Grand entretien avec Michael Burawoy

Entre marxisme et ethnographie : itinéraire d’un sociologue global

En janvier 2016, Michael Burawoy était l’invité d’une journée d’étude organisée à l’Université libre de Bruxelles (ULB) par un groupe de jeunes chercheur.e.s issu.e.s d’universités belges[1]. En marge de cette journée, nous avons pu nous entretenir avec le sociologue d’origine britannique et enseignant à UC Berkeley en Californie. Au fil de l’entretien, nous revenons sur plusieurs aspects de sa trajectoire académique ainsi que sur ses nombreuses contributions aux sciences sociales. De la Zambie à Berkeley, en passant par Chicago, Michael Burawoy explique comment il s’est affirmé, souvent à contre-courant, en tant que sociologue et ethnographe marxiste. Au moment où la légitimité scientifique et le rôle de la sociologie dans l’espace public sont mis en question en France[2] comme dans de nombreux pays, il nous semble particulièrement opportun de revenir sur la pensée critique et réflexive de Michael Burawoy, et sur sa conception du rôle de la sociologie à l’échelle mondiale, au-delà des singularités nationales.

 

Q : Notre première question porte sur votre expérience à l’Université de Chicago, lieu de naissance de l’approche interactionniste et de la Grounded Theory. Comment y avez-vous survécu en tant que marxiste ?

J’étais à Chicago de 1972 à 1976. Je revenais tout juste d’Afrique, de Zambie, où je venais de terminer mon master en anthropologie sociale. Je suis allé à Chicago parce que je pensais que c’était le centre de la théorie du développement, une théorie envers laquelle j’avais été très hostile en Zambie[3]. A Chicago existait un groupe appelé Committee of New Nations – rassemblant des chercheurs comme Clifford Geertz, Edward Shils, Lloyd A. Fallers, Morris Janowitz – très connu à l’époque pour défendre certaines idées liées au développement ou à la modernisation. Mais lorsque je suis arrivé à Chicago, le Committee for New Nations n’existait plus. Il s’était dissout. Et plus personne n’était intéressé par l’Afrique. J’ai donc décidé d’axer mon travail sociologique sur Chicago, qui comme vous l’avez relevé dans votre question, possède une forte tradition de travaux ethnographiques. Mais lorsque j’y suis arrivé la tradition semblait s’éteindre. Ce qui était beaucoup plus dynamique, en revanche, c’était une approche plus quantitative, avec des gens comme James Coleman, qui est arrivé environ deux ans après moi.

 En fait, je ne pense pas que la sociologie de Chicago n’ait jamais vraiment été significative d’un point de vue intellectuel. Elle a toujours été relativement marginale par rapport à d’autres disciplines qui étaient beaucoup plus influentes. Et donc j’arrive là, un peu abasourdi et choqué par la pauvreté intellectuelle de la sociologie de Chicago. Je savais que je n’allais pas particulièrement l’apprécier, mais je n’imaginais pas qu’elle allait être si pauvre. Les forces de Chicago à l’époque en sciences sociales, c’était le département d’anthropologie et le département de science politique. Quoi qu’il en soit, je me présentais déjà comme marxiste en Afrique, et j’ai continué à le faire lorsque je suis arrivé à Chicago. Et j’étais en fait le seul universitaire à me présenter ouvertement comme marxiste à l’époque. Comment ai-je survécu dans un tel contexte intellectuel ? C’est une question intéressante… En premier lieu, je pense que je suis arrivé avec beaucoup de confiance en moi. J’avais mené des recherches en Afrique et quand je suis arrivé aux Etats-Unis, j’avais déjà publié une petite monographie. Ceux qui avaient été mes enseignants en Afrique étaient tous marxistes : un marxiste indien, un marxiste sud-africain, et un marxiste hollandais. On m’avait vraiment “inculqué” le marxisme là-bas : il s’agissait de personnalités au matérialisme très cru. Mais le marxisme était quasiment inconnu à cette époque-là à Chicago. Excepté – et c’est vraiment ça qui m’a sauvé – que j’ai rencontré un politologue, du nom de Adam Przeworski[4], qui est arrivé au même moment que moi. Il m’a fait découvrir les structuralistes marxistes français. Je me rappelle que je me baladais dans la librairie de l’université et que je découvrais des livres comme Lire le Capital d’Althusser et Balibar[5], Poulantzas, Gramsci. Ce sont des auteurs que je n’avais pas étudiés en Afrique. Et j’ai pensé : « Wow, c’est impressionnant ! ». Przeworski organisait un séminaire fantastique où tout le monde voulait participer ! Parce que, bien entendu, il y avait quand même quelques marxistes sur le campus. Il ne permettait qu’à une quinzaine de personnes d’y assister, mais c’était des gens incroyables. Donc alors qu’au début de ma deuxième année de thèse j’étais prêt à abandonner l’université, rencontrer Adam Przeworski m’a vraiment sauvé intellectuellement.

Quant à la personne qui m’a protégé et défendu au sein du département, c’était William Julius Wilson, un sociologue afro-américain devenu très célèbre pour son livre The Declining Significance of Race[6]. En résumé, il soulignait l’importance croissante de la question de la classe parmi les Afro-Américains. Il l’a intitulé The Declining Significance of Race, ce qui lui a valu beaucoup de problèmes ! Mais c’est aussi ce qui l’a rendu extrêmement célèbre. On discutait beaucoup ensemble, parce que depuis mon passage en Afrique du Sud j’étudiais des objets liés aux questions de race et de classe. On avait donc beaucoup de choses en commun, et il m’a protégé de tous les universitaires trop agressifs. Ce soutien intellectuel m’a sauvé, tout comme celui des anthropologues.

