Au cours de ces dernières semaines, les polémiques autour de la menace supposée de l’« islamo-gauchisme » en France, et surtout dans les universités françaises, m’ont profondément choqué. De la demande par la ministre de l’enseignement supérieur de faire un bilan sur « l’ensemble des recherches » et des « courants qui traversent nos établissements », en passant par la modification d’une fiche de poste de l’université Paris-Est Créteil et les affiches contre deux enseignants-chercheurs à Sciences Po Grenoble, le monde universitaire semble enfermé dans une guerre culturelle  qui risque de remettre en cause des libertés académiques.[1]

En tant que chercheur étranger suivant de près toutes les polémiques relatives à l’Islam dans l’hexagone, l’utilisation de l’épithète « islamo-gauchiste » m’a toujours fait sourire. Cette expression, presque toujours déployée en forme d’insulte, n’a pas d’équivalent dans d’autres langues et révèle une particularité du débat franco-français. Pourtant, depuis quelques mois, et en particulier suite aux déclarations du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer sur les « ravages » de l’« islamo-gauchisme » au sein des universités en octobre dernier, l’usage de ce concept a pris une tournure nouvelle et pour le moins inquiétante.

On le sait, cette notion polémique a presque 20 ans, elle n’est pas nouvelle. Mais comme le montre l’étude de Benjamin Tainturier, c’est l’année 2015 qui marque un tournant dans sa carrière médiatique et c’est surtout à la suite de l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 que le terme « islamo-gauchisme » est pleinement normalisé dans les médias[2]. En février 2021, il semble qu’on a atteint le sommet de cette « chasse aux sorcières médiatique, coproduite avec une partie de la classe politique et du gouvernement. »[3]

Le CNRS a bien fait de rappeler que l’« islamogauchisme » n’est pas une réalité scientifique[4] et d’autres ont déjà montrés que l’utilisation du concept est « un épouvantail créé pour unir ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulmans, s’opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales. »[5] Néanmoins, beaucoup d’articles, surtout dans la presse, se sont attachés à retracer la genèse et la première vie de ce néologisme. Ils insistent sur l’importance des altermondialistes dans la naissance d’un soi-disant « islamo-gauchisme » en France. Certains ont même cité mes travaux sans vraiment en comprendre les résultats.[6]

Ayant étudié dans ma thèse de doctorat la participation des musulman·es dans les mouvements altermondialistes, et ensuite publié un livre sur la question[7], je me permets de revenir ici sur ce travail dans le but d’éclairer le débat contemporain. Ce faisant, je voudrais briser trois mythes sur la participation des musulman·es dans le mouvement altermondialiste et montrer qu’il est faux de le lier à un soi-disant « islamo-gauchisme ». Car non seulement la notion de l’« islamogauchisme » reste un non-sens, la relation supposée avec le mouvement altermondialiste relève d’un leurre quand on considère la vraie nature de ce « travail commun » entre les altermondialistes et les militant·es « musulman·es ». Il suffit de remonter dans l’histoire, il y a presque vingt ans, pour un rappel succinct de ce qui s’est réellement passé.

Les altermondialistes pointé·es du doigt

Il est devenu axiomatique de constater que le phénomène de l’« islamo-gauchisme » puise ses racines dans le mouvement altermondialiste. Pour l’hebdomadaire Le Point, l’une des publications grâce à laquelle l’« islamo-gauchisme » a fait florès, l’usage de ce terme « permet essentiellement de designer les ambiguïtés d’une partie de la gauche, notamment des mouvements altermondialistes, qui n’hésite pas à défendre un islam politique déguisé en antiracisme. »[8] Cette définition a au moins le mérite de reconnaître qu’il n’y a pas un seul mouvement altermondialiste mais plusieurs. Les « alters » ne pouvaient (et ne peuvent) pas être appréhendés comme un groupe homogène. Même dans l’association ATTAC, organisation de proue de la mouvance altermondialiste dans les années 2000, il y avait plusieurs tendances et beaucoup de désaccords – surtout sur les questions de l’Islam, les musulman·es et la laïcité.[9]

C’est Pierre-André Taguieff qui a largement contribué à populariser le terme « islamo-gauchisme » même s’il prétend maintenant qu’il « regrette son dévoiement et l’instrumentalisation faite de sa formule ».[10]  Au début il propose l’idée d’une « alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche » qu’il a développée dans son livre La Nouvelle Judéophobie.[11] Je me trouvais en France en 2002 quand ce livre est sorti ainsi que Les Territoires perdus de la République qui est devenu un best-seller.[12] Je les ai lus pendant que je travaillais comme assistant d’anglais dans un lycée de la banlieue lyonnaise.[13] Durant cette année en France, je suivais de près l’évolution du mouvement altermondialiste et j’avais un collègue au lycée qui militait dans la section lyonnaise de l’association ATTAC. Je me souviens très bien en 2003 des manifestations à Annemasse contre le G8 et le grand rassemblement sur le plateau du Larzac, ce dernier pendant la fameuse canicule en août. De retour en Angleterre, j’ai pu suivre toute la polémique autour de l’invitation de Tariq Ramadan au Forum Social Européen en région Parisienne (Saint-Denis) en novembre 2003. Cet épisode est considéré par beaucoup de commentateurs comme une sorte de point de départ du rapprochement entre le mouvement altermondialiste et l’islam, voire l’islamisme, en France.

