En 1967, le maire de New York, John Lindsay, propose de réorganiser le système scolaire centralisé de la ville et met en place trois districts expérimentaux dont celui d’Ocean Hill Brownsville. Ces districts autonomes sont accueillis favorablement par les associations de lutte contre la pauvreté, majoritairement Afro-Américaines, qui considèrent qu’il s’agit là d’un moyen efficace de pallier les échecs et défauts du système éducatif de la ville. En 1968, les responsables du nouveau district autonome d’Ocean Hill Brownsville réunis en conseil scolaire, décident du renvoi de 19 enseignants blancs pour les remplacer par des enseignants Afro-américains. Ce renvoi est à l’origine de l’un des mouvements de grèves les plus dures dans l’histoire des écoles de la ville de New York. La grève, qui dure plusieurs mois, provoque la colère de parents Afro-Américains et Latinos qui, soutenus par plusieurs associations, organisent un contre-mouvement de réouverture des écoles. En dépit de la contre-mobilisation, le syndicat d’enseignants United Federation of Teachers obtient gain de cause, ouvrant la voie à la réintégration des enseignants renvoyés. L’épisode a longtemps été retenu comme un moment de rupture entre militants blancs et juifs -enseignants et membres de United Federation of Teachers- d’une part et les communautés Afro-américaines d’autre part. Les premiers, anciens soutiens du Civil Rights Movements, seraient ainsi tombés en disgrâce sur fond d’émergence d’un antisémitisme des Noirs comme moteur de la mobilisation. Une telle lecture est aujourd’hui remise en cause1, notamment parce qu’elle masque les dynamiques à l’œuvre dans les mobilisations des minorités ethno-raciales, en particulier dans le domaine de l’éducation dans les années 1960 à New York.

L’épisode de Ocean Hill Brownsville est l’exemple le plus connu d’un mouvement en faveur de l’éducation et appelant à la réforme de l’institution scolaire au nom d’une lutte émancipatrice pour les populations pauvres et discriminées des centre-villes urbains américains. Le cas des Portoricains est à ce titre particulièrement intéressant : migrants « internes » dans la mesure où ils sont citoyens américains, ils subissent à l’arrivée dans la métropole une injonction forte à l’assimilation qui est massivement rejetée par des militants à partir des années 19502 . Les revendications dans le domaine de l’éducation s’accompagnent à partir de la fin des années 1950 de l’affirmation d’une identité portoricaine spécifique. Le projet est d’être reconnu comme une minorité raciale, au même titre que les Afro-américains, tout en marquant sa spécificité : « along Blacks but not as Blacks »3. Les organisations portoricaines de New York, mobilisées dans les années 1960 et 1970, portent ainsi des objectifs qui n’ont pas toujours réussi à être conciliés : l’émancipation du groupe (qui passait par l’éducation et la réussite scolaire des enfants) et la légitimité comme porte-paroles. La tension entre ces deux enjeux reposant sur la nécessité de tenir ensemble un ancrage local, avec une composante culturelle (l’affirmation d’une identité portoricaine) et le développement d’une expertise et des formes de professionnalisation permettant la « certification »4 par les pouvoirs publics. Ces dynamiques sont au cœur de mobilisations portoricaines depuis les années 1950 et seront mises au jour grâce à l’analyse des enjeux défendus et celle de trajectoires militantes5.

De l’injonction assimilationniste à l’affirmation d’une identité

Territoire américain depuis 1898, Porto Rico connaît, dès le début du XXe siècle, des départs de travailleurs vers la métropole américaine. Citoyens américains depuis 1917, les Portoricains migrent en nombre vers les Etats-Unis et en particulier dans la ville de New York après la Deuxième Guerre mondiale. Aux quelques milliers de Portoricains présents depuis plusieurs décennies, se mêlent de nouveaux migrants qui, pour la majorité d’entre eux, vivent dans les quartiers pauvres de la ville de New York. Avec le début de cette Great Migration, le gouvernement local de Porto Rico établit en 1947 le Bureau of Employment and Migration dans la ville de New York, rebaptisé Migration Division of the Department of Labor of Puerto Rico en 1951 dont la mission est d’assister les primo-arrivants en encourageant la création d’associations, l’assimilationnisme et l’entraide plutôt que la contestation, cel, afin de diffuser une image positive des Portoricains dans la ville6.

