Comme de nombreux autres en Turquie, Çağla Aykaç a dû démissionner de son poste universitaire après avoir été d’abord menacée puis éloignée provisoirement. Elle est actuellement « hôte académique » invitée par le centre de recherche InCite, le Département d’études genres et la Faculté des sciences de la société à l’Université de Genève. Elle livre ici une forme de témoignage collectif des signataires de la pétition des « Universitaires pour la Paix » qui continuent aujourd’hui de faire l’expérience des menaces, des répressions, de la précarité et de l’exil. Une présentation du contexte politique par Ferhat Taylan est déjà parue ici.
Début janvier 2016, nous avons été des centaines d’universitaires en Turquie à signer une pétition où figuraient des demandes politiques assez claires :
« …. Nous exigeons que cessent les massacres et l’exil forcé qui frappent les Kurdes et les peuples de ces régions, la levée des couvre-feux, que soient identifiés et sanctionnés ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme, et la réparation des pertes matérielles et morales subies par les citoyens dans les régions sous couvre-feu. A cette fin, nous exigeons que des observateurs indépendants, internationaux et nationaux, puissent se rendre dans ces régions pour des missions d’observation et d’enquête. Nous exigeons que le gouvernement mette tout en œuvre pour l’ouverture de négociations et établisse une feuille de route vers une paix durable qui prenne en compte les demandes du mouvement politique kurde. Nous exigeons qu’à ces négociations participent des observateurs indépendants issus de la société civile, et nous sommes volontaires pour en être. Nous nous opposons à toute mesure visant à réduire l’opposition au silence…. ».
Dans son introduction, le texte tient l’État turc pour responsable de la reprise d’une violence « délibérée et planifiée » et qualifie les développements de massacre, katliam. Il souligne que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des citoyens kurdes de Turquie ne sont pas respectés, et dénonce des violations de la Constitution turque et des conventions internationales.
Dès sa mise en circulation, ce texte a été très controversé. Les critiques adressées à la pétition sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, son style : le texte accuse, exige, dénonce, et exige à nouveau. Il prend parti. En turc, le ton est saccadé et tranchant, peut-être encore plus que dans ses traductions. Beaucoup de personnes ont critiqué la ‘violence’ du texte (en oubliant d’être choqués par la violence de la réalité décrite par le texte) et trouvé son ton militant malséant au principe de neutralité universitaire. C’est peut-être en partie pour cela que de nombreux signataires ont hésité avant de le signer. Hésité un moment, puis signé.
Ensuite, dans les semaines qui ont suivi notre signature, nous avons tous eu le temps de reconsidérer notre relation avec ce petit bout de texte explosif. Car en effet, cette pétition a changé de statut quand elle a été lue en public lors d’une conférence de presse, puis quand elle a été traduite en anglais, français, allemand, italien, grec, russe ou kurde, et quand elle a commencé à circuler dans les médias.
La pétition a surtout pris une toute autre tonalité après avoir été interprétée par le Président de la République turque. Tout se passe alors très vite. Mise en circulation de la pétition les 6 et 7 janvier 2016. Le 11 janvier, le document signé par 1128 universitaires est lu en public lors d’une déclaration de presse (plus de 1000 signatures supplémentaires arrivent la semaine suivante). Le lendemain matin, explosion à Sultanahmet dans le centre historique d’Istanbul (un événement notoire d’une faille sécuritaire d’envergure où 11 personnes sont mortes, mais qui ne semble pas avoir perturbé les affaires d’État). L’après-midi du même jour, le 12, discours du Président qui ne mentionne qu’en passant l’attentat terroriste du matin et attaque frontalement la pétition : nous, les universitaires, sommes traités de « pseudo intellectuels », une « foule informe », des « traîtres de la nation », des « forces de l’obscurité » qui se permettent de critiquer l’État turc et sont donc : des terroristes.
Le lendemain, le 13 janvier, déclaration du conseil supérieur des universités (Yükseköğretim Kurulu, YöK) qui assure du haut de la hiérarchie universitaire que des mesures disciplinaires seront prises par toutes les universités qui hébergent des personnes qui « soutiennent les terroristes ». Le même après-midi, discours de Sedat Paker, un personnage douteux proche du pouvoir, qui affirme vouloir faire abondamment couler notre sang pour ensuite se baigner dedans. D’un point de vue analytique et performatif, l’image n’est pas sans rappeler toute une panoplie de sacrifices pour satisfaire les dieux, le dieu, et autres puissants ; mais vécue au quotidien, c’est une réalité plutôt effrayante.
