradition a été une invention ? Ce discours essentialiste sur l’Afrique crée de toute pièce une dichotomie simpliste entre modernité et tradition, rupture et répétition, et se piège lui-même. Paradoxe d’un propos, victime du stéréotype et empêtré dans l’illusion de la tradition qu’il prétend combattre : il fabrique ainsi de toute pièces une identité africaine figée mais complètement imaginaire, pour ensuite se plaindre qu’elle est figée, et mieux l’opposer au mouvement, qui viendrait d’ailleurs. Ceci pour tenter d’accréditer l’idée que l’identité africaine serait un frein au développement et à l’entrée du continent dans l’histoire.

Cela revient à s’enfermer dans une impasse, soi-même et son interlocuteur : si c’est votre essence, votre identité même qui est cause de tous vos malheurs, que reste-il alors, si ce n’est le suicide |6| ? A nul moment, dans cet exercice, le péremptoire négrologue ne se demande ce que lesdits Africains pensent de leur soi-disant tradition immuable, si ce qu’il construit comme vérité du continent n’est autre chose que le fruit de ses propres stéréotypes. Tout l’argumentaire repose sur la prémisse bien fragile et indéfendable d’une Afrique « ancestrale » et d’une identité soi-disant irréductible au reste du monde. « L’Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre qu’ils avaient partagé la même enfance. Elle en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin de croire plutôt que de comprendre, de ressentir plutôt que de raisonner (…) ». C’est là de la paraphrase du plus mauvais Senghor |7| , qui cantonne les habitants d’un continent dans le monde des sens et de la foi, de l’émotion, de l’enfance et de la féminité selon les stéréotypes d’époque, tandis que la raison serait la spécialité du reste du monde, et singulièrement de l’Occident |8| .

En effet, cette présentation de l’Afrique vise aussi à se rassurer soi même, comme le souligne Achille Mbembe, à la suite de Valentin Mudimbe |9| : « l’Afrique en tant qu’idée et en tant que concept a historiquement servi et continue de servir d’argument polémique à l’Occident dans sa rage à marquer sa différence contre le reste du monde. A plusieurs égards, elle constitue encore l’antithèse sur fond duquel l’Occident se représente l’origine de ses propres normes, élabore une image de lui-même et l’intègre dans un ensemble d’autre signifiants dont elle se sert pour dire ce qu’il suppose être son identité |10| ».

Ainsi décrite |11| , qu’est-ce que l’Afrique peut apporter au monde ? « La mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine » nous dit M. Sarkozy. Jusque dans ses arts, ajoute-t-il, l’Afrique rappellerait l’enfance de l’Occident… Ainsi décrite, l’Afrique ne se suffit pas à elle-même, il lui faut quelque chose pour combler son « manque », lui forcer l’ouverture au monde, la rendre adulte, la sortir du cœur des ténèbres. C’est là une réhabilitation implicite de la colonisation, et l’on voit les accointances entre le discours naturaliste et essentialiste sur l’Afrique et celui qui souligne le rôle positif de la colonisation |12| . M. Sarkozy feint-il d’ignorer que le discours qu’il véhicule est le même que celui qui a servi à légitimer l’entreprise de conquête coloniale ? Visiblement, il n’a toujours pas su s’extraire de la gangue de la « mission civilisatrice ».

Sarkolonisation

Bien qu’il ne cesse de répéter vouloir en finir avec ce passé, le thème de la colonisation est omniprésent dans le discours de M. Sarkozy. Si on s’en étonne, c’est qu’on avait mal compris. Cette injonction à en finir ne vaut que pour les autres, pas pour lui. Lui s’arroge le droit de venir asséner ses vérités sur la question, sans dialogue, avant de clore le débat définitivement.

