Suite à la mort de Zhang Chaolin le 12 août 2016, la mobilisation de la communauté chinoise de la région parisienne a été particulièrement importante et beaucoup plus largement relayée que lors des précédentes mobilisations contre l’insécurité. Dans cet article, Ya-Han Chuang revient sur l’émergence et l’évolution de ce répertoire d’action « communautaire » depuis 2010 et sur ces significations en terme de politiques identitaires.

Précision sur le titre:  J’emprunte ici le concept de « middleman minority », théorisé par Edna Bonacichi, pour désigner la place de la communauté chinoise en tant que minorité qui travaille dans les secteurs « intermédiaires » tels que le commerce ou le négoce. (Edna BONACICH,« A theory of middleman minorities », American sociological review, n°38, 1973, p. 583-594)

« Ohlala, ça sent la sale récupération politique. A bas les politiciens ! »

« Bon, si on veut influencer la décision politique, il faut dialoguer avec eux, non ? »

« Enfin c’est quand même bien que les politiciens fassent attention à ces problèmes …  sinon, tout le monde parle de burkini, mais le burkini, ça ne tue personne ! »

Telle est la discussion entre des jeunes sur la Place de la République le dimanche 4 Septembre 2016, pendant la manifestation qui faisait suite à plusieurs agressions et à un meurtre de ressortissant·e·s de la communauté chinoise de Paris. Sur la scène sont accueilli·e·s des élu·e·s de gauche et de droite (Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, Myriam Derkaoui, maire d’Aubervilliers,  et Stéphane Troussel, président du conseil départemental de Saint-Seine-Denis) qui promettent un renforcement de la sécurité grâce à de nombreux outils : l’augmentation des caméras de surveillance, des effectifs de police, des interprètes et personnes chargées d’accompagner les victimes de délits lors des dépôts de plainte, etc. Les politiques n’hésitent par ailleurs pas à souligner à quel point ces migrant·e·s appartient à la république française à part entière : « Si nous sommes là, c’est pour dire le refus de la violence, mais aussi le refus de la haine et de la stigmatisation, de ces préjugés racistes. Nous, nous sommes la France, nous aimons la France aussi parce que vous êtes là. Nous devons rassembler pour faire en sorte que la nation et la société soient tous ensemble.[1]» Après cette prise de parole, les cortèges démarrent. Les jeunes, garçons et filles, scandent tour à tour : « Zhang Chaolin, mort pour rien ; qui sera le prochain ?»  « Liberté, égalité, fraternité, et … sé-cu-ri-té ! »  « Aux armes, citoyens, formez nos bataillons ; marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons. » Les paroles sanglantes de La Marseillaise rythment la voix enthousiaste de ces jeunes manifestant·e·s. Se dégage ainsi un désir d’être reconnu·e·s comme citoyens·ne·s à part entière et non plus « français·e·s sous condition ».

Depuis 2010, il s’agit de la troisième fois que la communauté chinoise de la région parisienne descend dans la rue à cause de l’insécurité. Si le mot d’ordre de la manifestation a peu changé par rapport aux précédentes mobilisations, les soutiens politiques ont considérablement augmenté. Cet article se propose d’analyser l’émergence et l’évolution d’un répertoire d’action « communautaire » depuis 2010[2]. On montrera que les manifestations de 2010 et 2011 au sujet de l’insécurité ont produit une génération de jeunes franco-chinois·e·s prêt·e·s à défendre une « double identité ».

Après une brève présentation des précédentes mobilisations, nous analyserons les nouveautés de la mobilisation de cette année. Pour terminer, nous discuterons des significations de cette manifestation en termes de politiques identitaires.

Manifestation "Sécurité pour tous" organisée par 60 associations des chinois de France, place de la République. La communauté chinoise dénonce le climat d'insécurité persistant qu'elle subie.

La formation d’un répertoire d’action « communautaire »

Les vols d’argent visant les personnes perçues comme asiatiques est un phénomène existant presque depuis l’installation des migrant.e.s et commerçant.e.s chinois.e.s dans certains quartiers populaires parisiens dans les années 1980. Plusieurs facteurs contribuent à ce phénomène. Tout d’abord, faute d’habitude des systèmes de transaction bancaire, nombre d’entre eux·elles sont habitué·e·s à circuler avec de l’argent liquide, notamment les travailleur·se·s sans-papiers qui ont des difficultés à ouvrir un compte bancaire. S’ajoute à cette fragilité administrative une barrière linguistique qui les empêche de porter plainte en cas de vols. Les préjugés sur leur condition physique jouent également en leur défaveur : ils et elles sont considéré·e·s comme frêles, risquant ainsi moins de se défendre physiquement. L’ensemble de ces vulnérabilités et préjugés fait des ressortissant·e·s chinois·es et asiatiques des cibles privilégiées de la petite délinquance.