Dès cette époque, j’ai commencé à publier dans des revues mainstream. J’ai réussi à publier des articles dans la British Journal of Sociology, sur la recherche que j’avais faite en Afrique sur les étudiants zambiens. Et puis je suis parvenu – et c’est une chose qui serait très difficile aujourd’hui – à publier une analyse marxiste sur les travailleurs immigrés dans l’American Journal of Sociology. C’était un article comparatif sur le travail des immigrés en Californie et en Afrique du Sud et, étonnamment, il a été publié ! Incroyable ! Mais, vous savez, je ne semblais pas constituer un danger. J’étais juste un marxiste isolé et la plupart des gens pensait que j’étais fou. Malgré tout, suffisamment de personnes ont tout de même considéré que j’avais quelque chose à dire. L’éditeur de la revue appréciait mon travail, parce qu’il pressentait qu’une certaine résurgence marxiste était, lentement mais sûrement, en train de se produire. Et bien entendu, Chicago était très en retard par rapport à tout ça. Dans des universités comme Berkeley, les étudiants inscrits en doctorat avaient constitué des cercles de réflexion marxistes. Tout le monde était marxiste là-bas. Après 68, dans les années 1972-1976, des gens comme Fred Block ou Erik Olin Wright étaient doctorants à Berkeley. Berkeley et Wisconsin, c’étaient vraiment les deux endroits où il y avait la plus forte concentration marxiste. Et Chicago était bien entendu plus conservatrice que ces universités-là. Bref, j’ai survécu parce que j’étais publié dans des revues mainstream. Mais avec une approche marxiste, ce qui serait un peu plus difficile aujourd’hui. Mais à l’époque, c’était novateur. C’était totalement nouveau de faire des travaux empiriques marxistes, avec un cadre d’analyse si original.

Q : Est-ce en découvrant tous ces marxistes structuralistes français que vous avez construit votre projet de thèse ?

Mon projet de doctorat était, comme je l’ai dit, de m’attaquer aux sociologues de Chicago sur leur propre terrain, c’est-à-dire l’étude de Chicago. Et à l’époque personne n’étudiait les lieux de travail. Je voulais comprendre ce que c’était que d’être un travailleur américain, non pas à partir d’enquêtes quantitatives, mais sur la base d’une expérience concrète. J’ai réussi à dégoter un job dans une usine et j’ai commencé mon observation participante. Et la première chose que j’ai remarquée lorsque je suis arrivé sur les lignes de montage, c’était à quel point tout le monde travaillait dur. Alors que toute la littérature scientifique en sociologie des relations industrielles se demandait : pourquoi les gens ne travaillent-ils pas plus? Pourquoi ces travailleurs sont-ils si paresseux ? Pourquoi réduisent-ils leur cadence de production ? J’ai commencé à penser que ce n’était pas la bonne façon d’envisager ces questions. Ça coïncidait aussi avec l’interrogation marxiste classique : comment parvient-on à extraire la plus-value des travailleurs ? Pourquoi les travailleurs collaborent-ils [à leur propre exploitation] ? Et, bien entendu, il y avait une réponse marxiste : par la coercition, la peur… Or je percevais que ce n’était pas ce qui se passait dans l’usine. Donc de là est apparue l’idée de consentement, ce qui m’a conduit à Gramsci et à Poulantzas. Au fond, j’ai mobilisé tous ces structuralistes français qui parlaient de l’État, de la société civile… Je les ai fait débarquer dans l’usine. Et c’était ça l’originalité de mon travail. C’était de voir une politique de la production ; de voir la théorie de l’État de Poulantzas opérer comme un “État interne” dans l’usine.

Q : Nous parlions de Michel Foucault avant de commencer l’interview : nous nous demandions pourquoi vous ne le mobilisez pas vraiment dans votre livre Manufacturing Consent[7].

Je n’avais pas beaucoup lu Foucault à l’époque. Si je l’avais lu, j’aurais peut-être été un peu plus subtil à propos de tout ça… Dans Politics of Production[8], il est plus présent. Mais l’essentiel c’est que Poulantzas répondait déjà à Foucault. Donc en quelque sorte, je répondais à Foucault par l’intermédiaire de Poulantzas. Dans son dernier livre, L’État, le pouvoir, le socialisme[9], il ciblait clairement Foucault, et notamment le fait qu’il y ait du politique en dehors de l’État… Je suis passé par un chemin différent, mais pour arriver à la même conclusion. En fait, j’étais inspiré par Gramsci qui défend, dans Américanisme et fordisme[10], qu’aux États-Unis le consentement est organisé dans la production. Mais il n’explique absolument pas ce que ça peut bien vouloir dire. Donc, c’était ça tout l’enjeu de ma thèse. Finalement, de mon point de vue, Gramsci avait été injustement attaqué par les structuralistes français qui l’accusaient de défendre une vision téléologique et d’être historiciste, tout en s’attribuant ses meilleures idées. Tout ça a complètement restructuré ma perspective intellectuelle. Parce que le marxisme que j’avais appris en Afrique était profondément différent. C’était un marxisme beaucoup plus matérialiste, qui s’intéressait essentiellement à l’articulation entre classe et race. Je n’avais aucune idée de tout ça… la théorie de l’État par exemple. Je n’en savais pratiquement rien. J’avais fait toute une série de remarques intéressantes sur l’État zambien lorsque je faisais ma recherche là-bas, mais je n’avais pas de théorie de l’État. C’est ce que j’ai découvert grâce à Przeworski.