M. Sarkozy ne dit pas que la colonisation a consisté à « apporter la civilisation aux sauvages », comme le fait Alain Finkielkraut. Il reconnaît du bout des lèvres des « fautes » et des « excès ». Mais en voulant jouer à l’équilibriste et faire la part du positif et du négatif, cela laisse la fâcheuse impression que les crimes et les fautes sont compensés par les routes et les ponts. « Il a pris mais il a aussi donné ». Serait-il légitime de prendre si l’on donne ? Un village détruit est il compensé par une route construite ? Des massacres sont ils compensées par l’ouverture d’un dispensaire ?
Au lieu de s’enfermer dans un débat in abstracto, fumeux et sans fin, sur le positif et le négatif |13| , M. Sarkozy n’aurait-il pas mieux fait de s’interroger sur la prétention ridicule qu’il y a pour l’ancien colonisateur à vouloir imposer le signe du bilan ? Le seul pays au monde qui s’est donné le ridicule de voter une loi pour proclamer le rôle positif de son impérialisme doit-il aggraver son cas en tentant de vendre cette vision positive au reste du monde ? Une mémoire partagée sur la colonisation est sans doute nécessaire, mais certainement pas dans les termes dictés par l’une des parties.

La mémoire de l’esclavage connaît le même sort. L’esclavage est certes reconnu comme crime, mais à condition de reconnaître que « ce sont des Africains qui ont vendu aux négriers d’autres Africains », comme si cette évidence changeait quoi que ce soit. En faisant la liste des fautes de l’Afrique, M. Sarkozy laisse la détestable impression que ce qui est banni à domicile (la fameuse « repentance ») serait une obligation pour les autres. Lui a le droit de critiquer et de faire le procès de l’Afrique prise dans sa globalité, mais que ses interlocuteurs ne s’avisent surtout pas de le faire à la France, ce serait la forcer à la repentance et lui manquer de respect |14| . La France de Sarkozy se veut juge et partie, les autres n’ont qu’à se taire. Là encore, la parole doit être sienne, ou nulle.

Haine et culpabilité

Mais le principal péché des colonisateurs, selon Sarkozy, est le suivant : « Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu difficile l’ouverture aux autres, l’échange, le partage ». Soit. Franz Fanon, Albert Memmi et Jean-Paul Sartre ont écrit des pages fameuses sur le sujet, mais dans un tout autre ton |15| . Le président Sarkozy préfère s’appesantir sur les souffrances et l’amertume silencieuse des anciens colons mis en contraste avec la haine et le désir de vengeance qui habiterait les anciens colonisés |16| . On voit donc à qui incombe paradoxalement la responsabilité première de l’échange infructueux : à l’ancien colonisé, qui ne nourrit que de la haine pour l’ancien colonisateur, qui lui, en revanche, n’était qu’ « amour » et « sincérité ». Plus loin dans le discours, la supposée haine née de l’interaction coloniale, devient même une caractéristique de l’Afrique contemporaine, une haine entre Africains : « Tu veux mettre fin au cycle infernal de la vengeance et de la haine ? ». Le motif de la haine et de la culpabilisation forcée que les Africains feraient subir à l’Occident et à la France en particulier, est dans la droite ligne des propos d’Alain Finkielkraut ou de Stephen Smith sur le « racisme anti-blanc » |17| . A croire que le président, comme ces derniers, ne rencontre que des Africains pleurnichards et vindicatifs.

Mais cette question renvoie plus à un débat franco-français qu’à l’Afrique proprement dit |18| . Ce que semble ignorer le président Sarkozy, c’est que pour les jeunes générations présentes en Afrique, la colonisation n’est ni une obsession, ni même un sujet de débat. Ce qui fait débat et suscite de nombreux sentiments anti-français sur le continent, c’est bien la politique contemporaine de la France en Afrique |19| . Si les ambassades de France à Lomé ou N’djamena sont à ce point honnies, cela n’a pas grand-chose à voir avec la France coloniale, mais tout à voir avec le soutien à bout de bras, envers et contre tout, de ces institutions au régime en place et de ce qu’elles ont signifié depuis les indépendances.