Dans leur article de 2016 dans Libération, « Islamo-gauchisme, aux origines d’une expression médiatique », Sonya Faure et Frantz Durupt ont démontré que la théorie d’un tel rapprochement « prend de l’ampleur en 2003 à l’occasion du Forum social européen de Saint-Denis. »[14] Dans presque tous les articles de presse sur la généalogie de l’expression « islamo-gauchisme », on trouve cette thèse sur le forum social européen et la venue de Tariq Ramadan. Pour Luc Cédelle, journaliste au Monde, « lors des forums sociaux mondiaux de Porto Alegre en 2002, puis de Saint-Denis en 2003, une amorce de rapprochement s’est produite, sous la bannière de l’anti-impérialisme, entre altermondialistes et islamistes, les premiers accordant aux seconds le statut d’interlocuteurs fréquentables. »[15] Toujours dans les pages du Monde, la journaliste Valentine Faure écrit que cette invitation « constitue l’un des éléments-clés du dossier islamo-gauchiste ».[16] Taguieff lui-même soutient encore l’idée que ceux qu’il définit comme « islamistes » se sont ralliés au drapeau du tiers-mondisme, puis à celui de l’altermondialisme et cite Tariq Ramadan entre parenthèses.[17]

En réalité, cette histoire de la présence de Tariq Ramadan au Forum Social Européen, et la mobilisation des musulman·es au sein du mouvement altermondialiste, ne représente pas le début de l’« islamo-gauchisme » en France. Plutôt, il s’agit d’un mythe fondateur, une contre-vérité alimentée par plusieurs personnalités politiques et médiatiques jusqu’à ce jour. Voici trois mythes sur cette participation, qui a été en réalité très faible, et n’a pas du tout reçu le soutien du camp altermondialiste.

Mythe n° 1 : Tariq Ramadan comme seul inspirateur

Le premier mythe de la participation des musulman·es dans le mouvement altermondialiste est que tout cela commence et finit avec Tariq Ramadan. En lisant la production intellectuelle et journalistique de l’époque, et même après, tout se passe comme si pratiquement toutes les mobilisations de l’immigration en France, surtout celles des musulman·es, étaient étroitement liées à l’islamologue genevois. Or tel n’est pas le cas. En fait, depuis au moins le début du siècle, les associations des quartiers populaires et mouvements issus de l’immigration sont déjà en contact avec des militants et groupes « alters » tels que Droits devant, Droit au logement et le mouvement des chômeurs. DiverCité, un collectif de la banlieue lyonnaise rassemblant à la fois des associations laïques et musulmanes, a travaillé avec l’association Casseurs de pub, surtout lors de leur campagne annuelle « Une Rentrée sans marques ». Un membre de l’association explique en 2002 que DiverCité « va servir de relais auprès de la jeunesse musulmane de France ».[18] Dans un entretien dans la revue Territoires, le militant Boualam Azahoum nous fait découvrir que « la première fois qu’on a rencontré Casseurs de pub, on est tous venus en “ Nike ”… Le hallal bio, ce n’est pas pour demain, c’est trop cher pour la communauté ! Et puis le Mac’Do, nous, on aime bien, les serveurs nous ressemblent. »[19]

Plutôt que Tariq Ramadan, c’est José Bové qui a suscité le plus grand intérêt pour le mouvement altermondialiste parmi les militant·es issu·es de l’immigration et dans les banlieues en France. Le leader paysan s’est toujours vanté de ses liens avec les luttes de l’immigration dès les années 70. Il s’est associé avec les syndicats d’immigrés, la lutte des foyers Sonacotra et même la Marche pour l’égalité et contre le racisme. En août 2000, quelques représentants du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et de DiverCité étaient venus à Millau pour rencontrer José Bové lors de son procès pour le « démontage » d’un McDo un an auparavant. Un militant du MIB explique au journaliste de Libé que :

« Quand on a vu que José Bové était allé en prison pour avoir démonté un McDo, on a trouvé qu’ils poussaient un peu. Et quand Bové a déclaré qu’entre lui, qui s’était retrouvé en prison, et un policier qui avait été acquitté après avoir tiré sur un jeune d’Argenteuil, il y avait comme un décalage horaire, on a eu un déclic. »[20]