L’une des actions de cette Migration Division fut de favoriser le regroupement de jeunes Portoricains « prometteurs », souvent des étudiants ou des travailleurs sociaux, afin qu’ils créent, ensemble, des associations. C’est dans ce cadre qu’Antonia Pantoja, l’une des grandes figures du « mouvement portoricain », a rencontré les personnes avec qui elle a mis en place plusieurs organisations7. Née à Porto Rico en 1922, elle arrive sur le continent américain, diplômée de l’université de l’île. Après quelques mois de vie bohème avec un groupe d’artistes, elle est embauchée comme travailleuse sociale auprès de la population portoricaine d’East Harlem au début des années 1950.

La plupart des autres travailleurs sociaux de l’agence qui l’embauche sont Blancs, ce qui pose problème à Pantoja car ils connaissent très peu la population portoricaine. L’essentiel de l’action promue consiste à encourager les Portoricains à « aller vers les autres », ce qui doit contribuer à la déségrégation notamment scolaire. Pantoja juge le travail du centre social inefficace, sans aucune prise avec la réalité de la population qu’il est censé servir et décide de retourner à l’université se former en préparant un diplôme en travail social. La scolarité dans une université publique de New York est quasiment gratuite, elle y suit des cours du soir tout en continuant son travail la journée. Elle tente d’intégrer des associations étudiantes (d’abord « Hispanique » puis « Européenne ») mais, face au racisme dont elle est victime au sein des deux groupes et qu’elle relie au fait d’être Afro-portoricaine, elle décide de former un groupe d’étudiants portoricains. Elle se met ainsi à la recherche d’autres Portoricains sur les campus de la City University of New York. Ces jeunes organisent dans les appartements des uns et des autres des discussions politiques notamment sur l’avenir politique de Porto Rico. Pantoja attribue la volonté de passer des discussions à l’action à la fréquentation de jeunes activistes Afro-américains qui se rendent aux réunions et encouragent l’engagement des Portoricains « pour leurs droits ». Elle est aussi liée aux possibilités d’être aidés dans la mise en place d’une organisation par la Migration Division qui proposait à la fois des espaces de réunions et une aide logistique. C’est d’ailleurs sous son égide qu’est créée l’Hispanic Young Adults Association (HYAA) qui a pour mission de valoriser les parcours modèles de certains jeunes Portoricains. Pour Antonia Pantoja, cette orientation ne peut cependant permettre l’émergence d’un leadership portoricain. Pour cela, elle considère comme essentiel d’interpeller les pouvoirs publics et de participer à la politique locale. Une partie des fondateurs de HYAA décide ainsi de s’affranchir de la Migration Division et crée une association qui doit pouvoir répondre aux « besoins spécifiques » des Portoricains en interpellant les agences municipales. Pour Pantoja, il s’agit de mettre en œuvre une politique de community development. La Puerto Rican Association for Puerto Rican Affairs (PRACA) voit ainsi le jour en 1956 et remplace HYAA, le changement de nom correspondant à une affirmation de la spécificité des problèmes rencontrés par les Portoricains. Il est alors proposé à Pantoja de travailler pour un bureau de la mairie de New York, le Mayor’s committee on Puerto Rican Affairs mais elle refuse pour continuer à travailler « dans la communauté ». Les fondateurs de PRACA qui disent s’inspirer de la NAACP – association de défense des droits des Afro-américains par des actions en justice créée au début du XXe siècle – veulent organiser une forme de défense de la communauté en tentant non seulement de changer l’image des Portoricains dans le système scolaire, mais en participant activement aux instances municipales en charge de l’éducation. En 1961, Pantoja et certains fondateurs de PRACA décident de créer une autre organisation dans laquelle serait formée une génération de jeunes leaders portoricains. La nouvelle association n’était alors pas conçue comme une agence fournissant des services (comme de la garde ou du soutien scolaire) mais comme un soutien au développement du leadership des jeunes Portoricains8. Pantoja s’active pour rencontrer les responsables de fondations privées et d’agences municipales susceptibles de financer le projet. Les premières expériences de Pantoja lui ont en effet permis de développer une réelle expertise des modes de financements du travail social dans la ville de New York. Après l’obtention de fonds de cinq fondations privées, l’équipe met en place ASPIRA (du verbe espagnol aspirar : aspirer à), avec pour missions : repérer des jeunes Portoricains dans les lycées de la ville, créer avec eux des clubs au sein de leurs établissements scolaires et organiser des cours sur l’histoire et la culture portoricaine tout en valorisant l’excellence scolaire et en encourageant l’accès aux études supérieures. Les clubs se multiplient dans la ville et les jeunes sont encouragés à s’impliquer dans la vie associative locale, à devenir des modèles pour les plus jeunes et à viser l’excellence scolaire. Pantoja indique l’importance de développer un leadership portoricain autonome du gouvernement et des velléités « coloniales » de la Migration Division. Le travail d’ASPIRA consiste en un encouragement à intégrer les rouages politiques locaux tout en développant une norme d’excellence auprès des jeunes Portoricains. ASPIRA a eu un rôle fondamental dans l’encadrement de la jeunesse portoricaine, le développement d’une identité culturelle valorisée et une forte aspiration au changement social par l’engagement pour la communauté. On estime que plus de 30.000 jeunes sont passés par ASPIRA en 30 ans et on retrouve dans plusieurs organisations de mouvements sociaux des années 1960 et 1970 des personnes y ayant été initialement formées.