En faisant l’impasse complète sur la période post-coloniale et dans le déni des politiques menées par Paris dans son pré carré depuis les années 1960, le président Sarkozy se prive des moyens d’intelligibilité des sentiments des jeunesses d’Afrique à l’égard de la France, fortement ambivalents au demeurant. Fondamentalement, Sarkozy et Guaino restent prisonniers de l’image qu’ils se sont construits de l’Africain obsédé par la colonisation. Ce qui explique sans doute la place disproportionnée qu’occupe ce thème dans un discours adressé à la jeunesse, qui attendait qu’on lui parle d’enseignement supérieur, d’investissements, de mobilité, d’opportunité d’échanges et certainement pas qu’on lui refasse l’histoire de la colonisation pour l’accuser d’ailleurs de n’en tirer que haine et rancune |20| . Un mystère demeure : pourquoi Sarkozy ne s’est-il pas appliqué à lui-même son invite à la jeunesse africaine à ne pas « ressasser le passé » ?

Une question d’héritages

Croyant sans doute faire œuvre novatrice, le président français, nous dit même ce qu’il convient de faire ce de passé. Le dépasser, pour inventer l’avenir. « Le problème de l’Afrique, ce n’est pas de s’inventer un passé plus ou moins mythique pour s’aider à supporter le présent mais de s’inventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres ». Qui n’est pas d’accord ? Ce qui pose problème, c’est là encore : qui parle ? D’où parle-t-il ? Qui est M. Sarkozy pour décréter ce que le continent doit faire de son passé ? Faut-il théoriser l’ingérence mémorielle ? Outre que la jeune génération a déjà réglé cette question, et qu’elle n’a pas leçon à recevoir à ce sujet d’un président français, tout peuple a le droit de s’inventer un passé et de se raconter des histoires. La France, comme toutes les nations européennes, n’a pas fait autre chose dans la constitution de son nationalisme et de son histoire nationale, si chers à M. Sarkozy. Ceci n’empêche aucunement de préparer l’avenir et de soumettre ces mythes nationalistes à la critique des historiens, mais certainement pas des chefs d’Etats des autres pays. La déconstruction des idéologies de l’âge d’or et des passés recomposés de l’Afrique a été largement opérée par des chercheurs tant africains qu’occidentaux. Si l’exercice plaît tant à M. Sarkozy, que n’encourage-t-il le travail de révision critique des mythologies nationalistes de la France, et notamment sa mythologie coloniale qu’il véhicule encore ? Enfin, faut-il, comme le serpent qui se mord la queue, conjurer la jeunesse de rejeter l’image de l’Afrique, toute de traditions et d’immobilité, qu’il a lui-même brossée : « N’écoute pas, jeunesse d’Afrique, ceux qui veulent faire sortir l’Afrique de l’histoire au nom de la tradition parce qu’une Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la servitude ».

La focalisation du propos sur la colonisation conduit le président français à exagérer un supposé problème d’identité dont seraient victimes la jeunesse d’Afrique, prise entre deux héritages difficilement conciliables : « il y a en toi deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l’Afrique et celle de l’Europe. » Le procédé est classique : exagérer l’opposition qu’il y aurait entre deux cultures réifiées (l’occidentale et l’africaine), pour ensuite affirmer que leur conciliation est difficile, bien que souhaitable. De cette « aventure ambiguë », Samba Diallo en sait quelque chose |21| . Mais le débat tel qu’il se posait dans les années 1950, se pose-t-il de la même façon en 2007 ? S’adresser à la jeunesse en ces termes, c’est avoir un train de retard, c’est prêcher pour une synthèse culturelle qu’elle vit au quotidien, un métissage qu’elle a adopté depuis fort longtemps et qui n’a pas attendu les bons conseils de M. Sarkozy pour s’exprimer.