Q : Et de Chicago vous êtes parti pour l’université de Berkeley…

Oui, c’est en fait le fruit d’une série d’accidents. Je me souviens qu’en 1974 le congrès annuel de l’American Sociological Association avait lieu à San Francisco. J’en ai profité pour visiter Berkeley. Je suis allé dans les librairies et je ne pouvais pas en croire mes yeux en découvrant les livres que les gens lisaient ! Je me suis demandé : « qu’est-ce que je suis en train de faire à Chicago alors que là… » Mon rêve était vraiment de venir à Berkeley. La manière dont c’est arrivé est une histoire compliquée. Je suis arrivé sur le marché [américain] de l’emploi [académique] comme un marxiste, de l’Université de Chicago. C’était – et c’est toujours – une combinaison très étrange. Et j’avais pas mal de publications ! Dans des grandes revues. À l’époque, les doctorants n’avaient pas de publications dans l’American Journal of Sociology ou dans la British Journal of Sociology. J’ai donc eu beaucoup d’entretiens d’embauche. Mais Berkeley, parce que c’était un bastion de doctorants marxistes, était fortement divisé entre la gauche et la droite. Et les gars de droite, dès qu’ils ont vu ma candidature, ils ont essayé de la détruire. J’avais postulé à un poste de sociologie comparative en m’appuyant sur mon expérience en Afrique, et pour eux, c’était des absurdités marxistes. Erik Olin Wright, qui était doctorant là-bas, m’appelle alors pour me dire : « Michael, tu as des ennuis, il y a une lettre de recommandation dans ton dossier, d’un gars nommé Edward Shils… » C’est un sociologue de Chicago, très célèbre, qui avait écrit une lettre infâme[11] à propos de mon parcours, expliquant à quel point j’étais une personne sectaire et dangereuse, qui ne devait surtout jamais être embauchée [dans une université], et en particulier dans un lieu comme Berkeley. Ça a forcément attiré l’attention sur mon cas un peu partout. Lorsque je suis allé à un entretien à UCLA, à Los Angeles, Erik m’a dit : « Viens nous rendre visite ». Je ne l’avais jamais rencontré. Donc il m’a invité à Berkeley et a organisé un entretien informel avec des membres du département très favorables [à ma candidature] – la gauche – et les doctorants. J’ai eu ensuite toute une série de propositions d’embauche, et puis il y a eu une sorte d’imbroglio à Berkeley. La personne qui était pressentie pour le poste n’était pas parvenue à faire un bon speech. Ça a créé une certaine confusion et ils ont fini par avancer mon nom. Et on m’a offert le poste sans même un entretien d’embauche formel, ce qui ne pourrait jamais arriver aujourd’hui.

Quand je suis arrivé, j’ai dit : « Très bien, je prends le poste, mais je veux un entretien ». Je n’en avais pas eu, je voulais faire un speech. La salle était bondée : il n’y avait pas officiellement de marxistes [à Berkeley]. Il y avait des gens de gauche, mais pas de marxistes, pas de jeunes marxistes. Et je savais que la droite du département était furieuse à propos de ce qui s’était passé. C’est là que ma carrière a commencé… C’était un début très compliqué, mais j’ai eu le poste ! Et je suis toujours là ! [Rires]

Q : Malgré ces débuts rocambolesques, comment êtes-vous malgré tout parvenu à devenir président de l’American Sociological Association[12] puis de l’International Sociological Association ?

L’American Sociological Association (ASA) est probablement, du moins aux yeux des Américains, la plus prestigieuse. L’ASA est bien plus grande que l’International Sociological Association (ISA). Mes collègues n’ont jamais porté beaucoup d’intérêt à l’international… Ils pensaient que les Etats-Unis était l’international, point. Cela ne m’a jamais tellement intéressé de m’investir dans ces grandes associations professionnelles.  Mais un jour mes amis m’ont demandé de poser ma candidature à l’ASA. J’ai donc postulé pour le comité éditorial et malheureusement j’ai été élu [Rires] et donc je suis devenu membre du comité. Ensuite, j’ai été très engagé dans une autre histoire très politique. Il y a eu un mouvement au sein du comité éditorial pour renouveler les éditeurs de l’American Sociological Review dans une perspective plus critique, plus radicale. Trois candidats postulaient pour le comité de rédaction et l’un d’entre eux était un Afro-Américain. Nous pensions que c’était une bonne chose pour le comité, mais le conseil de l’ASA a rejeté la décision en affirmant que le type n’était pas suffisamment compétent. Je ne pouvais pas y croire.

Alors j’ai décidé d’en faire un problème public. Je n’avais rien à perdre puisque je n’étais pas plus intéressé que ça dans l’ASA. J’ai fait tout un foin de ce retournement de décision… Beaucoup de personnes ont dit que cette décision était raciste, mais ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai juste avancé que cette décision était antidémocratique. C’est devenu un conflit énorme parmi les sociologues aux Etats-Unis et je n’avais aucune idée de ce que j’étais en train de faire. Mais il y avait beaucoup d’hostilité à l’encontre du conseil. Suite à cela je suis devenu une sorte de figure symbolique d’opposition au conseil. Si bien qu’on m’a proposé le poste de président et, étonnamment, j’ai été élu. Je n’avais pas du tout envisagé cette possibilité.

C’est à ce moment-là que le projet de sociologie publique a vraiment démarré. Je l’ai développé dans mon département, car je pensais que beaucoup de mes collègues étaient de grands sociologues publics. Alors quand je suis devenu président de l’ASA de manière inattendue, j’ai proposé deux choses : une sociologie publique et une sociologie globale, pour provincialiser la sociologie américaine. Ils devaient reconnaître que la sociologie américaine était une sociologie particulière et non universelle.

Ce projet a été, je ne dirais pas fructueux, mais controversé, et donc il a généré beaucoup de débats intéressants. Les conférences qui eurent lieu ont été très suivies, car les chercheurs étaient stimulés par cette idée que la sociologie pouvait intervenir dans la sphère publique. Ce n’était pas une position conventionnelle au sein de l’ASA à l’époque.