Les critiques développées par Pantoja et les orientations données à ASPIRA correspondent au développement à la même période du community organizing théorisé par Saul Alinsky9. On retrouve d’ailleurs, dans la pure tradition alinskienne, une définition des rôles avec des individus de la community qui s’organisent suite à un grief ; les membres très actifs deviennent des leaders et un coordinateur de l’ensemble, venu de l’extérieur de la « communauté », devient un organizer. L’image de ce dernier dans les années 1960 et 1970 est celle d’un berger errant arrivant dans un quartier pour aider à la mobilisation des groupes locaux avant de repartir. Le rôle d’Antonia Pantoja a ainsi été celui d’un organizer puisque tout au long de sa vie, elle a contribué à la création d’une dizaine d’organisations. La spécificité de son engagement tient néanmoins au fait qu’il a toujours été en faveur de la population portoricaine.

La mobilisation des quartiers populaires : entre financements fédéraux et ‘community control’

De telles initiatives ont pu se développer et se pérenniser pendant les années 1960 grâce au développement d’aides financières attribuées par le gouvernement fédéral aux community-based organizations. A partir du début des années 1960, sous l’impulsion de l’Etat fédéral et d’organisations philanthropiques se mettent en place des projets de mobilisations des populations des quartiers populaires pour sortir de la pauvreté10. Il s’agit alors de mobiliser les résidents des quartiers pour qu’ils fassent pression sur les services sociaux, ceux du logement et de l’éducation de la ville. L’idée était que de telles mobilisations pouvaient permettre un accès et exercer une influence sur les instances de pouvoir au niveau de la municipalité et de l’Etat. Ce dispositif législatif conduit à la multiplication des community-based organizations, des associations ancrées localement, dans les villes américaines dans les années 1960.

Les programmes de la War on Poverty permettent ainsi à de nombreuses associations de bénéficier de ressources financières pour se développer, notamment par un renforcement de la « démocratie locale ». Certains enjeux et secteurs sont considérés comme prioritaires dans la lutte contre la pauvreté en milieu urbain, notamment l’éducation. Des community-based organizations se mettent en place avec comme principal objectif la réussite scolaire des enfants des milieux les plus démunis.

Au fil des années 1960, se renforce l’idée que ceux qui contrôlent les écoles sont incapables d’assurer une éducation de qualité pour les populations pauvres et ne prennent pas en compte les besoins spécifiques des enfants de certains groupes, notamment les Portoricains. La question de la décentralisation du système éducatif rencontre un large écho auprès des minorités de la ville et c’est sa version la plus radicale, le community control, qui sera notamment défendue par plusieurs associations portoricaines de la ville, en particulier dans le sud du Bronx.