Bien que le phénomène ait été déjà remarqué par de nombreuses associations et des instances publiques, ce n’est qu’en 2010, quand une agression à Belleville dégénère en une fusillade, que les migrant·e·s chinois·es de Belleville décident enfin de mener une action de rue. Organisée par six associations de commerçant·e·s chinois·es et des militant·e·s des partis de droite, cette manifestation se présente comme une manifestation d’étranger·ère·s, avec une quasi-totalité de slogans en chinois et des drapeaux de la République Populaire de Chine (RPC). Dans les forums sur internet et les communiqués des associations chinoises, l’insécurité est présentée comme une question ethno-raciale obligeant les Chinois à s’unir pour se défendre. Par conséquent, démarrant dans une atmosphère tendue, cette manifestation se termine par une échauffourée avec la police. Néanmoins, cette manifestation sans précédent des migrant·e·s chinois·es permet non seulement de rendre public le problème, obligeant les pouvoirs publics à adopter des actions ciblées, mais incite aussi les migrant·e·s à poursuivre une action collective.

En 2011, lors de l’anniversaire de cette première manifestation, une nouvelle agression a lieu à Belleville, poussant ainsi à organiser une deuxième manifestation. Au contraire de la première, cette deuxième mobilisation est organisée par une nouvelle alliance qui réunit les commerçant·e·s chinois·es de Belleville proches de la mairie du XXème arrondissement dirigée par le Parti Socialiste, des associations franco-chinoises bellevilloises ainsi que des jeunes chinois·es de toutes les couches sociales. Ces dernier·ère·s ont une approche plus sociale pour interpréter la cause des agressions visant les Chinois·es. Ainsi, en 2011, les rhétoriques républicaines sont beaucoup plus mobilisées, notamment en faisant de la sécurité un droit à conquérir.

Les mobilisations à Belleville ont non seulement conduit les commerçant·e·s chinois·es de ce quartier à se rapprocher des mairies d’arrondissement et des habitant·e·s, mais elles incitent également les jeunes né·e·s ou éduqué·e·s en France à s’investir dans la vie associative en aidant les migrant·e·s chinois·es défavorisé·e·s. C’est notamment le cas de l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF). Fondée en 2009 par une dizaine de jeunes qui se sont rencontré·e·s sur les réseaux sociaux, cette association réunit aujourd’hui plus de deux cents jeunes Chinois·es et Asiatiques âgé·e·s de 18 ans à 40 ans. Malgré une grande diversité professionnelle, les membres de l’AJCF – entrepreneur·se·s, professions libérales (avocat·e·s, comptables, etc.), cadres ou étudiant·e·s – sont en général diplômé·e·s (entre bac+3 et bac+5), et une majorité est issue de familles d’entrepreneur·se·s[3].

Depuis 2011, l’AJCF s’engage dans diverses causes publiques et médiatiques, centrées sur la lutte contre les discriminations[4]. Elle devient également une interlocutrice importante des pouvoirs publics au sujet des agressions dont les Chinois·es sont victimes. Les mobilisations de l’année 2011 montrent ainsi une maturation de cette « génération bellevilloise » à la fois dans la communication avec les médias et avec les générations plus anciennes.

Manifestation "Sécurité pour tous" organisée par 60 associations des chinois de France, place de la République. La communauté chinoise dénonce le climat d'insécurité persistant qu'elle subie.

De Belleville à Aubervilliers

La manifestation de Belleville non seulement amène les migrant·e·s chinois·es à apprendre à dialoguer avec les pouvoirs publics, elle crée aussi une conscience communautaire cristallisée à travers les expériences d’agression. Ainsi, en 2010, les grossistes chinois à Aubervilliers se mobilisent déjà activement pour réduire les agressions. Leurs revendications consistent notamment à demander une augmentation des effectifs policiers à Aubervilliers et l’installation d’un réseau de caméras. Mais ces mesures se focalisent seulement sur la zone commerciale et ne concernent pas les quartiers résidentiels dans les autres communes, où les agressions ciblant les Chinois·es sont pourtant répandues[5]. Depuis 2014, l’AJCF s’implique dans la négociation avec la mairie d’Aubervilliers et la préfecture de Seine- Saint-Denis. Certaines mesures ont été adoptées pour faciliter les dépôts de plainte des ressortissant·e·s chinois·es, mais la proposition d’installation de caméras a été bloquée pour des raisons budgétaires[6].