Le discours du Président a déchaîné une vague d’insultes, de menaces, de licenciements, de poursuites administratives et judiciaires, de fouilles et d’arrestations d’universitaires. C’est avec toute la puissance de son administration, de ses organes de communication et de sa machine de guerre que l’État inflige cette violence aux universitaires. Ce sont le Président de la République, le Premier ministre, beaucoup de petits ministres, le Conseil des études supérieures (YöK), des flics, des juges, des recteurs, des journalistes, des services spéciaux, des secrétaires et beaucoup de trolls qui encouragent la violence contre les signataires. Ils ont tous leur place dans la hiérarchie, presque tous mâles et croyants. Ce sont aussi des collègues, des étudiants et parfois de parfaits inconnus qui disent qu’ils ne vont pas te laisser respirer ici, sous ta photo qui circule sur Internet, après que la porte de ton bureau à l’université ait été marquée d’une croix.
C’est ainsi qu’assez vite, avoir des doutes sur le texte lui-même est devenu de mauvais goût. Parfois, même dans la vie d’universitaires, débattre de la qualité d’un texte devient embarrassant, hors sujet. Parfois aussi, il devient nécessaire de reconsidérer le principe de neutralité académique, et notre distance au monde. Par déformation professionnelle, nous cherchons des données quantitatives et qualitatives afin de pouvoir comprendre notre réalité. Nos sources sont des rapports produits par des chercheurs, des ONG et des groupes d’activistes, des discours de différents partis politiques, des récits et des témoignages de la population locale lus et vus sur les réseaux sociaux, des déclarations publiques des médecins, des habitants, des avocats et des syndicats qui vivent le conflit sur place, au Kurdistan de Turquie.
Nous n’étions plus neutres. Pendant des mois, nous avons aussi encaissé : deux mauvaises caricatures d’élections démocratiques, des attentats sanglants, des meurtres, des écoles vidées, des journaux fermés, des gens arrêtés à l’aube, des cadavres gisant sur le sol et pas d’ambulance, des corps calcinés à petit feu sous nos yeux, pendant des jours. Nous avons vu les derniers chrétiens quitter leurs églises, des gens s’avancer craintivement dans les rues avec des drapeaux blancs, et des milliers de migrations forcées. Nous avons mis du temps avant de rompre le silence, c’est peut-être ce qui explique le ton strident de la pétition. Nous prenons parti car il n’est plus possible d’être neutres – mais on peut toujours essayer d’être objectif.
Alors, après maintes déformations et reformulations, et malgré les risques encourus, de nombreux universitaires ont développé une certaine affection pour ce petit texte sans gêne et grinçant qu’ils/elles ont dû défendre. Et c’est ainsi qu’à la question « Qui a écrit le texte ? » posée lors des enquêtes administratives et criminelles, nous répondons immanquablement : nous.
Ensuite, la pétition des universitaires a aussi été critiquée parce qu’elle accuse le gouvernement turc et ne mentionne pas les autres acteurs de la guerre, les terroristes. Ainsi nous sommes accusés pour ce que nous avons dit, mais aussi pour ce que nous n’avons pas dit, pour notre silence biaisé. Et c’est autour de ces deux questions charnières que nous devons répondre à des hommes qui nous interrogent dans nos universités, au poste de police, par oral et par écrit, en présence de nos fantastiques avocats : L’État turc est-il criminel ? Le PKK est-il une organisation terroriste ?
Il est tout de même remarquable qu’un très grand nombre de personnes en Turquie – procureurs, avocats, policiers, doyens, interrogateurs, médias et trolls, recteurs, ministres et Président – soient en ce moment même mobilisées dans le but de demander à 1128 universitaires si l’État turc est criminel et le PKK une organisation terroriste. C’est pour trouver des réponses à ces questions brûlantes dont dépend peut-être notre liberté que nous avions exigé la création de commissions d’enquête pour que les violations des droits soient reconnues et jugées, et des dédommagements versés.