L’Afrique dans le monde

A écouter M. Sarkozy, l’Afrique n’est pas dans le temps mondial. Renvoyée à une altérité radicale vis-à-vis du reste du monde, elle est ensuite sommée de s’ouvrir à lui et d’apprendre : « la Renaissance de l’Afrique commencera en apprenant à la jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le refuser ». On se demande bien où le président français est allé chercher ce présupposé idiot selon lequel la jeunesse africaine refuserait de vivre avec le monde et aurait besoin d’un tuteur pour l’introduire ? Les jeunes du continent sont des acteurs de premier plan de la globalisation à l’œuvre, ils comptent parmi les premiers accoucheurs de la civilisation de l’universel par leurs migrations, leur cosmopolitisme, leurs aller et retours entre les continents. Les grandes métropoles du continent vivent au rythme des pulsations du monde |22| . Sa jeunesse ne demande qu’à « s’élancer vers l’avenir ». On compte sur M. Sarkozy pour ne pas l’entraver dans ses mobilités ! « La Renaissance de l’Afrique commencera quand la jeunesse africaine aura le sentiment que le monde lui appartient ». M. Sarkozy encourage les Africains à ne pas refuser l’ « aventure ». Ignore-t-il comment on appelle les migrants qui tentent la traversée du Sahara, de la Méditerranée ou de l’Atlantique : les « aventuriers » précisément |23| . « Ouvre les yeux, Jeunesse d’Afrique et ne regarde plus, comme l’ont fait trop souvent tes aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour ton identité mais comme quelque chose qui t’appartient aussi ». Ses yeux ne sont que trop ouverts, sans doute ne voit-elle pas la même chose que Monsieur Sarkozy…

Etant donné que dans la tradition de pensée que reprend M. Sarkozy l’Afrique n’existe que pour autant qu’elle a été colonisée par la France, on ne s’étonnera pas de ce renvoi du continent dans le « hors-monde » |24| . Ce faisant, il fait l’impasse complète sur les relations anciennes et multiples que le continent a entretenu avec les autres continents, ses liens multiséculaires avec l’Asie, le Moyen-Orient et la Méditerranée. Le « désengagement du monde » de l’Afrique est un mythe, tant l’extraversion ancienne et durable du continent a été documentée |25| . Ce qui interroge, au contraire, c’est sa marginalisation contemporaine dans les relations de pouvoir au plan mondial, qui n’excluent nullement l’initiative historique et les marges de manoeuvre. Encore faudrait-il parler de ces processus au lieu d’en occulter l’existence en glosant sur le soi-disant refus d’histoire du continent. Son insertion dans le monde est une évidence pour qui voyage et connaît le continent : la question pertinente est de savoir sur quel mode se fait cette insertion ? On pourrait sans doute dire que le continent, dans sa sphère francophone, pâtit plutôt d’une extraversion trop poussée de certaines de ses élites, qui souvent s’imaginent plus devoir rendre des comptes à l’ancienne puissance coloniale, qu’à leur propre population. Pas de démocratie sans « accountability ». Peut-être M. Sarkozy a-t-il parlé de ces questions avec messieurs Bongo et Kadhafi au pouvoir depuis des décennies, avec, on s’en doute, l’assentiment de leur peuple ?

Pourquoi l’Afrique meurt

Le détour par la colonisation permet au président Sarkozy d’évoquer les « malheurs » actuels du continent, pour nous rappeler que les seconds n’ont rien à voir avec la première. “La colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique. Elle n’est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n’est pas responsable des génocides. Elle n’est pas responsable des dictateurs. Elle n’est pas responsable du fanatisme. Elle n’est pas responsable de la corruption et de la prévarication. Elle n’est pas responsable des gaspillages, de la pollution.” Formulé ainsi, on ne peut qu’être d’accord avec la proposition. On admire la répétition. On serait d’ailleurs tenté d’ajouter à la liste, après la pollution, les intempéries, les coupures de courant, les embouteillages… Le problème n’est pas d’attribuer ou non tous les problèmes contemporains de l’Afrique à la colonisation (discours qui existe, et qui n’a pas de sens, que M. Sarkozy croit majoritaire, alors qu’il n’en est rien), mais réside dans le choix des mots.