Ainsi, pour l’AJCF, la mort tragique de Zhang Chaolin le 12 août 2016 constitue une nouvelle opportunité politique permettant de rendre public ce problème social et d’exiger des décisions politiques. L’engagement passé de l’AJCF influence considérablement la suite du processus politique. On peut observer notamment trois évolutions par rapport aux mobilisations de 2010 et 2011 : la présence remarquable des jeunes chinois·es dans les prises de parole publique ; un soutien social élargi permettant de cadrer les agressions comme un problème de racisme ; enfin, un récit qui fait davantage appel aux valeurs républicaines.

1/ Une prise de parole des jeunes dans une communauté hiérarchisée

La première caractéristique frappante de la manifestation est la prise de parole des jeunes pour représenter la communauté. La manifestation du 4 septembre 2016 fait preuve d’une organisation ordonnée avec un soutien financier considérable : un service d’ordre communautaire bien organisé, des t-shirts identiques et des boissons distribuées, des énormes affiches et un équipement technique important pour la prise de parole, avec estrade, écrans géants, etc. Cela est le fruit d’une division du travail entre les générations : les associations de commerçant·e·s s’occupent d’apporter des moyens et un soutien matériel, alors que les jeunes ont pour mission de soigner la communication face aux médias français.

Une telle division du travail peut être considérée comme la synthèse des deux précédentes mobilisations. Il s’agit d’une convergence entre l’approche « ethnocentrée » et « sécuritaire » de la vieille génération et celle l’approche des jeunes plus « sociale » des jeunes, ces derniers étant plus familiers de la communication médiatique. Selon le porte-parole de la manifestation, toute de suite après la mort de M. Zhang, les réunions ont eu lieu au sein de ces deux camps : d’un côté, une dizaine d’acteurs de responsables associatif·ve·s à Belleville et à Aubervilliers, dont la plupart a participé à l’organisation de la manifestation bellevilloise de 2011 ; de l’’un autre côté, les associations des commerçant·e·s qui maitrisent moins les codes médiatiques français. Ensuite, la réussite médiatique du rassemblement du 14 août, organisé deux jours après le décès de M. Zhang par les premier·ère·s, a donné confiance à ces derniersaux second·e·s pour organiser une manifestation unitaire avec la participation, notamment financière, d’une soixantaine d’associations :

« Si tu lis les comptes-rendus de la réunion des commerçants, leurs décisions sont complètement irréalistes. Ils imaginent les médias français comme les médias chinois et proposent de faire une conférence de presse chez eux. C’est complètement à côté de la plaque. Et notre action du 14 août est tellement réussie qu’ils ont compris ainsi que cela n’est pas possible de s’arrêter. On a proposé une manifestation le 28 août à Paris, mais ils souhaitaient le 4 septembre afin d’avoir plus de temps pour préparer. [7]»

La réussite médiatique des rassemblements du 14 et du 21 août a par ailleurs assis la légitimité de l’AJCF, leur permettant de prendre en charge la communication. Ainsi, le  président de l’association explique,  :

 « Personnellement, je suis très reconnaissant au président de l’ACRF  (Association des Chinois Résidant en France, Huaqiao Huaren Hui). C’est lui qui a dit qu’il fallait laisser les jeunes s’occuper de la communication. Il a aussi demandé à l’association de la légion étrangère  de recruter et former les services d’ordre. Nous, les jeunes, nous n’avons pas le pouvoir de diriger ces associations des vieux. Si c’était une autre personne à la place du président de l’ACRF, ce n’est pas sûr qu’elles puissent nous donner tant de confiance. [8]»

Son témoignage montre combien l’âge et la notoriété sont cruciaux au sein de cette communauté diasporique s’agissant de la prise de décision collective. Il donne un autre exemple pour montrer l’enjeu de la collaboration intergénérationnelle :

« Quand la décision de la manifestation a été prise, un groupe de jeunes commerçants à Aubervilliers sont venus me voir en disant qu’ils voudraient financer les t-shirts. Je leur ai dit que je ne peux pas prendre la décision tout seule, il faut qu’ils montrent leur design à l’association des vieux, et notamment qu’ils leur demandent une petite partie de l’argent. Comme ça les vieux pourraient se sentir participants. [9]»

Cette structure interne explique l’apparence ordonnée et organisée de la manifestation du 4 septembre. Pour ces associations et pour les migrant·e·s ayant peu d’échanges et peu de confiance mutuelle auparavant, le décès de Chaolin Zhang crée une occasion pour se mobiliser en tant que communauté. De façon similaire, cette mort étant perçue comme la conséquence d’une agression raciste, elle a suscité une solidarité hors de la communauté chinoise.