D’après le recensement de 1970, 1.5 millions de personnes vivaient dans le Bronx à l’époque, dont le 1/3 dans la partie appelée South Bronx. Dans cette zone, 65% de la population était portoricaine, on comptait 3% de Noirs, les autres groupes représentant les 2% restant. La région était caractérisée par un habitat ancien et souvent insalubre, une mortalité infantile importante (30,3/1000 comparé aux 24,4/1000 dans le reste de la ville). 70% des salariés occupaient des emplois peu ou pas qualifiés. Dans le domaine éducatif, près de 80000 enfants en âge d’être scolarisés vivaient dans le South Bronx. 2/3 des lycéens quittaient le système scolaire sans diplômes (contre 25% dans le nord du Bronx) et près de 65% des enfants n’avaient pas, à la fin du primaire, un niveau satisfaisant en lecture11. C’est dans ce contexte que naît United Bronx Parents (UBP), une « grassroots self-help organization » dont le rôle est d’impulser des réformes dans le domaine de l’éducation au niveau de la ville de New York tout en luttant quotidiennement pour une meilleure prise en compte des besoins des enfants portoricains grâce à l’implication des parents dans les établissements scolaires. Telle est la mission officielle d’UBP face aux directives fédérales de la Guerre contre la pauvreté. En effet, l’ambition est locale, ancrée dans la communauté par l’action de parents portoricains eux-mêmes. A l’initiative de l’association, on trouve Evelyna Antonnety, ancienne présidente d’association de parents d’élèves, avec un passé de militante politique. Née en 1922 sur l’île de Porto Rico dans un petit village de pêcheurs, Antonetty a été envoyée chez un oncle et une tante à New York à l’âge de 11 ans en raison de la pauvreté de ses parents. Sa mère et ses deux plus jeunes sœurs la rejoignent deux ans plus tard dans le quartier de Spanish Harlem à Manhattan. Elle relate, dans un entretien de 1976, son expérience d’enfant hispanophone dans le système éducatif américain : un sentiment de rejet est commun, selon elle, à l’ensemble des enfants de la Caraïbe et d’Amérique Latine. Il est au cœur de son engagement en faveur de l’éducation bilingue12. Au cœur de Spanish Harlem, elle est ainsi exposée aux multiples associations et organisations politiques portoricaine très actives pendant la Grande Dépression et évoque une atmosphère de « progressive politics ». En outre, sa famille est décrite comme très politisée. Elle intègre l’un des meilleurs lycées de Harlem, Wadleigh High School mais ne poursuit pas d’études supérieures faute de moyens et commence à travailler dans la laverie d’un hôtel. Par l’intermédiaire d’une tante, elle rencontre le syndicaliste et activiste Jesus Colon qui lui offre sa cotisation à l’International Workers’ Order. A la fin des années 1930, elle participe à la campagne de Vito Marcantonio, le seul communiste élu au Congrès américain et représentant d’un district de Harlem. Après son premier mariage au début des années 1940, elle déménage dans le sud du Bronx et est embauchée dans un syndicat de l’industrie automobile. Lorsque ses enfants sont en âge d’entrer à l’école, elle constate les difficultés rencontrées par les enfants et les parents hispanophones. Soumis à des tests en anglais, qu’ils ne réussissent pas, ils sont placés dans des classes pour élèves déficients. Elle explique ainsi :

« C’est là que j’ai commencé à voir l’école comme un ilot. Après 15h, tout le personnel de l’école mettait la clé sous la porte et quittait le quartier. Ils n’apportaient rien au quartier. Dans l’école, aucun professeur n’était d’ici ! »13

Elle explique ainsi que la création d’UBP fait suite au constat d’une trop grande rigidité de l’administration scolaire et surtout, de l’absence de prise en compte des besoins particuliers des enfants portoricains. Elle réunit alors des parents du South Bronx dont certains étaient membres de l’association qu’elle présidait précédemment. L’association fonctionne pendant un an sur une base uniquement volontaire et informelle, jusqu’à l’obtention d’un premier financement fédéral. Celui-ci est suivi de plusieurs autres par divers services de la ville de New York et des fondations privées, ou encore des groupements comme Urban Coalition. La recherche de financements devient ainsi l’une des activités principales de la directrice de l’association. L’organisation développe parallèlement des centres de leadership pour les parents – afin de leur permettre d’avoir un rôle dans les écoles- et une expertise sur les questions éducatives dans la ville de New York. L’association forme les parents à interroger les responsables d’établissements scolaires sur les effectifs, les résultats, les programmes. Plusieurs agences ou organisations New Yorkaises utilisent également les rapports développés par l’association qui gagne ainsi une visibilité sur ces questions. C’est notamment par un effort d’organisation interne que l’association gagne en légitimité face aux institutions. Ainsi, un conseil d’administration composé d’une quarantaine de membres est mis en place quelques années après la création de l’association et constitue une sorte de comité d’experts et de conseils pour les grandes orientations de l’action. Regroupant des professionnels, des universitaires et des « personnalités qualifiées », il garantit le « professionnalisme » de l’association qui, couplé à l’ancrage local, confère à UBP le rôle de représentant des Portoricains. Autrement dit, la délégation de pouvoir est renforcée par le caractère « professionnel » des leaders. A la fin des années 1960, UBP est l’une des principales organisations du Bronx à être financée.