Ensuite, je suis retourné en Afrique du Sud après la fin du boycott. Durant l’une de mes visites, j’ai rencontré une femme nommée Sujata Patel qui était vice-présidente de l’International Sociological Association (ISA) et qui m’a proposé de postuler. Je n’étais plus du tout actif dans l’ASA et je n’avais rien d’autre à faire ! Je suis donc devenu vice-président pour le comité National Association, lui succédant. C’est ensuite que je suis devenu président.

Je me suis alors intéressé à ce que pourrait signifier globaliser, internationaliser la sociologie. Et j’ai fait ça pendant 8 ans, jusqu’à la fin de mon mandat, en 2014. Et je suis toujours, bien évidemment, très impliqué pour défendre une perspective plus globale en sociologie.

Q : Selon vous, où en sommes-nous aujourd’hui avec le projet de « sociologie globale » que vous défendiez ?

Ma contribution a toujours été très minimale. En réalité, c’était un projet bien plus difficile que celui de sociologie publique. Disons les choses de cette façon : il y a eu un débat au sein de l’ISA et au-delà concernant la nature des dimensions globales de la sociologie. Il y a, d’un côté, ceux qui disent qu’il n’y a qu’une seule sociologie, une sociologie singulière à laquelle différentes zones géographiques peuvent contribuer, mais qu’au fond il n’existe qu’une seule sociologie. Le danger de cette conception, c’est que cette sociologie universelle s’avère finalement être la sociologie française ou américaine par exemple. C’est le risque d’universalisation d’une sociologie nationale.

D’un autre côté, il y a ceux qui s’opposent à l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule sociologie et qui défendent l’existence de sociologies multiples ; que chaque pays possède sa propre sociologie nationale. Et ils vont avancer l’argument qu’il existe un terrain pour la sociologie globale, mais que certaines sociologies nationales dominent le monde : la sociologie française, américaine, allemande… Et il y a également une très intéressante sociologie latino-américaine, comme alternative à ces traditions là…

Cela me semble être un débat intéressant : est-ce qu’il y a une ou plusieurs sociologies ? Et quelles sont les caractéristiques du champ de cette sociologie globale ? Comment faudrait-il la cartographier, la présenter, l’articuler ?

Le fait que la sociologie soit devenue globale est dans une certaine mesure assez problématique. Son potentiel est immense en tant que discipline globale, reconnaissant ses particularités nationales, mais c’est aussi problématique parce que le monde est de plus en plus organisé de manière hiérarchique avec les grandes universités dans la plupart des pays qui cherchent à être reconnues comme des universités de rang mondial, à travers le classement de Shanghai, etc..

En fait, cette histoire de classement c’est une construction des Chinois ! Ils ont initié le système de classement parce qu’ils voulaient hisser leurs propres universités au rang des grandes universités. Et quelles sont les grandes universités selon eux ? Yale, Harvard, Princeton, Cornell, Columbia…. Ils ont alors développé un système d’évaluation qui a poussé ces universités en haut du classement en imposant des critères comme le nombre de prix Nobel, le nombre de publications, le nombre de médailles, etc. Et progressivement les autres pays ont commencé à utiliser le même système de classement et les mêmes indicateurs. C’est vraiment ridicule pour la plupart des pays du monde, pour la plupart des universités ! Vous savez, Harvard a une dotation de 35 milliards de dollars, soit le budget d’un pays de taille moyenne ! C’est impossible de concurrencer ça ! C’est ridicule de se situer sur ce genre d’échelle !

Ce système de classement est très dangereux pour la sociologie, parce que cela signifie que les Etats-Unis vont toujours dominer. Du coup, les sociologues en Indonésie vont tenter d’écrire en anglais pour des revues anglophones. Cela sort ces sociologues de leur contexte local. C’est la même situation en Afrique du Sud et probablement aussi en Europe, où les gens doivent commencer à écrire [en anglais]. Vous savez, quand je suis en France, toutes les pointures de la sociologie française viennent me demander : comment vais-je parvenir à publier mes articles en anglais ? Certains des plus grands sociologues français sont préoccupés par ça. Tout ça ne va pas dans le bon sens. Et, bien entendu, nous devons lutter contre ça.

Il existe certains arguments pour dire que la sociologie étasunienne est plus développée, mais évaluer et orienter toutes les recherches face à ce genre de critères est extrêmement problématique. Donc il faut y résister. Mais ce que je veux dire c’est que les sociologues américains ne sont pas de mauvaises personnes, ce ne sont pas des conspirateurs, ils sont juste ignorants. Ils ne se rendent même pas compte de l’impact de leurs travaux sur le reste du monde. C’est exactement ce que Bourdieu a appelé la distinction. Ce n’est pas de l’hégémonie, dans laquelle il y a une relation négociée, c’est de la distinction. Ils se pensent supérieurs et ne comprennent pas les implications de ce dans quoi ils sont impliqués… bon mais c’est mon côté antiaméricain qui ressort ! [Rires]

Q : Et que pensez-vous de la tradition sociologique française et de la forte influence de la sociologie inductive ? Que diriez-vous de la situation actuelle, sachant que votre livre Manufacturing Consent n’a été traduit que 40 ans après sa publication originale en anglais[13]?