2/ Une cause antiraciste qui gagne des soutiens

La deuxième évolution de la manifestation est en effet une compréhension des agressions anti-asiatiques comme des actes racistes, devant alors susciter une réaction antiraciste. .  Cela s’exprime notamment par un soutien élargi du monde politique, des associations antiracistes, ainsi que des migrant·e·s d’Asie du sud-est auparavant éloigné·e·s de l’entre-soi associatif des commerçant·e·s chinois·es.

Toute de suite après la mort de Zhang Chaolin, l’AJCF souligne le problème de la démission de l’Etat dans les quartiers populaires. Un de leurs communiqués explique ainsi :

« Les habitants de la Seine-Saint-Denis et plus particulièrement ceux d’origine chinoise d’Aubervilliers, de la Courneuve et de Pantin, sont les victimes quotidiennes d’agressions, de vols, de plus en plus violents à leur encontre. Depuis des années, habitants et associations alertent les autorités sur le sentiment d’abandon qui règne sur les quartiers. Aujourd’hui, devant l’inefficacité des mesures prises par les autorités, la colère des habitants monte, la tension entre les communautés est palpable. ZHANG Chaolin est mort pour rien, à qui le prochain ? [10]»

En se positionnant comme habitant·e·s des quartiers populaires de Seine-Saint-Denis, les membres de l’AJCF évitent la logique de « guerre ethnique [11] » et mettent en cause le rôle de l’Etat dans l’accroissement des tensions intercommunautaires. Face aux médias, les jeunes dénoncent ouvertement le racisme ordinaire que subissent les Chinois·es au quotidien[12]. Grâce à cette articulation entre le phénomène des agressions, le sentiment d’abandon et le racisme anti-asiatiques, l’organisateur parvient à éviter l’instrumentalisation possible de la thématique de la sécurité en expliquant les vols visant les Chinois·es ou les Asiatiques comme des conséquences des préjugés racistes dont ils sont victimes. Par la suite, de nombreux responsables politiques et des organisations antiracistes se sentent obligé·e·s d’apporter leur solidarité. D’une part, SOS Racisme et Le le MRAP soulignent tout de suite le caractère raciste de l’agression de Zhang Chaolin et expriment leur volonté de fournir une aide juridique[13]. D’autre part, les femmes et hommes politiques promettent des mesures pour renforcer la sécurité.

Ces réactions des organisations militantes et politiques révèlent une prise de conscience de la fragilité des Chinois·es face aux agressions. En même temps, la manière dont les organisations politiques s’adressent à la communauté chinoise semble confirmer la position ambigüe des migrant·e·s chinois·es dans le spectre des politiques identitaires.

D’une part, la puissance économique des grossistes à Aubervilliers devient une source de légitimité face aux pouvoirs publics. C’est pourquoi Valérie Pécresse, présidente de la région Ile de France, souligne l’enjeu de sécuriser le quartier commercial.

« La région Île-de-France a un rapport fructueux avec cette population. On se doit de bien l’accueillir car cette communauté contribue au rayonnement de la région et de la France[14] ».

 Pour les partis de droite, leur poids économique des entreprises de gros chinoises, appuyé sur des liens communautaires, justifie la nécessité de leur protection ; de plus, la communauté chinoise a toujours entretenu une certaine distance avec les mouvements antiracistes traditionnellement plus proches de la gauche politique. Ainsi, certains médias de droite n’hésitent pas à critiquer les organisations antiracistes accusées de nier la part de racisme à l’origine de la mort de Zhang Chaolin[15]. Au sein des organisations de gauche, la question se pose également : existe-il un racisme anti-asiatique ignoré [16] ?  Or, une des raisons d’une telle ignorance semble résider dans une incapacité des migrant·e·s eux·elles-mêmes à nommer leurs expériences comme relevant du racisme. Une des membres de l’équipe communication de la manifestation du 4 septembre décrit ainsi la controverse autour de l’appropriation des mots ‘racisme’ au sein dparmi les organisateur·rice·s de la manifestation :