Car ce n’est pas à nous, universitaires, de déterminer si les responsables des violations sont des membres du PKK ou des forces armées turques, ou encore d’autres milices armées proliférant avec encouragement dans la région. Nous ne sommes pas de la police et c’est peut-être en partie cela qu’on nous reproche. Quels que soient les responsables, et que le PKK soit une organisation terroriste ou pas, rien ne donne licence à l’État turc pour fermer les écoles, faillir à donner des soins médicaux, détruire des quartiers entiers et terroriser la population.
A ces mauvaises questions nous cherchons donc à en substituer d’autres : Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés à ce degré de barbarie ? Comment les civils sont-ils morts? Qui a détruit les ressources humaines, naturelles, culturelles et économiques d’une région entière ? Comment allons-nous, en tant que société, réussir à faire face à tous ces traumatismes accumulés ? Quelles structures pour plus d’égalité et plus de justice ? Comment allons-nous recommencer à essayer de faire la paix ? C’est pour pouvoir répondre à ces questions que nous exigeons la démilitarisation des régions et les débats ; ce qui nous positionne clairement dans l’opposition.
Tous dans l’opposition, mais chacun avec différents degrés de politisation. Certains d’entre nous étaient déjà impliqués dans les nombreux mouvements sociaux pour les droits en Turquie. Il y avait des activistes parmi nous et des militants en herbe, enthousiastes des prises de décision horizontales et de l’organisation d’actions directes. D’autres préféraient passer le plus clair de leur temps en famille avec leurs enfants, ou dans leurs bibliothèques. Toutes générations confondues, il y en avait parmi nous qui avaient déjà été en prison ou en procès. Parmi les signataires les plus âgés, certains avaient vécu le coup d’État de 1980 alors que d’autres n’étaient pas encore nés. Nous avons ainsi eu la chance de rencontrer des signataires qui avaient déjà été jugés pour trahison en 1984 pour avoir signé une pétition qui exigeait plus de démocratie (Aydınlar Dilekçesi). Beaucoup ont signé simplement parce que la guerre est absurde, et tous se sont couchés un soir de l’hiver 2016 en se demandant si la police viendrait les embarquer au petit matin.
Certains s’étaient investis avec les universitaires pour la paix dès 2012, pendant les grèves de la faim dans les prisons. Ce mouvement se greffait sur une longue histoire terrifiante de luttes dans les prisons en Turquie. Une fois de plus, nous avons vu des milliers de prisonniers politiques perdre leurs emplois sous nos yeux, en direct, jour après jour. 243 universitaires avaient alors signé une pétition en soutien des prisonniers dont les demandes politiques nous semblaient légitimes (l’accès à ses avocats pour Abdullah Öcalan et le droit de se défendre en langue natale dans les cours de justice). Le réseau des universitaires pour la paix n’était alors qu’un collectif d’affinité politique connecté sur internet.
Dès 2013, avec le début officiel du processus de paix lancé par le gouvernement de l’AKP, certains universitaires ont participé à des ateliers de recherche sur les processus de paix dans le monde, en Afrique du Sud, en Irlande, au Rwanda, au Chili, dans 118 pays (selon l’un des premiers rapports des universitaires pour la paix). Le but était de contribuer aux efforts de paix en tant que chercheurs, d’analyser et de déterminer les mauvaises et bonnes pratiques enseignées par d’autres processus de paix. Puis, en utilisant des méthodes comparatives, de développer des lignes concrètes d’action politique qui soient applicables dans le contexte local et national d’une Turquie en conflit armé depuis presque 40 ans. En 2015, alors que nous avancions dans un processus enclin aux régressions comme tout autre processus de paix, nous nous sommes retrouvés dans un bain de sang. Nous n’avions jamais été si proches de commencer à faire la paix.