Ce qui est vraiment étrange avec Produire le consentement, c’est qu’il a été construit sur la base de ce marxisme structuraliste français. Quiconque connaît un peu cette tradition théorique le voit tout de suite à la lecture du livre ! C’est donc très étrange qu’il n’ait pas pénétré le monde francophone plus tôt. Mais pour moi, c’est un accident de l’histoire que mon livre ait finalement été traduit. Je ne pense vraiment pas que cela ait une quelconque signification. En fait, ce qui m’a toujours paru très étrange, au regard de mes propres travaux, c’est que les Français semblent adorer la sociologie de Chicago[14]. Howard Becker est un dieu en France ! Et pour moi c’est très étrange, car j’associe la France au marxisme structuraliste, ce qui est antithétique avec la Grounded Theory. Vous savez, quand j’ai commencé mon étude dans une usine de Chicago, il s’est avéré que j’étais en train de réaliser par hasard une revisite de l’étude menée par Donald Roy. Donald Roy est un ethnographe remarquable, mais un ethnographe de l’école de Chicago, qui avait une perspective théorique très limitée. Son travail (Un sociologue à l’usine)[15] a été traduit en français bien avant que Produire le consentement ne le soit ! C’est parce qu’il représentait cette tradition de Chicago, que j’ai explicitement rejetée et réfutée. Réfutée est sans doute trop fort, mais que j’ai rejetée. Tout le principe de « l’étude de cas élargie »[16] peut être vu comme une critique explicite de la Grounded Theory[17]. Donc pour moi, cet engouement pour la sociologie de Chicago est un mystère complet. La sociologie de Chicago est morte aux Etats-Unis. Mais elle est en train d’être revitalisée par une série de sociologues français. C’est un monde très polarisé : d’un côté vous avez des sociologues qui sont extrêmement sophistiqués d’un point de vue théorique – tout le contraire de la Grounded Theory – qui ont un impact très important intellectuellement et politiquement, comme Touraine ou Bourdieu ; et de l’autre, il y a des sociologues « normaux », comme moi, qui ont en effet une perspective plus inductiviste. Mais vous savez, Bourdieu est le théoricien de notre temps, que ça plaise ou non. Il est le point de référence, comme théoricien, et particulièrement aux Etats-Unis. Touraine l’a quant à lui peut-être été, et peut-être qu’il l’est encore en Amérique latine, mais Bourdieu surpasse tout le monde.

Q : Plus que Foucault ?

C’est une question très intéressante. Je pense que parmi les sociologues, oui. Parce ce que ce qui est intéressant avec Bourdieu, c’est qu’il a toujours mené un travail empirique et qu’il a théorisé en allant sur le terrain. Ce n’était pas un théoricien « pur ». Et le fait qu’il ait toujours fait du travail de terrain est très important pour les sociologues. Tandis que le travail empirique de Foucault est un peu plus étrange d’un point de vue sociologique. Foucault est beaucoup plus sélectif dans son travail empirique. Donc oui, je pense qu’il a eu plus d’influence que Foucault. Peut-être qu’à la rigueur Foucault a eu plus d’influence globalement, mais parmi les sociologues, Bourdieu est clairement la référence.

Aussi, ce qui est significatif à propos de Bourdieu, c’est qu’il a élaboré ses propres travaux à partir de penseurs comme Marx, Weber et Durkheim. Il n’en parle jamais vraiment, ou rarement. Mais qu’il s’en rende compte ou non, il est clairement en dialogue[18] avec chacun d’eux. Il construit une synthèse vraiment intéressante et originale à partir de leurs apports. Donc il est possible de retrouver le fil de la tradition sociologique dans son travail de théorisation.

Q : Ce qui est très intéressant dans votre démarche, c’est que vous valorisez fortement le travail empirique, le terrain, et que « l’étude de cas élargie » repose entièrement sur ce principe. Et en même temps, vous démarrez avec un questionnement théorique, mais dans le but de mettre votre théorie à l’épreuve d’un terrain empirique et d’actualiser votre grille de lecture. Dans la sociologie francophone, du moins dans celle qui nous a été enseignée en tant qu’anciens étudiants belges francophones, c’est plutôt un travail inductif qui est valorisé et qui prescrit d’aller dans le sens opposé : partir de l’empirie, non pas pour mettre une théorie à l’épreuve et l’enrichir, ou « la reconstruire » comme vous le dites, mais pour construire une « théorie » ou plus exactement, pour construire une généralisation à partir de cas particuliers censés être « représentatifs »[19].

C’est ce qui est vraiment intéressant avec ces approches si divergentes dans la sociologie française : les « grands théoriciens » d’un côté et les « empiristes » de l’autre. Bien sûr [ça ne date pas d’hier et] vous retrouvez une divergence similaire dans la sociologie étasunienne des années 1950[20]. La Grounded Theory était une réponse au structuro-fonctionnalisme, c’est-à-dire à l’idée que la théorie sort de la tête de Talcott Parsons[21]. Les partisans de la Grounded Theory disaient « non, la théorie vient du terrain ». Pour moi, ce sont deux positions tout aussi ridicules, mais ce sont des positions politiques. Il faudrait garder à l’esprit que la Grounded Theory a été, à un moment de l’histoire de la sociologie, une réaction au structuro-fonctionnalisme [la « suprême théorie » critiquée par C. W. Mills]. Mais cette réponse empiriste ne devrait plus perdurer : aujourd’hui, plus personne ne croit dans le structuro-fonctionnalisme ! La raison d’être de la Grounded Theory s’est donc évaporée. Or, cette approche continue à perdurer, et dans une certaine mesure, aux Etats-Unis aussi.

Quand j’ai commencé à faire de l’ethnographie, et plus tard, quand je suis arrivé à Berkeley, les doctorants, qui étaient tous marxistes, m’ont dit : « Tu ne peux pas être un ethnographe si tu es marxiste ! ». Parce qu’ils pensaient que l’ethnographie ne pouvait signifier que la Grounded Theory. « Les marxistes font de grandes études macro-historiques et ça, c’est de la foutue ethnographie ! Tu ne peux pas faire les deux, c’est impossible ! » me disaient-ils… Ils étaient très perturbés par mon approche. Mais aujourd’hui, c’est une tout autre histoire. Tout le monde accepte l’idée que l’on peut être à la fois ethnographe et marxiste et que, par la théorie, il est possible de lier l’analyse micro et macrosociologique.