Outre la formation des parents à intervenir dans la sphère scolaire pour défendre les intérêts de leurs enfants, l’association développe progressivement un discours et des actions autour de la notion de community control. Celui-ci est présenté comme la volonté de bouleverser les rapports de pouvoir au niveau local en faveur des moins puissants. Considérant la centralisation du système éducatif new-yorkais comme un problème, UBP participe ainsi activement à la contre-grève d’Ocean Hill Brownsville. L’identification du système éducatif à une institution centralisée apparaît comme l’un des obstacles à la réforme. L’implication forte au niveau local permettait la mobilisation d’un nombre conséquent de personnes lors d’épisodes précis de mobilisation. Ainsi Evelina Antonetty qui maintenait des liens avec des leaders Afro-américains du Mouvement des droits civiques a également joué un rôle important dans la participation de parents portoricains lors de la mobilisation contre la grève d’Ocean Hill Brownsville. Près de 600 parents mobilisés par UBP sont ainsi en mesure de faire rouvrir 96 écoles sur un total de 102. Le puissant syndicat d’enseignants United Federation of Teachers obtient gain de cause : la réintégration des enseignants renvoyés. Mais la période est présentée par Antonetty comme un moment unique de solidarité de la « communauté ».

Des associations se revendiquent aujourd’hui des organisations actives pendant le Mouvement des droits civiques. C’est le cas de l’association United Puerto Ricans Organization of Sunset Park (UPROSE) créée en 1968, grâce aux programmes fédéraux afin de lutter contre la pauvreté des habitants portoricains de ce quartier de Brooklyn par l’implication des résidents et en particulier des plus jeunes. Après quelques années de relative inactivité, l’association est dynamisée par l’arrivée de Elizabeth Yeampierre en 1996. Celle-ci se donne pour mission de répondre aux problèmes spécifiques des Portoricains, avec l’aide d’un personnel portoricain qui servirait notamment de modèle aux jeunes du quartier. En 2006, la directrice d’UPROSE insistait sur son passé d’Aspirante (ancienne d’ASPIRA) dans sa jeunesse et affirme diriger l’association selon les mêmes principes d’excellence, d’affirmation identitaire et de leadership.

UPROSE a cependant dû faire face, depuis une vingtaine d’années, à des changements démographiques importants. Les familles portoricaines ont été progressivement remplacées par les migrants mexicains, dominicains ou palestiniens. Pour autant, dans le cadre d’un programme d’empowerment des jeunes du quartier appelé Youth Justice at the Table, mis en place au début des années 2000, sont organisés des ateliers sur la justice sociale où le « mouvement portoricain » est pris comme modèle. La participation active des jeunes dans le processus décisionnel au sein de l’association doit leur permettre une plus grande estime d’eux-mêmes et partant, des résultats scolaires meilleurs par le « développement de l’esprit critique ». La méthode, d’inspiration « alinskienne » consiste également à bouleverser les rapports de force au niveau local. Ainsi, la responsable de l’association expliquait lors d’un entretien qu’en tant qu’association locale, « community-based », UPROSE peut siéger au community board – une sorte de conseil de quartier – pour discuter des questions affectant celui-ci et permettre de développer les liens entre les conseils municipaux et les habitants. Face au refus des membres du conseil de laisser siéger les jeunes de son association, elle a organisé une occupation du lieu de réunion par les jeunes pour imposer à la fois leur présence et leur prise en compte. Pour Yeampierre, cette action se situe dans la droite lignée de celles menées par les organisations portoricaines fondées dans les années 1960.