Malgré l’ampleur des agressions, peu de personnes ont retiré leur signature. Certains y ont été forcés sous la menace et d’autres ont sans doute senti que ce serait mieux ainsi. On ne peut pas juger. Ça n’a été facile pour personne de faire ses comptes avec soi-même, ses ambitions, sa carrière, ses priorités, ses responsabilités familiales et financières, tout en pensant à sa sécurité physique et en se demandant comment réussir à continuer à lire, écrire et enseigner dans ces conditions. Nous savions que nous prenions position, mais nous ne pouvions pas nous douter, ou prévoir de façon rationnelle, que nous irions jusqu’à nous faire menacer de déchéance de nationalité et de confiscation de propriété ; que ceux d’entre nous qui ont été licenciés ne pourront plus enseigner dans des universités en Turquie et devront donc quitter le pays ou changer de métier ; ou que certains passeraient des semaines en prison, à l’isolement. Il y a une certaine absurdité à se voir retirer ses droits fondamentaux pour avoir signé un document pour la paix. Il y a aussi une certaine force qui émerge quand on brise un silence collectivement, ensemble pour une cause qui nous semble juste et contre une guerre que nous soutenions tacitement par notre silence.
Et puis il y aura toujours tous les silencieux et les autres, très bruyants et très nombreux ; ceux qui nous ont attaqués, menacés, licenciés, ceux qui ont désiré nous faire violence et qui en ont profité. Ces administrateurs et bureaucrates, penseurs, journalistes et artistes avaient déjà pris parti pour le pouvoir au cours des dernières années. Cela s’est fait de façon très publique et performative, avec des invitations officielles au grand palais du Président, la presse, et beaucoup de sécurité. Certains ont reçu des prix et des privilèges et ils ont accepté de s’humilier en public pour prouver leur soumission. On a noté le nom de ceux qui ont refusé. Beaucoup ne seront jamais invités. Les nouveaux intellectuels du pouvoir font partie de la machine de guerre et c’est avec zèle qu’ils ont signé une contre-pétition, celle des «universitaires pour la Turquie». Pour eux, être pour la Turquie, c’est aussi désirer et profiter de la guerre.
Ils sont partout et ils sont nombreux ; nous sommes peu mais nous sommes aussi partout. Il y a des professeurs, des assistants, des associés, des doctorants, des adjoints, et des retraités pour la paix. Nous avons signé dans le Sud du pays, au Nord, dans la capitale, au bord de la mer, dans des grandes villes et dans des petites régions arides. Biologistes, économistes, sociologues, psychologues, ingénieurs, petits, grands, avec des lunettes ou des piercings, tous ont signé sur Internet.
Il y a aussi beaucoup de femmes parmi nous. Les femmes ont toujours eu leur place dans le système éducatif en Turquie. « La femme » kémaliste était professionnelle, bien éduquée et stricte, féminine sans être sexuelle, surtout pas voilée. Aujourd’hui, « la femme » peut étudier mais elle doit néanmoins être mère avant tout et elle aime porter le voile de son plein gré. Elle doit comprendre son devoir de soumission et de reproduction et accepter de subir la violence verbale et physique légitimée par les médias proches du pouvoir et toute la hiérarchie. Cela dit, les rues et les universités sont pleines de femmes qui savent transformer leur rage en action. Les femmes en Turquie produisent des données et partagent des connaissances parce qu’elles sont sur le terrain et écoutent les témoignages des femmes en zones de guerre. Il y a beaucoup de femmes parmi les universitaires pour la paix et beaucoup de femmes dans le mouvement contre la guerre. Les femmes activistes se positionnent contre leur gouvernement, contre tous les hommes armés en Turquie et dans les pays avoisinants, les grandes puissances, les violences quotidiennes, les marchands d’armes et autres néolibéraux qui profitent de ces guerres.
La décision de signer a été prise de façon individuelle et autonome, avec une vague de motivation collective. Et puis, ensuite, chacun a commencé à ressentir la pression à sa façon, avec des intensités différentes selon ses conditions matérielles et géographiques, selon la part plus ou moins fascisante du corps enseignant et étudiant, des médias locaux, de l’administration de l’université et de la ville.
Parallèlement, c’est un puissant réseau de solidarité et d’échanges intellectuels qui s’est mis en place, a grandi et s’est organisé en comités locaux et régionaux, autour de questions légales, dans des universités spécifiques, sur l’internet et les médias sociaux. Le travail méticuleux de collecte et d’archivage de données quantitatives, tout comme le travail de traduction quasi simultanée en de multiples langues, a été épaulé par ceux qui se sont auto-nommés les amele des universitaires pour la paix, les travailleurs de longues heures laborieuses. Il faut souligner la puissance de nos avocats, professionnels dans la défense de procès politiques, montagnes de savoir et travailleurs acharnés. Aussi charmants au quotidien que brillants lorsqu’ils/elles plaident dans l’énorme palais de justice, eux aussi ont été embarqués chez eux à l’aube, et certains sont toujours en prison.