La suite de l’histoire aux Etats-Unis, c’est quand je suis allé dans le Wisconsin. Je ne pensais pas que j’allais parvenir à obtenir ma tenure[22] à Berkeley donc j’ai pris un poste à l’Université du Wisconsin pour un an, de 1984 à 1985. Là-bas, ils faisaient de la sociologie quantitative. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’était l’ethnographie. C’était un énorme département de 40 ou 50 personnes et aucun ne savait vraiment ce que c’était de faire de l’ethnographie ! Il y avait bien un spécialiste de l’analyse de discours, dans la veine de l’ethnométhodologie, mais nul ne prenait vraiment cette personne au sérieux. Donc j’ai donné deux cours quand j’étais là-bas : un sur l’histoire du marxisme et un autre sur l’ethnographie, et les étudiant.e.s m’ont dit « Okay, Burawoy est marxiste, donc sa méthode doit être marxiste, et dès lors, c’est que l’ethnographie doit être la méthode marxiste ! » Une perspective complètement opposée à celle de Chicago ! C’était une libération car un certain nombre d’entre elles et eux étaient fatigué.e.s de ce « marxisme de régression multiple », la méthode statistique enseignée par Erik Olin Wright. Il utilisait les méthodes de la sociologie mainstream pour développer la théorie marxiste et le concept de classe sociale[23]. Certain.e.s étudiant.e.s [doutaient de la puissance heuristique de sa méthode] et ils se sont dit « Burawoy a la réponse : l’ethnographie est la méthode marxiste ! » Mais aujourd’hui, tout le monde peut comprendre que l’on peut utiliser l’ethnographie dans un travail de comparaison macro-historique, qu’elle peut être utilisée [pour enrichir la théorie] et qu’elle n’a pas besoin de rester collée au terrain. Je pense que les choses se sont beaucoup détendues au cours des trente dernières années, en partie grâce aux étudiant.e.s qui sont sorti.e.s de Berkeley.

Q : Vous avez mentionné les implications politiques de la Grounded Theory ou de l’ethnographie… Donc la méthode a des implications politiques selon vous ?

Les méthodes se développent dans un contexte politique, dans un champ politique si vous voulez. La Grounded Theory s’est développée comme manière de faire de la recherche en réponse au structuro-fonctionnalisme de la côte Est, qui était devenu dominant au Etats-Unis dans les années 1950 et 1960. Donc oui, la méthode a une signification politique, mais dans un sens disciplinaire. Maintenant, ce que vous me demandez, c’est si elle a des implications politiques avec un grand « P » c’est ça ? Dans un sens plus large… C’est une question plus compliquée je pense… Je dirais – et je dis ça du point de vue marxiste qui est le mien – que la Grounded Theory estime que l’expérience vécue et que les théories que les gens ont spontanément dans la tête, leur sens commun, ont une part de vérité, qu’il est difficile d’aller au-delà de la vérité de l’informateur et [que la seule manière de monter en généralité] est d’inférer de la théorie à partir d’observations de terrain. Mon argument est de dire que la théorie et les concepts scientifiques sont un élément préalable essentiel pour tout projet de recherche. Les adeptes de la théorie ancrée pensent qu’il est possible d’aller sur le terrain et d’effacer de sa tête, ou du moins essayer d’effacer, toute théorie préexistante et que cela devrait vous permettre de voir le monde tel qu’il est. Je pense que c’est une conception profondément erronée de la philosophie des sciences. Je pourrais passer le reste de ma vie à décrire la pièce où l’on se trouve, mais si je n’ai pas de focale particulière, pas de focale pour lire le monde, je serais incapable de savoir par où commencer. Je pense qu’on a toujours besoin d’un cadre théorique pour faire de l’ethnographie, et ce parce que le monde est complexe. La question est bien sûr de savoir quel cadre théorique vous mobilisez. Vous pouvez avoir un cadre marxiste, wébérien, durkheimien, etc. Mais il vous faut un cadre ! Donc pour moi la méthode n’a pas de conséquence politique directe parce que l’on peut mobiliser différentes théories qui elles, ont des fondations politiques différentes. Je ne pense pas qu’il y ait nécessairement une connexion entre la méthodologie et la politique. Mais quoi qu’il en soit, la Grounded Theory est une perspective impossible. Elle suppose que tout le monde peut observer le monde et générer ses propres théories à partir de rien. Dans cette perspective, chacun de vous trois pourrait faire ce travail [d’observation de la pièce où nous sommes] et ne pas arriver à un même résultat. Il n’y a pas d’accumulation théorique, pas de d’accumulation de savoir. Tout le monde démarre de rien. Et tout le monde réinvente la roue ! Dans sa forme pure, [la Grounded Theory] ne fait aucun sens ! Mais elle a fait sens, politiquement, dans le contexte des Etats-Unis des années 1960. Nous vivons dans un monde où il existe des théories qui nous préexistent, que nous avons développées, et que nous emmenons avec nous quand nous allons sur le terrain.

Q : Et est-ce qu’on pourrait dire qu’en utilisant la Grounded Theory de cette manière, il devient beaucoup plus compliqué de parler des macro-forces sociales qui traversent le terrain d’enquête et par là, de pointer « les fondations macro (sociales) de la micro-sociologie »[24] à travers l’analyse ? Elles ne se « voient » pas directement sur le terrain à l’œil nu, sans lunettes théoriques…