« Beaucoup des commerçants de la vieille génération hésitent à prononcer le mot ‘raciste’. Certains pensent que c’est un mot idéologiquement inhérent à la gauche politique et préfèrent l’éviter car ils s’identifient à la droite ; certains ne sont tout simplement pas assez sensibles et donc ne sont pas d’accord avec cette cause ; mais une grande partie des vieux pensent aussi que c’est un sujet trop difficile pour eux à maîtriser et donc préfèrent de ne pas mobiliser ce mot. Ainsi, à la veille de la manifestation, le président de l’ARCF a envoyé un e-mail pour demander aux participants d’éviter le mot ‘racisme’. C’est la raison pour laquelle le mot d’ordre s’axe sur la sécurité. Il s’agit du juste milieu entre les générations, même si la plupart des jeunes souhaitent que le mouvement s’appuie sur les deux axes : la sécurité et la lutte antiraciste. [17]»

Ce témoignage montre à quel point l’appartenance générationnelle influence la capacité d’identifier, de nommer et de résister au racisme. En effet, ce décalage se trouve non seulement entre les commerçant·e·s primo-arrivant·e·s et les jeunes Chinois·es éduqué·e·s en France, mais aussi entre les migrant·e·s chinois·es et ceux les migrant·e·s des autres minorités asiatiques arrivé·e·s en France depuis plus longtemps. Ainsi, le 3 septembre, un jour avant la manifestation parisienne, une tribune signée par 17 élu·e·s d’origine asiatique paraît dans le Journal Du Dimanche. Elle critique une attitude taxée de « politiquement correcte » qui justifie les préjugés anti-asiatiques. Dès lors, la manifestation du 4 septembre est qualifiée comme une action anti-discrimination, au-delà de sa revendication sécuritaire, pour l’ensemble des ressortissant·e·s asiatiques.

« Une population que l’on dit ‘travailleuse’, ‘ne posant pas de problèmes’ et ‘un modèle d’intégration réussie’, entend-t-on régulièrement, conséquences d’un regard apaisé sur le passé colonial, où la volonté d’aller vers l’avant prend le pas sur la rancœur. Comment peut-on alors croire à l’existence d’un racisme contre les Asiatiques ? Le politiquement correct autorise aujourd’hui encore à rire des Asiatiques en France, de leur physique, de leur peau, de leurs yeux bridés, de leur accent. On rit encore de leurs habitudes, de leurs coutumes, de leur travail, de leur famille, de leur hygiène, de leur commerce, de leurs vêtements. Malheureusement, derrière l’humour, qu’il soit amical ou malveillant, se cache bien souvent une forme de condescendance voire de mépris. Il n’y a pas de racisme, nous dit encore le politiquement correct, puisque ces gentils Asiatiques ne boudent pas, ne remuent ni ciel ni terre ! Circulez, il n’y a rien à voir ! [18]»

En somme, bien que la revendication antiraciste soit moins mise en avant que les mesures sécuritaires, la gamme d’explications du phénomène des agressions permet que le mot d’ordre « les préjugés tuent » devienne consensuel entre les différentes organisations ; la mobilisation agrège alors rapidement des soutiens extérieurs pour dénoncer le racisme antichinois. De leur côté, bien qu’une grande partie des migrant·e·s chinois demeure réticente à prononcer le mot « racisme », il·elle·s utilisent leurs propres expériences pour interpréter le slogan principal du mouvement, « sécurité pour tous ».

3/ « Sécurité pour tous » : élargir les valeurs républicaines

La troisième évolution de cette mobilisation réside en effet dans la réinterprétation du mot d’ordre de la « sécurité » pour qu’il soit inclus dans le cadre discursif du modèle républicain. Ce slogan, « sécurité pour tous », issu de la mobilisation de 2011 a été repris cette année et a permis d’établir un compromis permettant de rassembler, bien que de manière éphémère, les générations les plus anciennes et les jeunes éloignés de la culture militante française.

