A propose de Hamid Mokaddem, Yeiwene Yeiwene. Construction et Révolution de KANAKY [Nouvelle-Calédonie], Nouméa / Marseille, Expressions / La courte échelle / Transit, 2017
Située à plus de 15000 km de l’Europe, la Nouvelle-Calédonie est devenue colonie française en 1853. L’archipel était peuplé depuis des millénaires par des populations d’origine austronésienne, qui ont été ravagées par les effets d’une colonisation de peuplement : un déclin démographique comparable au génocide, une ségrégation spatiale et raciale, des spoliations foncières dramatiques notamment sur l’île principale de Grande Terre. L’accès de la population indigène à la citoyenneté française, après la Seconde guerre mondiale, n’a pas été suffisant pour sortir d’une situation de marginalité dans laquelle les Kanak ont été maintenu.es à travers une politique d’encouragement de l’immigration visant à leur minoration démographique.
Suite aux revendications d’indépendance des années 1970, des confrontations violentes ont opposées les Kanak et la communauté dite « Européenne », majoritairement anti-indépendantiste. Les accords de Matignons signés en 1988 sont parvenus à apaiser les tensions en reconnaissant la légitimité des revendications kanak et en établissant les conditions pour un nouvel équilibre administratif et économique. En 1998 le questionnement sur l’indépendance a été repoussé encore avec l’accord de Nouméa, qui règle un processus de décolonisation négociée et toujours en cours, dont le moteur est un transfert évolutif de souveraineté partagée. C’est dans le cadre de cet accord qu’un corp électoral spécifique se prononcera sur l’accès à la pleine souveraineté et sur l’avenir de Kanaky-Nouvelle-Calédonie lors du référendum d’autodétermination qui se déroulera le 4 novembre prochain.
A l’aube de la consultation d’autodétermination, la compréhension de la situation, souvent opaque, assurément complexe et même paradoxale (les inégalités sociales et économiques ne cessent de se creuser depuis les accords de Matignon, au fur à mesure que le niveau de vie augmente), de Kanaky-Nouvelle-Calédonie peut s’appuyer sur des analyses précieuses, parmi lesquelles on compte « Yeiwene Yeiwene. Construction et Révolution de KANAKY [Nouvelle-Calédonie] », texte fascinant, écrit par Hamid Mokaddem.
Avec la publication de « ce petit livre » (p. 9), Mokaddem poursuit un « mouvement imbriquant recherches et actions participant au devenir souverain d’une île d’Océanie » (Mokaddem 2014a : 134). Professeur agrégé de philosophie à l’Institut de la Formation des Maîtres de la Nouvelle-Calédonie, anthropologue, écrivain et éditeur, Mokaddem vit, travaille et milite en Nouvelle-Calédonie depuis 1989. Il milite, d’abord, au sens de « militer pour une politique de la vérité » (ibidem : 126), comme l’éclairent aussi les épigraphes à son livre. La première est tirée de Michel Foucault, référence incontournable dans le travail de recherche de Mokaddem, et la dernière d’Apollinaire Anova, écrivain kanak dont la pensée a été redécouverte aussi grâce à l’œuvre de Mokaddem (2014b) et à son travail d’éditeur.
Publié fin 2017, ce texte propose d’étudier la trajectoire de Yeiwene Yeiwene, le leader indépendantiste kanak assassiné le 4 mai 1989 en même temps que Jean-Marie Tjibaou. L’étude se veut « sommaire » (p. 11) mais pas par manque de rigueur, puisqu’elle s’appuie sur des archives et des entretiens. Il s’agit plutôt de provoquer la (ré)action et de susciter la relève d’autres études en montrant que Yeiwene Yeiwene, peu connu hors de Kanaky, fut un homme politique majeur, au même titre que Jean-Marie Tjibaou et Éloi Machoro, les deux leaders charismatiques qui se partagent l’imaginaire de la Nouvelle-Calédonie. Comme il l’a déjà fait dans ses écrits précédents à propos de ces derniers (Mokaddem 2005, 2013), Mokaddem replace la trajectoire personnelle de l’homme politique dans la trajectoire nationale du peuple kanak. La notion de « trajectoire », récurrente dans l’œuvre de Mokaddem, relève d’une philosophie de l’histoire qui embrasse le devenir. Or, le devenir n’est pas le temps neutre de l’avenir. Il nécessite un sujet : un sujet en devenir. Cela revient non seulement à montrer le rôle de Yeiwene Yeiwene dans la révolution de Kanaky, mais aussi à « comprendre à partir de lui la construction de la souveraineté de Kanaky-Nouvelle-Calédonie » (p. 12), comme l’indiquent le titre et le sous-titre du livre.