C’est juste, et c’est d’ailleurs mon autre critique. Les meilleurs théoriciens ancrés – comme par exemple Erving Goffman qui est probablement le plus brillant d’entre eux – procèdent en mettant en suspension le contexte macro-social et historique. Fondamentalement, Goffman observe différentes micro-situations et développe des abstractions à partir de celles-ci, au sujet des stigmates, de la manière dont les gens se comportent dans l’espace public, ou de comment ils se comprennent eux-mêmes et comprennent les autres, etc. Mais il n’est pas capable de penser en termes macros. Quand on est dans le micro, comment parler du macro ? C’est très difficile. A moins d’avoir une perspective théorique qui permette de comprendre cette relation. Et le seul fait d’avoir une perspective théorique ne signifie pas que vous n’allez faire que renforcer celle-ci. Vous verrez le monde à travers une focale particulière, ensuite, [parce que le monde ne colle jamais tout à fait aux théories élaborées pour le comprendre,] vous serez surpris [par les « anomalies » que vous rencontrerez sur le terrain] et enfin, vous travaillerez à reconstruire cette perspective théorique. Ça, c’est la suite du job, la reconstruction théorique. Bien sûr, j’ai 30 ou 40 ans de polémique avec la Grounded Theory derrière moi et ma réponse vous semblera peut-être assez évasive… Mais franchement, plus personne ne croit vraiment encore à la Grounded Theory. Sauf peut-être quelques chercheurs francophones… Je ne sais pas (Rires). Mais peut-être que les partisans de la Grounded Theory en France sont en train de mener leur propre combat, contre les bourdieusiens… C’est une stratégie politique, mais à mes yeux, ça n’a pas beaucoup de sens sur le plan philosophique.

Q : Pourtant notre génération a été éduquée avec cette perspective inductiviste…

Mais la philosophie des sciences et la sociologie des sciences nous ont mis en garde contre ce non-sens, non ? Il faut lire les classiques de la philosophie des sciences, Popper… Lakatos est peut-être déjà un peu plus compliqué, mais Karl Popper, il est très clair ![25] Je pense que la sociologie a été trompée par une vision positiviste de la science que les philosophes ont abandonnée depuis longtemps !

Q : Pour conclure l’interview, nous voudrions vous demander quels sont les principaux défis auxquels les sciences sociales devraient s’attaquer selon vous ? Vous paraissez avoir toujours été aux bons endroits aux bons moments pour voir les grandes transformations du 20e siècle, et aujourd’hui, considérant le monde inégal[26] dans lequel nous vivons, quelles seraient les grandes transformations auxquelles vous vous intéresseriez ?

Vous avez sans doute raison, j’ai pu observer quelques transitions importantes… Enfin, j’étais en Zambie au moment de la transition postcoloniale[27] et ensuite, j’ai fait un travail de terrain en Hongrie et en Russie post-Union soviétique[28]. Je pense que j’ai pu faire quelque chose d’intéressant sur la transition postcoloniale, mais l’étude en Hongrie et en Russie… En réalité, au fur et à mesure que la transition s’approfondissait, je me suis rendu compte que je ne parvenais pas à comprendre ce qui était en train de se passer. J’ai dû laisser derrière moi pas mal de mon marxisme – qui avait toujours été très focalisé sur « la production » – parce que le cœur du problème n’était plus une question de production. Le monde était dirigé depuis le domaine de l’échange, et pas depuis celui de la production. Que ce soit la finance ou le commerce, c’était le domaine de l’échange qui comptait. Et c’est pour ça que j’ai commencé à m’intéresser de près au travail de Karl Polanyi, qui était déjà parvenu à cette conclusion depuis longtemps[29], et que j’avais en quelque sorte rejeté trente ou quarante ans plus tôt, parce qu’il ne cadrait pas avec ma conception du marxisme à cette époque. Mais à partir du moment où j’étais là, sur le terrain, en Russie postsoviétique, au début des années 1990 et que j’ai vu d’un côté cet incroyable déclin de l’économie [soviétique] – d’une ampleur qui n’avait jamais été observée en temps de paix – et de l’autre, la croissance de l’économie chinoise – dans une direction opposée – le marxisme que je connaissais ne collait simplement plus à ce que je voyais ! Je suis alors devenu obsédé – et je le suis toujours – par Polanyi et je pense que son idée de la « troisième vague de marchandisation » est le phénomène que – en tant que sociologues et chercheurs en sciences sociales – nous devons étudier. Bien sûr, en suivant cette perspective, l’enjeu est ce que Polanyi appelle les « contre-mouvements ». Polanyi semble supposer qu’il existe toujours un contre-mouvement, mais ce n’est pas clair… Il y a des mouvements et, [par l’analyse,] nous attirons l’attention sur ces mouvements, qui peuvent être vus comme des réponses à l’expansion de la marchandisation dans les sphères du travail, de la nature, de l’argent, et dans quelque chose dont Polanyi ne parle pas : le savoir. Il existe des mouvements contre l’expansion de la marchandisation, mais ils ne sont pas nécessairement cohérents, ils ne remettent pas nécessairement en cause la marchandisation, et peuvent même finir par approfondir la marchandisation à plus long terme. Cela me semble être la grande question de notre temps. Comment peut-on réfléchir aux contre-mouvements face à la marchandisation ? Une des grandes questions de notre temps est celle des inégalités à l’échelle globale, et vous pouvez l’aborder à travers une perspective polanyienne, à travers « la marchandisation du travail ». Un autre grand problème actuel est celui de la montée de la finance. Vous pouvez l’aborder à travers « la marchandisation de l’argent ». Un troisième grand problème est celui du changement climatique, qui a quelque chose à voir, potentiellement du moins, avec « la marchandisation de la nature ». [La question est alors de savoir] comment protéger la nature face à l’expansion de l’économie. C’est ce qui me conduit à la conférence que je vais donner aujourd’hui au sujet de l’université[30], de la marchandisation de la production et de la dissémination du savoir et, plus précisément, de la transformation de l’université au centre de ces processus. L’université a le potentiel de résoudre bon nombre de problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui dans le monde, mais elle est elle-même soumise à des processus similaires. Mon avis est que nous devons défendre l’université en tant qu’espace producteur de savoir critique et je pense que les sociologues occupent la meilleure position pour un tel travail. Le problème est que la sociologie – précisément parce que ses fondements sont antithétiques à la « troisième vague de marchandisation » – est en recul et qu’elle est elle-même dans une position assez faible. Certaines personnes disent que nous devrions passer de « la sociologie » aux « sciences sociales ». Je dis non ! Nous défendons la sociologie, contre la science politique et contre l’économie parce que, [même s’il existe bien sûr des politologues et économistes dissidents], ces disciplines sont en quelque sorte chargées de défendre l’idéologie promouvant l’expansion de la marchandisation. Je pense que nous devons défendre les fondements de la sociologie qui ont toujours été anti-utilitaristes. Pour moi, c’est le grand défi auquel font face les sociologues aujourd’hui !