Conscient·e·s du risque de récupération politique d’une telle mobilisation, les organisateur·rice·s soulignent à plusieurs reprises que la mobilisation est « une action des citoyens ». Cela a pour fonction de donner à la demande de sécurité le même statut que les autres valeurs dites républicaines (liberté, égalité, fraternité), comme en témoigne le discours du président de l’ACRF avant la manifestation :

  « Zhang Chaolin, un jeune homme est arrivé en France avec un espoir de vivre dans une France de la liberté, l’égalité et la fraternité. Il souhaitait établir une belle vie avec son travail acharné. Cependant, son espoir a été tué par ces trois voleurs. Il devient ainsi une victime de l’insécurité en France […] La mort de Zhang Chaolin n’est pas un hasard, mais une conséquence de l’insécurité croissante. Nous demandons au gouvernement français d’adopter des mesures efficaces afin que le peuple puisse vivre normalement. Chaolin, mon frère, j’espère qu’il n’y a pas de voleurs violents au paradis.[19] »

En rendant hommage à Zhang Chaolin, ce discours évoque l’aspiration initiale du voyage de nombreux immigré·e·s quelles que soient leurs origines : poursuivre une vie meilleure. Ce faisant, vivre en sécurité et sans être confronté·e à la violence n’est plus présenté comme un mot d’ordre connoté politiquement à droite, mais un humble espoir pour chaque immigré·e· primo-arrivant·e. De son côté, l’acteur Frédéric Chau, qui a joué un des rôles principaux dans le film « Qu’est-ce qu’on a fait  au bon Dieu ?»,  revendique ce droit à l’égalité  de manière plus marquée en présentant un clip intitulé « Sécurité pour tous.» Dans la vidéo  se trouvent des jeunes d’origines diverses : Maghrébin·e·s, Asiatiques, Blanc·he·s, Noir·e·s, etc. Chacun prononce le même slogan : « Sécurité pour tous », ainsi que « Je suis français.e  ». Après la projection, Frédéric Chau monte sur scène et livre son discours : « Fidèle pleinement à votre identité française sans jamais dénigrer vos origines. C’est une chance d’avoir une double culture. Nourrissez-là ![21] »

Cette vidéo, en montrant les origines diverses des jeunes Français·es qui désirent tou·te·s vivre en sécurité, permet non seulement d’élargir la connotation sécuritaire des mots du mot d’ordre « sécurité pour tous », mais aussi de remettre en cause le postulat color-blind du modèle républicain. En effet, la valorisation de la « double culture » est une revendication fondamentale de l’Association des Jeunes Chinois de France depuis sa fondation, et ce clip donne au slogan de « double appartenance » une dimension subversive. D’une part, elle dénonce les inégalités réelles dans la société française et l’aveuglement face à ces inégalités dues aux origines des individus.  D’autre part, tout en demandant l’égalité des droits dans l’accès à la citoyenneté, elle incite également les jeunes à assumer leur double appartenance culturelle.

Peut-être que derrière la revendication a priori conservatrice de la « sécurité » peut se cacher ou résider un potentiel subversif, particulièrement dans les débats actuels traitant de l’immigration et de l’intégration. En affirmant les droits des citoyen·ne·s à vivre dans la sécurité quels que soient leurs quartiers de résidence et leurs origines, la dénonciation de l’insécurité n’est plus un instrument politique pour stigmatiser les habitant·e·s des quartiers populaires. Alors que les discours dominants sur l’immigration s’acharnent à apporter les preuves de l’absence d’acculturation des minorités, les paroles de ces immigré·e·s sur la demande de sécurité est susceptible de fournir des outils pour déconstruire le lien régulièrement fait entre immigration et insécurité.

Cette déclaration signale ainsi la maturation d’une nouvelle génération de militant·e·s chinois·es qui sont prêt·e·s à se battre pour être reconnu·e·s en se situant dans le cadre républicain et en affirmant les valeurs d’égalité pour combattre les discriminations. Paradoxalement, ce type de discours reflète la distance entre les mouvements politiques existants. D’une part, les Chinois·es étant issu·e·s d’une migration récente et indépendante de l’histoire coloniale française, ils·elles sont moins soumis·es à l’injonction à l’acculturation que d’autres migrant·e·s issu·e·s des anciennes colonies. D’autre part, faute de lien avec des associations politiques traditionnelles, leur isolement politique leur permet de prendre des distances avec certaines approches militantes à propos de la revendication de sécurité. Ce faisant, le slogan de « sécurité pour tous » ne peut être lu uniquement à travers le prisme du champ politique français, le rapport aux questions de « violences urbaines », ou de « sécurité » ne recouvrant pas les mêmes enjeux pour ces jeun.e.s militant.e.s ayant grandi dans des quartiers populaires que pour les cultures politiques françaises. En conséquence, ils modifient le sens des mots d’ordre autour de la sécurité et les réinterprètent à partir de leurs expériences de jeunes ayant grandi dans des quartiers multi-ethniques.