« Guerres sanglantes » : existe-il des guerres qui ne sont pas « sanglantes » ? Il est si courant, quand on parle du continent, d’accoler au terme « guerre » l’adjectif « sanglant » ou « cruel », sans parler de « tribal », que cela en devient suspect. Où est la plus-value informative de l’expression ? « Génocides ». Le pluriel est étonnant, y’aurait-il comme une répétition sans fin de génocides ? « Le fanatisme » : les guerres de religions sont-elles particulièrement présentes en Afrique subsaharienne ? Les difficultés du continent sont bien réelles, mais pourquoi faut-il toujours en rajouter dans le vocabulaire en intensité et en généralisation ? L’énumération, le présent de vérité générale et l’hyperbole laissent entendre qu’il y a là un comme une caractéristique du continent. Ce renvoi de l’Afrique à la haine et la violence, comme spécificité du continent, se retrouve dès l’entame du discours, pour le moins étonnante : « je veux m’adresser (…) à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères ». La question est : pourquoi l’auteur des propos ressent-il ce besoin d’insister sur la haine et la guerre pour s’adresser à son auditoire ? Lui seul a la réponse. Faut-il lui rappeler que l’immense majorité des pays du continent n’est tout simplement pas en guerre ?

Que faire ?

A l’inverse des passages consacrés à l’Afrique éternelle et à la salutaire colonisation, au rayon des perspectives d’avenir, le propos est étonnamment vague et peu précis. Ainsi, par exemple, le président Sarkozy dit appeler de ses vœux une « alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine ». « Alliance » : mot ne pouvait être mieux choisi. L’alliance, le mariage, c’est effectivement le choix que font de nombreux Européens et Africains, chaque année en France et en Afrique et qui doivent se battre contre les restrictions et la bureaucratie imposée par les lois Sarkozy qui rendent la procédure de plus en plus compliquée, longue et onéreuse… On attend donc une « rupture » à ce sujet.

Autre projet, « l’Eurafrique », dont on ne sait pas très bien ce qu’il recouvre. Par contre, ce qu’on sait, c’est qu’une « Eurafrique » bien réelle celle là, existe déjà dans les têtes et dans le quotidien de nombreux jeunes Africains et Européens, notamment rendue possible par les migrations, la mobilité de l’une et de l’autre, le métissage de l’une et de l’autre. Mais là encore, elle se fait largement -en France- contre les lois Sarkozy qui la décourage chaque fois un peu plus. Cette Eurafrique ne se fera pas à distance, chacun chez soi, avec un partenaire « assigné à résidence ». Un conseil, donc, pour M. Sarkozy : écouter cette jeunesse là, plutôt qu’un dinosaure politique tel Omar Bongo, sans doute très agréable interlocuteur, mais dont les conceptions d’Eurafrique renvoient sans doute plus à « la Communauté » des années 1960, qu’aux aspirations de la jeunesse actuelle.

La nécessité de la coopération universitaire, enfin, est évoquée. Chiche ! Qu’il demande donc à son ministre Hortefeux de faciliter la tâche des chercheurs et doctorants africains, encore trop nombreux, qui n’obtiennent pas leur visa pour se rendre à des colloques scientifiques en France en raison des quotas.

En attendant la rupture

Manifestement, donc, le discours de Dakar restera dans l’histoire comme une occasion ratée de rupture. Dans le discours |26| , la seule chose qui a changé avec le paternalisme chiraquien, outre la complaisance en moins, c’est qu’il est désormais accompagné de stigmatisation et de dénigrement. M. Sarkozy promettait de rompre avec les « complexes », soulevant des espoirs, sans doute trop naïfs, de changement fort. En fait de rapport « décomplexé » avec l’Afrique, c’est « libéré du complexe de culpabilité » qu’il fallait donc entendre. Voilà pourtant une porte déjà bien ouverte. Pour « libéré du complexe de supériorité », il faudra donc encore attendre ! « J’aime l’Afrique » nous dit pourtant Sarkozy. Devant une telle proclamation d’amour, on ne peut que se montrer prudent et rappeler, en guise de conclusion, la mise en garde de Vincent Hugeux à propos des « faux amis » de l’Afrique : « L’Afrique crève d’être trop et mal aimée. (…) Voilà un continent qu’il faudrait chérir un peu moins, connaître un peu mieux et respecter davantage |27| ».