Nous avons reçu de nombreuses déclarations publiques de soutien international. Des individus, des instituts, des départements, des associations universitaires partout dans le monde ont manifesté leur solidarité très vite. Nous avons reçu de très beaux textes sur la liberté d’expression, la liberté de pensée, la démocratie, l’autonomie des universités et le rôle des penseurs. Ensemble, nous avons mis en place des actions de soutien direct pour les universitaires et nous avons fait monter la pression politique et médiatique. La solidarité s’est déployée autour d’efforts collectifs basés sur l’engagement de beaucoup de très belles personnes. Sur place, les mouvements en soutien des universitaires se sont multipliés : étudiants pour la paix, avocats pour la paix, footballeurs pour la paix, acteurs pour la paix, journalistes pour la paix, médecins pour la paix, maisons de publications pour la paix, écrivains pour la paix et de nombreux autres. Dans ce processus, nous avons aussi et surtout entendu et reconnu des personnes qui continuent d’être menacées et éliminées en notre nom.
Ainsi, pour de nombreux universitaires en Turquie, l’année 2016 commence en lutte avec l’État turc et en tension avec l’université en tant qu’institution. C’est aussi la vie quotidienne qui bascule avec les menaces physiques et les procédures administratives et criminelles à base légale douteuse. Les interrogatoires sont imprévisibles et sans clair chef d’accusation ; des charges allant de l’insulte à l’État à la propagande terroriste circulent avec des chiffres : article 301, jusqu’à 7 ans de prison, 800 étudiants en prison, 1200 personnes en procès pour insulte au Président, des centaines de journalistes, 28 avocats embarqués, un matin. Certains soirs, il vaut mieux aller dormir ailleurs et penser à sécuriser ses données, ordinateurs, téléphones et tout ce qu’on ne veut pas voir manipulé par la police. Penser à ce qu’on a à cacher, et rester calme.
Dans notre cas, comme dans tous les autres cas, et comme dans une mauvaise comédie dramatique, il y a un Président omniprésent qui sait tout, qui est partout et qui décide de tout. Puis, en ce qui nous concerne, il y a le YÖK, institution héritée du coup d’État militaire de 1980 qui gère l’éducation supérieure. Tout passe par le YÖK : la reconnaissance de nos diplômes, nos embauches et nos titres. Dans les universités les recteurs sont choisis directement par le Président de la République, souvent sans prendre en compte les votes des membres du corps enseignant qui choisissent leurs candidats lors d’élections. Pour être cadre dans une université il faut avoir internalisé la vision du Président et il faut aussi se réjouir de commencer l’année académique par une réunion à laquelle assistent des forces de police et des unités spéciales en charge de la sécurité militarisée des universités.
Les doyens et recteurs des universités proches du pouvoir ont le profil d’un papa abusif. Ils te disent à toi, universitaire de 26 à 68 ans, quoi penser, et comment agir. Ils se donnent le droit de commenter ta vie privée ; ils posent rarement des questions et celles-ci ne sont jamais de nature intellectuelle. Ils « savent » des « choses » sur toi. Il y en a qui sont petits, complexés, mal-aimés, puissants parce que médiocres. D’autres ont une mission et de grandes ambitions, ils opèrent par petites remarques disciplinaires et parlent d’ennemis et de soumission aux ordres ; jamais de livres ou d’idées. Ils ont des agents et des espions parmi les gardiens et les étudiants. Il existe des étudiants qui dénoncent leurs professeurs, et des professeurs qui dénoncent leurs étudiants. Les universités sont militarisées, parfois de vrais champs de bataille avec des conflits armés entre étudiants dont certains sont soutenus par des flics qui prennent toujours le parti du pouvoir. Il y a des étudiants espions, des étudiants en prison, et aussi des étudiants qui ne demandent qu’à être jeunes et libres.