Il est à noter que, dans la trajectoire politique collective des Asiatiques et Chinois de France, on peut observer une prudence vis-à-vis des rapports entretenus avec les partis politiques qui se traduit par le choix de privilégier des intérêts perçus comme « communautaires ». C’est déjà le cas d’un des élus de ville de Paris d’origine sino-cambodgienne. Bien qu’il soit entré en politique dans les années 2000 suite à la sollicitaion d’un élu socialiste du XIIIe arrondissement, il refuse toujours d’adhérer au PS car il considère qu’aucun parti politique ne peut représenter complètement « l’intérêt des Asiatiques [22]». L’approche de ces jeunes militant.e.s réaffirme une telle position qui privilège l’intérêt « communautaire », bien que le contenu de celui-ci reste à définir et demeure même souvent contingent. Cette tendance reflète pourtant une orientation politique définie par les origines communautaires qui reste impossible à cerner à partir des clivages du champ politique national.

Manifestation "Sécurité pour tous" organisée par 60 associations des chinois de France, place de la République. La communauté chinoise dénonce le climat d'insécurité persistant qu'elle subie.

Epilogue : qui a peur du « communautarisme »  ?

De notre analyse[23] ressort ainsi une évolution remarquable des mobilisations de la communauté chinoise depuis 2010. Comparée aux deux manifestations précédentes, la mobilisation de cette année 2016 se présente comme une convergence entre les générations. Elle marque notamment la maturation d’une génération de jeunes militant·e·s prêt·e·se à mettre leur capital économique et culturel au service de l’action collective. Grâce à leur engagement contre l’insécurité et leur maîtrise des moyens de communication médiatique, la cause de l’insécurité acquiert une  légitimité croissante. A travers leur façon de cadrer la question de l’insécurité, il·elle·s en font également une part de la lutte antidiscriminatoire et du combat contre les préjugés anti-asiatiques. Enfin, en réinterprétant le sens de la sécurité en mobilisant le point de vue des minorités ethno-raciales, leur action met en cause la responsabilité de l’Etat dans les tensions inter-communautaires.

Par ailleurs, ces actions se distinguent radicalement des mobilisations de travailleuses du sexe à Belleville et celle des manucures à Château d’eau, qui ont émergé grâce au soutien d’organisations françaises telle que Médecins Sans Frontière et la CGT[24].  Cette différence de choix d’alliances révèle une hiérarchie au sein de la communauté : les manucures et les travailleuses du sexe, occupent une place « marginale » au sein de la société majoritaire mais aussi au sein de la « communauté », tandis que les jeunes issus des familles d’entrepreneurs ont pu transformer leur capital économique et social en une ressource de mobilisation politique tout en valorisant leurs origines.

Derrière cette mobilisation réside ainsi un potentiel discursif permettant de redéfinir les valeurs « républicaines » ; c. Cela ouvre la voie à une nouvelle stratégie des mouvements anti-discriminations à travers l’auto-organisation et la prise en charge de leurs problèmes par les premier·ère·s concerné·e·s. Au lendemain de la manifestation, des médias n’hésitent pas à souligner une présentation trop « communautaire » de cette manifestation et s’interrogent sur son rapport avec les associations antiracistes traditionnelles. Face à ces interrogations, les organisateur·rice·s ne semblent pourtant pas inquiet·ète·s.  « C’est justement parce qu’on est trop forts donc ils nous critiquent. [25]», ; dit un des porte-parole de la manifestation du 4 septembre. « Les Français voient le mot communautarisme comme une critique, mais il y a aussi des points positifs. Sinon, d’où vient la réussite économique des Chinois ? On doit reprendre le mot et lui donner un sens positif ! [26]», explique un autre. Reste donc à observer : le mot d’ordre de « sécurité pour tou·te·s » peut-il devenir un point de départ pour reconstruire les liens sociaux dans les quartiers populaires multi-ethniques ? Si la position de middleman minority a été une explication de leur l’isolement politique, il est sans doute temps d’observer à quel point cette position d’entre-deux pourrait contribuer à construire une alliance entre les minorités.

[1] Prise de parole de Stéphane Troussel, président du conseil départemental de Saint Seine-Denis.

[2] Concernant ces deux mobilisations précédentes, voir Ya-Han Chuang, « Les manifestations des Chinois de Belleville : apprentissage et négociation de l’intégration». La Vie des idées 15 juillet 2013.