A lire aussi :

– La réaction d’Achille Mbembe

– La réaction du journal sénégalais Wal Fadjri

– La réaction du journal sénégalais Sud Quotidien

– La réaction du journal burkinabé San Finna

Tribune de Thomas Heams parue dans Libération le 2 août


|1| Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p 11.

|2| Discours prononcé à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, le 26 juillet 2006. Rédigé par son conseiller Henri Guaino, le discours de M. Sarkozy a été publié le lendemain dans son intégralité par le journal sénégalais Le Soleil. On se base sur cette version publiée pour l’explication de texte qui suit. Lors de son allocution, le président français a finalement préféré le vouvoiement au tutoiement prévu dans le texte. Les deux sources principales de M. Guaino sont apparemment Senghor et Stephen Smith.

|3| Achille Mbembe, De la postcolonie, op. cit.,p. 12.

|4| Hegel, trad. f., La raison dans l’histoire, Paris, UGE, 1979. Cité par Achille Mbembe, De la postcolonie, op. cit., p 225.

|5| Hegel, trad. f., La Raison dans l’histoire, Paris, UGE, 1965, p. 247. Cité par Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique Internationale, n°5, automne 1999, 97-120, p.97.

|6| C’est le même raisonnement qui sous-tend Négrologie, l’ouvrage du journaliste Stephen Smith (Négrologie, Pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Seuil, 2004). Ce dernier, après avoir dressé un tableau des malheurs du continent, et uniquement de ses malheurs, pense pouvoir leur attribuer une origine unique : l’identité africaine, et sa valorisation supposée. Pour une note de lecture de cet ouvrage et de celui qui lui répond (B. B. Diop, O. Tobner & F.X. Verchave, Négrophobie Paris, Les Arènes, 2005), cf. Vincent Bonnecase, Mouvements, No. 47-48, 5-6, 2006.

|7| Senghor semble en effet convoqué, comme une caution, à chaque fois qu’il faut gloser sur l’inachèvement supposé du continent. Dans le passage consacré à la francophonie, tout ce qu’on apprendra, Senghor à l’appui, c’est que la langue française serait d’une espèce supérieure aux langues d’Afrique : « le français nous a fait don de ses mots abstraits si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit ».

|8| On se rappelle la fameuse phrase de Senghor (« l’émotion est nègre et la raison hellène »), inspirée des théories racistes de Gobineau qui créditait les « nègres » d’une « sensitivité artistique » spécifique : « la source d’où les arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est cachée dans le sang des Noirs ». Mais cette « faculté sensuelle », ou « soulèvement des sens », avait pour contrepartie l’absence de raison. Alors que Gobineau établissait une supériorité de la raison sur l’émotion, Senghor, à la suite de Teilhard de Chardin, voyait dans cette supposée « complémentarité » entre « races » une « forme supérieure d’égalité ». Visiblement, M. Guaino ne s’est pas émancipé de cet héritage racialiste de la « complémentarité ».

|9| V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1988.

|10| Achille Mbembe, De la postcolonie, op. cit.,p. 9.

|11| « Temps de la sensation, de l’instinct, de l’intuition. (…) Temps des magiciens, des sorciers et des chamanes. Temps de la parole qui se répète de génération en génération et transmet de siècle en siècle des légendes aussi vieilles que les dieux ».

|12| « Il a rendu fécondes des terres vierges » nous dit-il significativement à propos du colonisateur.

|13| Au détriment du travail d’histoire et de sociologie historique de la colonisation, largement entamé.