Malheureusement, loin d’avoir pour ambition la formation et l’expansion des capacités intellectuelles des jeunes, la mission du système éducatif, dès la création de la République en 1924, a été de servir l’État nation turc. Les universités en Turquie, tout comme les écoles, ont longtemps été le bastion des Kémalistes, c’est-à-dire que toutes les institutions de savoir fonctionnaient dans le cadre d’un nationalisme turc séculaire, à ambition moderne, avec une administration centralisée, en langue turque, avec une histoire turque, des mythes, des guerres et des ennemis. Beaucoup de personnes et de groupes ont été marginalisés, assimilés de force ou éliminés dans le but d’imposer cette vision amputée de la société et de l’histoire de la Turquie, comme par exemple les Arméniens, les Rums, les Alévis, les Musulmans pratiquants, les Kurdes. Pendant des années, c’est l’armée qui a maintenu le sécularisme kémaliste et qui a été la garante de la nation.
Le Président actuel a contribué à neutraliser les militaires et à démanteler une partie de la machine kémaliste tout en permettant des développements dans le domaine de la démocratisation et la reconnaissance des droits des minorités. Il a aussi ouvert la voie pour que l’islam soit plus présent dans le curriculum et déterminant dans les structures du système éducatif. Dans ce but, il a instrumentalisé la question des femmes. Il s’est greffé sur un débat existant (auquel de nombreux signataires de la pétition pour la paix avaient participé quelques années auparavant) pour le droit des femmes voilées à aller à l’université et travailler dans l’administration. Car il fut en effet un temps où les musulmans pratiquants en Turquie étaient une minorité opprimée et exigeaient l’abolition du YÖK, qui entravait les droits à l’éducation des femmes au nom du sécularisme. Aujourd’hui le YÖK est une institution clone du Président.
En Turquie, la mission première des écoles et des universités a donc historiquement été de renforcer l’État. Quels que soient les hommes au pouvoir, il y a continuité dans la folie d’une historiographie nationale sans cesse amputée et triturée, dans les divagations au sujet de la pureté ethnique et dans la passion de l’unicité, bien délimitée par des frontières. Terre aride pour la pensée critique, certains sujets ont longtemps été tabous. Interdit de consacrer des recherches aux minorités ethniques et religieuses ou sexuelles, qui d’ailleurs « n’existent pas ». Interdit de lire certains auteurs, interdit d’écouter certaines musiques, interdit de reconnaître l’existence de certains personnages et faits historiques, interdit de parler des langues et de prononcer certaines lettres de l’alphabet. Interdit dans la loi, et pas du tout recommandable dans la rue, où toutes ces activités plutôt banales peuvent entraîner la mort.
Les penseurs qui ne vont pas dans le sens du pouvoir ont toujours eu la vie dure en Turquie. C’est un peu enivrant de se retrouver dans une lignée de joyeuses personnalités fascinantes en littérature, dans les arts et les sciences en Turquie, hommes et femmes de différentes ethnies et religions, qui, au cours du siècle, ont contesté le pouvoir qu’il soit kémaliste, capitaliste, islamiste et/ou militariste. C’est aussi navrant de savoir que beaucoup d’entre eux ont dû quitter le pays, ont été exécutés, ont fait de la prison ou du moins ont dû se défendre devant un tribunal. Au quotidien, on se surprend à penser à eux et à ce qu’ils/elles avaient écrit au sujet de l’exil ou et de la prison.
C’est aussi très instructif de se retrouver en train de subir le traitement que nous voyions depuis des mois être infligé aux membres du parti majoritairement kurde, le Parti Démocratique des Peuples (HDP). Pendant la double campagne électorale en 2015, nous nous sommes réveillés un matin pour apprendre que 130 bureaux du HDP avaient été incendiés. Les auteurs de ces crimes n’ont jamais été mis en examen, peut-être parce qu’une partie de la population les considère comme une belle manifestation d’amour de la nation. Les membres du HDP, malgré leur succès électoral dans des conditions loin d’être démocratiques, vivent sous menace quotidienne. Déterminés à participer au jeu politique, nombre de ces parlementaires ont passé du temps en prison dans les pires conditions imaginables et ont perdu des proches dans la guerre. Leur diligence et leur résilience méritent reconnaissance et respect car la quantité et la brutalité des discriminations et attaques racistes envers les Kurdes dans toutes les institutions de l’État, dans le sport, dans les médias, au parlement, dans la rue, dans l’emploi est en réalité une vraie maladie raciste nationale.