[3] Pour plus d’information sur l’AJCF, voir Ken CHEN, « La transition générationnelle d’immigrés chinois aujourd’hui à Paris », Revue Hommes et Migrations, n°1314, mars-avril 2016, pp. 37-44.)

[4] Elle a notamment gagné un procès en 2014 contre l’hebdomadaire « Le Point » et son rédacteur en chef Franz-Olivier Giesbert pour cause de diffamation. Voir : « Le Point condamné pour diffamation pour un article contre les immigrés chinois », Le Monde 25/01/2014

http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2014/01/25/le-point-condamne-pour-diffamation-pour-un-article-sur-les-immigrants-chinois_4354270_3236.html

[5] Anne‐Christine TRÉMON, « Publicizing insecurity, privatizing security: Chinese wholesalers’ surveillance cameras in a Paris », Anthropology Today, vol. 29, n°4, 2013, p. 17-21.

[6] Entretien avec un membre actif de l’AJCF, 7 septembre 2016.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Entretien Idem 7 Septembre 2016Ibid.

[10] Communiqué de presse 16 septembre 2016 : http://www.lajcf.fr/communique-de-presse-suite-a-lagression-de-m-zhang-chaolin-rassemblement/

[11] Voir par exemple Marianne 25 juin 2010, « Belleville, Chinois contre Africains», Marianne, 25 juin 2010. http://www.marianne.net/Belleville-Chinois-contre-Africains_a194405.html

[12] « Agression à Aubervilliers : les Chinois s’inquiètent de l’insécurité », Le Figaro, 18 août 2016. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/08/17/01016-20160817ARTFIG00283-les-chinois-de-france-s-inquietent-de-l-insecurite.php

[13] Communiqué du MRAP 93 publié le 21 août 2016 : « Zhang Chaolin victime d’un crime raciste … les préjugés tuent ! » http://amitie-entre-les-peuples.org/MRAP93-Aubervilliers-ZHANG-Chaolin-victime-d-un-crime-raciste-les-prejuges

[14] « Pour Pécresse, la communauté chinoise est victimes du racisme. » Le Figaro, 1  septembre 2016

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/09/01/01016-20160901ARTFIG00300-pour-pecresse-la-communaute-chinoise-est-victime-de-prejuges-racistes.php

[15] « Violence anti-asiatique : où sont passé les antiracistes ? » publié le 15 août 2016, toute de suite après la mort de Zhang Chaolin.

http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/08/15/31001-20160815ARTFIG00069-violence-anti-asiatique-o-sont-passes-les-antiracistes.php

[16] « Racisme anti-chinois, un racisme ignoré», 3 septembre 2016.

https://www.ensemble-fdg.org/content/le-racisme-anti-chinois-un-racisme-ignore

[17] Entretien mené le 16 septembre 2016.

[18]  « La colère des élus d’origine asiatique contre le racisme anti-asiatique ». », Journal du dimanche, 3 septembre 2016.

http://www.lejdd.fr/JDD-Paris/La-colere-des-elus-d-origine-asiatique-contre-le-racisme-anti-asiatique-806863

 

[19] Note du de terrain, le 4 septembre 2016. Ce discours est prononcé en chinois et ensuite traduit en français par un autre jeune. Les deux versions ne sont pas complétement identiques, et ici j’ai traduit moi-même à partir du discours chinois car ceci est plus proche du point de vue de M. Chi, grossiste soixantenaire originaire de Wenzhou.

[20] Voir l’intégralité de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=-ciPkfA5zYU

[21] Note du terrain, 4 septembre 2016.

[22] Entretien le 28 novembre 2013, dans le cadre de la recherche doctorale de l’auteure.

[23] Ici, on reprend le titre de l’article de Sylvie Tissot « Qui a peur du communautarisme ? Réflexions critiques sur une rhétorique réactionnaire», Les mots sont importants, 23 mars 2016.

[24] Voir Hélène Le Bail, « Mobilisation de femmes chinoises migrantes se prostituant à Paris. De l’invisibilité à l’action collective », Genre, sexualité & société automne 2015 (https://gss.revues.org/3679); Ya-Han Chuang, «Sortir de l’ombre : la grève des manucures chinoises au Château d’eau », Terrains des luttes 11 mars 2014. http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=3242 

[25] Entretien, 16 Septembre 2016.

[26] Entretien, 07 Septembre 2016.