L’analyse des trajectoires des acteurs et des actrices politiques kanak de l’envergure de Yeiwene est un outil puissant pour éclairer le « point obscur [que sont] les jeux d’articulation entre révolution et construction d’une société en train d’avenir », celle d’un peuple kanak recouvrant sa souveraineté (p. 58). Par cette articulation une autre vient ainsi se déplier : l’articulation entre universel et singulier. La trajectoire de Yeiwene Yeiwene nous emmène à travers le temps, entre passé et avenir, entre histoire et destinée, et à travers l’espace, entre points géopolitiques précis dans les pays Kanak et interdépendances planétaires. Il s’agit d’une trajectoire qui relie des modèles politiques nés à partir de l’histoire sociale et de la culture Kanak, créatifs et novateurs, tout en mobilisant des références et des valeurs partagées et à partager avec d’autres peuples et dans d’autres contextes.
Le parcours de Yeiwene est décrit en cinq mouvements. La première section (Des Foulards rouges à l’Union calédonienne) montre la complexité des rapports sociaux à partir desquels Yeiwene Yeiwene a construit sa carrière politique. De sa militance initiale pour le groupe révolutionnaire indépendantiste des Foulards rouges, créé après Mai 68 en France, à l’adhésion à l’Union calédonienne (UC), principal parti autonomiste jusqu’à la fin des années 1970, Mokaddem relie le parcours politique de Yeiwene aux structures sociales du pays kanak. Par son engagement dans l’UC, il suit le modèle du père et du grand-frère. L’évolution politique du jeune Yeiwene est alors orientée par les appartenances claniques. La concurrence entre chefferies administratives explique les compétitions locales entre partis politiques. Quant aux orientations religieuses, elles éclairent certaines différences entre la trajectoire de Yeiwene et des autres militants protestants et celles des leaders indépendantistes formés aux séminaires catholiques, comme Jean-Marie Tjibaou. Le travail de postier permet à Yeiwene de multiplier ses réseaux politiques et d’accroître ses relations en dehors de l’île natale de Maré. En 1977 il entame une carrière politique professionnelle : il est désigné vice-président de l’UC et sa candidature à l’Assemblée territoriale est soutenue par les gens d’Ouvéa.
Dans la deuxième section le parcours personnel de l’homme politique est confronté à la trajectoire nationale du peuple kanak (Une trajectoire nationale : révolution et construction de Kanaky. 1977-1989). L’UC, de parti autonomiste calédonien, devient un parti indépendantiste et Yeiwene devient l’un des principaux protagonistes de la scène politique en Nouvelle-Calédonie, marquée par les épisodes insurrectionnels des années 1980. En 1979 il est nommé porte-parole du Front Indépendantiste (FI), la première coalition des mouvements nationalistes, à l’Assemblée territoriale. Dans plusieurs passages de son texte qui font preuve d’une forte originalité, Mokaddem montre que le compagnonnage politique de Yeiwene Yeiwene avec Jean-Marie Tjibaou et Éloi Machoro correspond aux alliances entre différentes régions de Kanaky, qui ont vécu différentes histoires coloniales. Les Iles Loyauté, d’où Yeiwene est originaire, n’ont pas connu les spoliations foncières de la Grande Terre. L’alliance politique continue quand le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) se substitue au FI en 1984. Sa force unificatrice, au-delà des différentes histoires et des divisions internes au peuple Kanak, participe pleinement à la construction de Kanaky et ne cesse pas d’œuvrer après la mort des trois leaders.
La troisième partie du livre (Variations, bifurcations, oscillations des trajectoires entre les deux septennats : giscardisme (1974-1981) et mitterrandisme (1981-1988)) reconstruit la montée en puissance du nationalisme kanak, qui s’accentue pendant le premier septennat du mitterrandisme, notamment dans la période dite des « Evénements ». Par l’analyse de l’œuvre de Yeiwene, Mokaddem suggère « les jeux des interférences » (p. 38) entre les interdépendances coutumières, les alliances et les segmentations des partis indépendantistes, les rapports de forces avec le gouvernement français et les ramifications de ces rapports dans les pouvoirs conservateurs locaux et sur la scène internationale. Cette période est aussi celle de la création des premières institutions politiques décentralisées, les régions « Pisani-Fabius ». Mises en place en 1985 et remplacées en 1988, d’abord par de nouvelles régions et, après les accords de Matignon, par les actuelles Provinces, trois des quatre régions sont gérées par les représentants nationalistes du peuple Kanak. Jean-Marie Tjibaou est président de la région Nord, Léopold Jorédié, successeur d’Eloi Machoro, tué par le GIGN, est désigné président de la région Centre et Yeiwene président de la région Iles. L’action de révolution et construction de Kanaky continue sur le plan du gouvernement des institutions politiques. Yeiwene « exerce la gouvernementalité à partir des bases matérielles » (p. 41) en contribuant à la construction économique de la souveraineté. Par la redistribution des pouvoirs dans des secteurs stratégiques pour les Iles Loyauté, comme la mobilité et les communications, il pose les fondations d’un nouvel équilibre : les réseaux des transports interinsulaires sont redessinés et des nouvelles infrastructures de communication sont mises en place. Yeiwene mise sur la formation, notamment la formation de cadres Kanak, qui représente un des piliers du « rééquilibrage » social et économique, maître-mot de Kanaky-Nouvelle-Calédonie depuis les accords de Matignon-Oudinot.