Propos recueillis et traduits par Sébastien Antoine, Cécile Piret et François Rinschbergh[31]

[1] Ce workshop, qui a clôturé un séminaire de lecture centré sur différentes contributions de Burawoy, était organisé et animé par Sébastien Antoine (LAAP-UCL) ; Corentin Chanet (METICES-ULB) ; Cécile Piret (METICES-ULB) ; François Rinschbergh (CES-USL-B/Sasha-ULB) ; Allan Souza Queiroz (CST-UGent) et Fanny Vrydagh (CEVIPOL-ULB).

[2] Pour une approche de la controverse, voir le débat entre Gérald Bronner et Cyril Lemieux organisé par Xavier de la Porte, « La sociologie est-elle dépassée ? », L’obs, 2760, 28/09/2017.

[3] Voir notamment : M. Burawoy, « Another look at the mineworker », African Social Research, n°14, 1972.

[4] Adam Przeworski est un politologue d’origine polonaise qui a enseigné à Chicago. Il est connu pour ses travaux sur le développement de la sociale-démocratie dans la première moitié du 20e siècle. Voir notamment : A. Przeworski, Capitalism and Social Democracy, New York, Cambridge University Press, 1985.

[5] L. Althusser, E. Balibar, B. Brewster, and G. Cinamon, Reading ‘Capital’, Londres : NLB, 1972.

[6] W. J. Wilson, The Declining Significance of Race : Blacks and Changing American Institutions , Chicago, The University of Chicago Press, 1978.

[7] Ouvrage tiré de sa thèse de doctorat. M. Burawoy, Manufacturing Consent : changes in the labor process under monopoly capitalism, Chicago (IL) : University of Chicago Press, 1979.

[8] M. Burawoy, The Politics of Production, Londres, Verso, 1985.

[9] N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013.

[10] A. Gramsci, « Américanisme et fordisme » Cahiers de prisons n°5, 1934, disponible sur www.marxists.org/francais/gramsci/intell/intell5.htm

[11] Des extraits de la lettre ont été publiés dans : M. Burawoy, « Antinomian Marxist » in A. Sica, S. Turner, The Disobedient Generation, Chicago, University of Chicago Press, 2005 : p. 48-71.

[12] Son allocution d’entrée en fonction de la présidence de l’ASA en 2004 a été traduite en 12 langues. Le texte « Pour la sociologie publique » est disponible ici: http://burawoy.berkeley.edu/PS.Webpage/ps.papers.htm

[13] M. Burawoy, Produire le consentement, Paris, La Ville Brûle, 2015. (Traduction française par Q. Ravelli).

[14] Burawoy se réfère ici à la sociologie de Chicago qui développa un point de vue interactionniste sur le monde social en réaction au structuro-fonctionnalisme.

[15] D. Roy, Un sociologue à l’usine, Paris, La Découverte, 2006.

[16] Proposition méthodologique inspirée de l’école d’anthropologie sociale de Manchester élaborée par Michael Burawoy ; voir en français : M. Burawoy, « L’étude de cas élargie. Une approche réflexive, historique et comparée de l’enquête de terrain » in D. Cefaï (ed.), L’enquête de terrain, Paris : La Découverte, 2003.

[17] B. Glaser, A. Strauss, The Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967.

[18] Sur cette question du dialogue entre sociologues, voir : M. Burawoy, K. Von Holdt, Conversations with Bourdieu, Johannesburg, Wits University Press, 2012.

[19] Pour une critique des critères de scientificité selon l’approche positiviste de l’inductivisme analytique telle que défendue par le sociologue J. Katz (exigences de reproductibilité, fiabilité, neutralité, et représentativité des données récoltées), voir M. Burawoy, « L’étude de cas élargie », op. cit.

[20] Voir : C. W. Mills, L’imagination sociologique, Paris, La Découverte, 2006.

[21] “Suprême théoricien” par excellence. Talcott Parsons, The Social System, Glencoe, The Free Press, 1951.

[22] Aux Etats-Unis, la tenure est la nomination académique définitive obtenue après une période probatoire (tenure track position).

[23] Voir : E. O. Wright, Class Counts : Comparative Studies in Class Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

[24] M. Burawoy, « The Extended Case Method », Ethnography Unbound : Power and Resistance in the Modern Metropolis, Berkeley, University of California Press, 1991 : p. 280.

[25] Voir la discussion développée dans : M. Burawoy, « Marxism as Science : Historical Challenges and Theoretical Growth », American Sociological Review, vol. 55, n°6, 1990, p. 775-793.

[26] M. Burawoy, « Facing an unequal world », Current Sociology, vol. 63, n°1, 2015, p. 5-34.

[27] M. Burawoy, The Colour of Class on the Copper Mines : From African Advancement to Zambianisation, Manchester, Manchester University Press, 1972.

[28] M. Burawoy, J. Lukàcs, The Radiant Past : Ideology and Reality in Hungary’s Road to Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1992.

[29] K. Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 2013 (1944).

[30] Burawoy a été invité par la Faculté de Philosophie et de Sciences Sociales de l’Université libre de Bruxelles (ULB) pour donner une conférence intitulée « The University in Crisis » le 11 janvier 2016.

[31] Jeunes chercheur.e.s en sociologie.