Depuis des années, ceux qui produisent des connaissances au sujet des Kurdes travaillent dans l’isolement et dans des conditions dangereuses. Pendant longtemps il a été impossible de lire, de traduire ou d’analyser des textes car les langues kurdes « n’existaient pas ». De nombreuses sources ont été régulièrement détruites et/ou rendues inaccessibles. Ces chercheurs ont dû vivre en exil, avec très peu de moyens et toujours sous la menace. Ils/elles ont souvent vécu des vies précaires, sans accès aux fonds, aucune revue pour publier leurs articles, et pas de reconnaissance institutionnelle. Le travail et le talent ne sont pas suffisants pour intégrer le système universitaire.
C’est entre autres grâce à la persistance de ces chercheurs dont beaucoup sont d’origine kurde, à leurs ambitions et à leur bagage intellectuel que certains milieux universitaires ont connu une vague stimulante de production de savoirs dans les années 2000 en Turquie. Nous avons vu apparaître des dictionnaires, des publications bilingues, des traductions et des explorations de textes théoriques à tendances post-structuralistes, autonomes, féministes, écologiques et anti-capitalistes. Cette ébullition est le résultat des années de travail accumulé par des chercheurs de toutes origines, et non le résultat de la grâce accordée par un Président qui aime à se vanter de sa propre largeur d’esprit. Dans les années 2000, les amphithéâtres des universités ont accueilli pour la première fois des conférences sur les sujets liés aux Kurdes. Les salles étaient pleines à craquer avec des jeunes et des moins jeunes en soif d’outils pour penser leur réalité et apprendre à débattre de leur histoire. Certains de ces jeunes sont en prison aujourd’hui, et d’autres sont morts.
La majorité des signataires de la pétition des universitaires pour la paix ne sont pas des spécialistes en Kurdologie, une branche de recherche interdisciplinaire dont la légitimité universitaire peine à être reconnue en Turquie et ailleurs. Beaucoup d’entre nous ne suivions les développements dans ce champ de recherche que par curiosité intellectuelle, avec peut-être l’ambition modeste de comprendre un peu mieux notre quotidien et notre histoire, et le devoir de faire notre travail de réflexion. Les connaissances de nos collègues qualifiés pour entreprendre ces recherches sont précieuses, nous réclamons notre droit à lire et bénéficier de leurs travaux.
Finalement, signer une pétition est une forme d’action politique plutôt passive et potentiellement insignifiante qui dans ce cas particulier a fait beaucoup de bruit. Nous n’avions pas signé par désir d’attirer l’attention ; nous aurions tous pu nous passer de ces massacres, de ces nuits anxieuses et de ces nouvelles incertitudes dans nos vies.
Au-delà des conditions de guerre décrites ci-dessus et de la montée en flèche de mesures répressives pour tous, les universitaires en Turquie ont toujours travaillé avec de nombreux interdits et dans des conditions précaires. Contrairement aux dires du Président, nous ne sommes pas une poignée de privilégiés qui se la coulent douce grâce aux salaires somptueux de l’État tout en travaillant pour les forces du mal. Notre profession nous force à travailler avec discipline et un sens de l’éthique. Tout n’est pas à vendre dans les universités, même si on peut acheter certaines personnes, remplir des postes, se faire offrir des diplômes, et si bientôt le plagiat sera un sport national.
Nos amis et collègues syriens, iraniens et égyptiens témoignent par leurs travaux de la manière dont leurs terres ont été transformées progressivement en prisons. En Inde, des universitaires sont en mouvement face au nationalisme hindou, en Afrique du Sud contre le racisme et l’inégalité ; en Europe contre les politiques néolibérales. Partout les universitaires posent des questions au sujet des politiques migratoires, de l’environnement, des droits et de la démocratie. Contre toutes les guerres glocales, notre désir d’un monde meilleur s’accommoderait volontiers d’une grosse explosion dans la production et la circulation de la pensée critique à ambition libertaire.