Dans la quatrième partie, Du régime de cohabitation Mitterrand-Chirac, « retour à la case départ » (1987), au « grand trou noir » (1989), les trajectoires personnelles et nationale deviennent dramatiques. Mokaddem dénonce de façon très claire les responsabilités de la France, puissance administrante, dans l’escalade meurtrière en Nouvelle-Calédonie entre 1987 et 1989, qui se conclut avec l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwene Yeiwene. Entre 1986 et 1988 la France mène une politique de « recolonisation » (p. 45) à travers la redéfinition des régions, le redécoupage des circonscriptions électorales, la redistribution des finances publiques en faveur des régions gérées par les anti-indépendantistes. Les programmes économiques des régions « Pisani-Fabius » sont anéantis. Yeiwene Yeiwene marche au-devant des nombreuses manifestations, mais les actions pacifiques menées par les militants indépendantistes sont souvent réprimées avec violence par les forces de l’ordre. Le FLNKS est considéré comme un groupe de terroristes et cesse d’être reconnu comme interlocuteur politique. Une mobilisation massive des militaires dans l’intérieur de la Grande Terre et dans les autres îles transforme l’archipel en une zone de guerre « interne ». Cette guerre interne atteint son sommet avec la prise d’otage à la gendarmerie de Fayaoué (Ouvéa) par un commando du FLNKS, à laquelle la France répond par l’« Opération Victor » et l’assaut de la grotte de Gossanah par l’élite de l’armée, le 5 mai 1988. Un an après, lors des cérémonies de commémoration des dix-neuf militants tués pendant l’assaut, Yeiwene Yeiwene et Jean-Marie Tjibaou sont assassinés par un militant indépendantiste mécontent de la signature des accords de Matignon.
La cinquième section du livre nous offre un Retour sur la personnalité de Yéyé. Yeiwene Yeiwene retrouve sa place à côté de Jean-Marie Tjibaou et Éloi Machoro dans le panthéon politique kanak. En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, encore aujourd’hui, il suffit de prononcer le prénom de ces trois leaders pour les évoquer. Mokaddem estime que Tjibaou et Machoro sont projetés sur la scène internationale quand Yeiwene Yeiwene est un homme politique de terrain, « un pragmatique » (p. 52) et « un acteur soucieux de la pratique » (p. 53). Chez Tjibaou ce sont les discours et les mots qui demeurent remarquables, chez Machoro ce sont les gestes et l’image, chez Yeiwene « l’art politique de gouverner les hommes et d’administrer les choses » (p. 53). Les trois complètent leurs actions aux croisements des contraintes régionales, nationales et internationales. Pour décrire leur relation de complétude, Mokaddem évoque plusieurs métaphores issues de la culture kanak et à partir desquelles les discours cérémoniels, en français et dans les langues kanak, sont tressés. L’image de la Grande Case notamment renvoie à l’architecture politique du Pays à laquelle chacun a contribué. La pirogue à balancier représente par contre la complémentarité entre Yeiwene et Tjibaou. Caractéristique des migrations austronésiennes, elle symbolise les chemins maritimes reliant différentes régions, mais aussi la dualité nécessaire à la stabilité : « Yéyé c’est le balancier de la pirogue » (p. 55).
Les annexes qui accompagnent ce texte sont précieuses. On y trouve, entre autres, la transcription de la dernière interview de Yeiwene Yeiwene, enregistrée quelques heures avant sa mort, et une chronologie succincte qui couvre les deux décennies entre 1969 et 1989.
Bibliographie
Ataba, Apollinaire Anova, 2005, Calédonie d’hier, Calédonie d’aujourd’hui, Calédonie de demain, Nouméa, Expressions – Mairie de Moindou (éd. or. 1965, Histoire et Psychologie des Mélanésiens)
Mokaddem Hamid, 2005, Ce souffle venu des ancêtres… L’œuvre politique de Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), Nouméa, Expressions
Mokaddem Hamid, 2013, « Éloi Machoro (1946-1985). Recherche d’anthropologie politique sur une trajectoire », Journal de la Société des Océanistes, 136-137, pp. 181-193
Mokaddem Hamid, 2014a, Comment devient-on anthropologue ? Considérations sur quelques recherches de terrains en Nouvelle-Calédonie, Véronique Fillol et Pierre-Yves Le Meur (éds.), Terrains océaniens : enjeux et méthodes, Actes du 24e colloque CORAIL 2012, Paris, L’Harmattan, pp. 117-137
Mokaddem Hamid, 2014b, Apollinaire Anova. Une conception kanake du monde et de l’histoire (1929-1966), Nouméa-Marseille, Expressions – La courte échelle –Transit