Conclusion

En dépit de l’action et du dynamisme d’une association comme UPROSE, force est de constater que la logique d’actions locales, de proximité, community-based et d’organizing a été remplacée par celle du youth development menée par des organisations n’ayant plus de véritable ancrage local. Rodriguez-Morazzani14 montre que cette logique souvent évoquée par les responsables portoricains depuis les années 1980 est fondée sur trois principes: la fierté culturelle, une croyance forte dans le rôle de l’éducation dans l’élévation sociale et l’engagement en faveur de la communauté (community service). Dans l’idéal, les organisations portoricaines doivent dans leur action combiner ces trois éléments. Grâce aux valeurs inculquées à l’occasion de leur passage par les organisations, les futurs leaders accèdent à des études supérieures avant de mettre leurs connaissances au service des Portoricains pour l’élévation sociale de la communauté. Le succès de cette vision volontariste du leadership repose sur l’engagement individuel des jeunes Portoricains. Les succès individuels sont mis en avant et l’avancement du groupe est conditionné à la mobilisation des meilleurs. Alors que semblait prévaloir au début des années 1960 une logique de mobilisation collective, c’est aujourd’hui la promotion des cas individuels qui semble prendre le pas. Les programmes de financement publics, tout en permettant le développement d’associations locales, ont également contribué à dépolitiser des organisations désormais plus soucieuses de mettre en avant les dimensions experte et professionnelle de leurs actions que de faire avancer une cause politique. De nombreux responsables d’associations locales bénéficiaires des programmes de lutte contre la pauvreté sont en outre co-optés par la mairie de New York et invités à siéger dans des commissions municipales à partir de la fin des années 1960. Depuis la fin des années 1970, la baisse des subventions fédérales dédiées aux associations locales a contraint l’action de ces dernières tout en renforçant un certain nombre d’injonctions managériales pour continuer à bénéficier de fonds publics et attirer des financements privés. L’émergence de figures politiques portoricaines à partir de la fin des années 1960 dans la ville de New Yok a eu pour effet de doter le groupe de « représentants » et de « porte-paroles » qui, dans les faits, on confisqué la parole des classes populaires. Là encore, les parcours et contributions à la « présence portoricaine » à New York de ces responsables politiques sont célébrés sans que ne soient engagée une évaluation critique de leurs actions et prises de position.

1 Heather Lewis. Review of Dougherty, Jack, More Than One Struggle: The Evolution of Black School Reform in Milwaukee and Perlstein, Daniel H.,Justice, Justice: School Politics and the Eclipse of Liberalism. H-1960s, H-Net Reviews. March, 2005.

2 Sanchez-Korrol Virginia, From Colonia to Community : the History of Puerto Ricans in New York City, Berkeley: University of California Press, 1994.

3 LEE, Sonia S. et DIAZ, Ande. ” I Was the One Percenter”: Manny Diaz and the Beginnings of a Black-Puerto Rican Coalition. Journal of American Ethnic History, 2007, p. 52-80.

4 TILLY, Charles et TARROW, Sidney. Contentious politics. Oxford University Press, 2006.

5 Les données utilisées dans cet article sont issues du travail de terrain réalisé dans le cadre d’une thèse de doctorat en science politique soutenue en 2009 à l’IEP de Paris. Ce travail donnera lieu, prochainement, à la publication d’un ouvrage chez Karthala.

6 CELESTINE (A), « De la menace portoricaine aux mobilisations hispaniques : la trajectoire collective des Boricuas de New York », Revue Française d’Etudes Américaines, n°124, 2010.

7 Interview d’Antonia Pantoja : Centro’s Oral history project ; PANTOJA, Antonia. Memoir of a visionary: Antonia Pantoja. Arte Publico Press, 2002.

8 Entretiens Yolanda Sanchez et Alice Cardona, membres fondatrices de PRACA, mai 2006.

9 Alinski Saul, Rules for Radicals, New York: Vintage Books, 1971.

10 Cazenave Noel, « Ironies of Urban Reform : Professional Turf Battles in the Planning of the mobilization for Youth Program Precursor to the War on poverty », (26)22, 1999, pp.22-43.

11 New York Times, Reading Survey, May 15, 1970, p.26

12 BACK (A), « Parents Power. Evelina Lopez Antonetty, the United Bronx Parents and the War on Poverty. » in ORLECK (A), HAZIRJIAN (L) (eds.), The War on Poverty. A new Grassroots History, 1964-1980, Athens, The University of Georgia Press, 2011 ; Interview Evelyna Antonetty. Centro’s Oral History Project.

13 BACK (A), op.cit. p. 189

14 RODRIGUEZ-MORAZZANI (R), « Puerto Rican Political Generations in New York : Pioneros, Young Turks and Radicals »,Centro Journal, 4 (1), 1992.