|14| “Parler de pré carré n’a aucun sens, ce n’est pas respectueux, a affirmé, agacé, M. Sarkozy, jeudi à Dakar, à un journaliste sénégalais », Le Monde, 27 juillet 2007.

|15| Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961 ; Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Paris, Corréa, 1957. Les deux ouvrages ont été préfacés par Sartre.

|16| « La colonisation fut une grande faute qui fut payée par l’amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait tant. La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l’estime de soi et fit naître dans son coeur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres » ; « Ils croyaient donner l’amour sans voir qu’ils semaient la révolte et la haine ».

|17| M. Sarkozy se fait ainsi professeur d’antiracisme : « Ne te laisse pas, jeunesse d’Afrique, voler ton avenir par ceux qui ne savent opposer à l’intolérance que l’intolérance, au racisme que le racisme. » Le danger immédiat qui guetterait la jeunesse africaine serait « la tentation de la pureté », la « haine des autres ». Ce qu’il semble oublier, c’est que la jeunesse africaine a d’autres préoccupations que celle de se définir et d’être définie par d’autres : la cherté de la vie, le besoin d’études et de travail, les entraves à sa mobilité sont parmi les problèmes concrets qui l’intéresse plus que la recherche d’une hypothétique pureté ou d’un insatiable désir de vengeance que lui prête le président français.

|18| Il semble que le rapport de Sarkozy, comme celui d’Alain Finkielkraut, à l’ « Afrique », qu’ils connaissent mal et dont ils ont quasiment peur, soit largement surdéterminé par leurs représentations des « banlieues » françaises et notamment des émeutes de 2005. De fait, des « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement aux « géants noirs » de Nicolas Sarkozy, n’est-ce pas, comme le souligne Jean-Loup Amselle, « d’abord et avant tout, dans le cadre de cette Afrique hexagonale et menaçante pour la République que se façonne en définitive notre représentation des Africains ». Cf. Jean-Loup Amselle, « L’Afrique : un parc à thèmes », Les Temps Modernes, n° 620-621, 2002, 46-60, p. 60. N’eût été son obsession pour la question de l’immigration, prisme quasi-exclusif par lequel il voit le continent, le président Sarkozy eut sans doute été heureux de se désintéresser du continent.

|19| Voir le numéro de Po
litique Africaine, « France-Afrique : sortir du pacte colonial », n°105, mars 2007.

|20| Ce que semble aussi ignorer M. Sarkozy, c’est que, pour la génération de jeunes européens et africains, de complexe de culpabilité, il n’y en a point. Cette dialectique coloniale est dépassée depuis longtemps, ce qui ne semble pas être exactement le cas chez M. Sarkozy et son entourage. En fait cette exhortation à la jeunesse à dépasser ce passé sonne trop comme un exercice d’auto-exorcisme.

|21| Du nom du héros du célèbre roman de Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.

|22| Les villes d’Afrique sont des « haut lieux de la globalisation ». Pour s’en convaincre, M. Sarkozy peut consulter le numéro spécial de Politique Africaine, n° 100, 2006 : « Cosmopolis. De la ville, de l’Afrique et du monde ».

|23| L’actuel président a-t-il oublié l’ancien ministre de l’Intérieur qu’il était ? : « Tu ne dois pas être la seule jeunesse du monde qui n’a le choix qu’entre la clandestinité et le repliement sur soi » ; « tu ne dois pas être la seule jeunesse du monde assignée à résidence. » ; « L’Afrique n’accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse ».

|24| Cf. Achille Mbembe, De la postcolonie, op. cit., pp. 217-264

|25| Voir par exemple, Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique Internationale, n°5, automne 1999, 97-120

|26| Pour ce qui est des actes, il faudra juger sur pièces. Mais sans changement de paradigme intellectuel d’une part, et mise à jour du logiciel de la politique française en Afrique d’autre part, le seul pragmatisme suffira-t-il ?

|27| Vincent Hugeux, Les sorciers blancs. Enquête que les faux amis français de l’Afrique, Paris, Fayard, 2007, p.9.