Depuis, Bové s’est rendu plusieurs fois en banlieue à l’invitation de ces associations qui ont aussi participé au rassemblement du Larzac en août 2003 où elles ont animé des débats sur le rôle de la religion dans les luttes sociales, sur l’exclusion et sur la Palestine. On se souvient aussi de la campagne présidentielle du leader paysan en 2007 quand un « collectif Banlieues et Immigration avec José Bové » avait été créé.[21]

Taguieff consacre une grande partie de son tome Prêcheurs de haine à Tariq Ramadan et met en garde contre « le chant sirène du prêcheur genevois [qui] n’a point cessé de ravir nombre leaders altermondialistes et trotskistes rêvant les yeux ouverts ou donnant la mauvaise foi ».[22] Plus récemment, Olivier Vial prétend que c’est au début des années 2000 quand « la gauche altermondialiste, proche du NPA, qui alors tient le haut du pavé va s’amouracher de Tariq Ramadan et de ses fidèles dans les universités. »[23] En réalité, Tariq Ramadan est très peu connu dans les facs à cette époque (en dehors les groupes représentant les musulman·es). Il n’a aucun lien avec le NPA (encore LCR à l’époque) et il n’est entré en contact avec l’association ATTAC qu’en 2003.

Il faut savoir aussi que, dès le début, les relations sont conflictuelles entre lui et l’association. Il est difficile de décrire l’entrée de Ramadan dans la galaxie altermondialiste comme un élément-clé ou moment fondateur pour l’« islamo-gauchisme » en France dans la mesure où la plupart des militants se sont montrés soit sceptiques, soit hostiles à l’intellectuel suisse. En témoignent les documents et discussions internes de l’association nationale ATTAC-France mais aussi ceux des filiales locales. Par exemple, dans un compte-rendu du bureau d’ATTAC Rhône en 2003, on découvre que :

La référence politique à l’Islam soutenu par Tariq Ramadan fait démarrer le débat sur la laïcité, sans avancée. Est-il possible pour Attac (lieu de réflexion, de débat et d’ouverture) de participer à une initiative avec des militants altermondialistes qui s’appuient sur d’autres références et un autre parcours ? »[24]

La participation d’associations musulmanes dans le mouvement altermondialiste n’est pas acceptée par plusieurs militant·es, mal à l’aise surtout de voir des femmes qui portent un voile lors des réunions ou dans les manifs. La suspicion vis-à-vis des musulman·es est très répandue et même quand ils se présentent comme de militant·es de gauche ils sont appréhendé·es par beaucoup d’altermondialistes comme des « musulman·es » ayant un problème avec la laïcité ou l’égalité hommes-femmes. Difficile alors de parler de « complaisance envers l’islam politique ».

La difficulté rencontrée par les militants de confession musulmane à s’insérer dans les réunions et les actions des altermondialistes est la raison pour laquelle, au cours de l’été 2003, « des propos aigre-doux sont échangés entre Tariq Ramadan et Bernard Cassen, président d’honneur d’Attac, par tribunes interposées dans l’hebdomadaire Politis. »[25] Cassen, qui représentait le camp dominant et « laïcard » au sein de l’association, soulevait dans son article le fait que les militant·es des banlieues et quartiers populaires ne se revendiquent pas tous comme musulman·es.[26] Sur ce point il avait raison, et c’est un élément important à rappeler auprès des personnes qui imputent à cette histoire les débuts d’un « islamo-gauchisme ». Même s’il y avait une frange qui s’est montré plus ouverte et en faveur d’un dialogue avec les groupes dits « musulmans », c’est notamment le cas de Pierre Khalfa,[27] on est très loin des fantasmes sur une supposée tentation islamiste du mouvement altermondialiste et de la gauche française.

Pourtant, c’est exactement le message qui est relayé par la plupart des médias à cause de ce qui est devenue « l’affaire Ramadan » quand le théologien a diffusé sur les listes du forum social européen un article qui avait été jugé antisémite par certains journalistes et hommes politiques. Si la presse n’a que très peu parlé des préparatifs du Forum, elle a cependant accordé une grande importance à cette polémique.[28] Il n’est pas, donc, surprenant que cet épisode reste pour beaucoup d’observateurs un moment fondateur de l « islamo-gauchisme ».

Dans la foulée de cette affaire, la direction d’ATTAC publie un communiqué de presse qui en dit long sur leur méfiance à l’égard de Tariq Ramadan mais aussi sur leur perception des musulmans, lesquels sont censés être contre les principes de laïcité et l’égalité hommes-femmes :

Attac tient à préciser ses rapports avec le théologien musulman et la mouvance dont il se fait le porte-parole. Sur le plan bilatéral, une délégation du Bureau d’Attac a reçu, et à leur demande, Tariq Ramadan et plusieurs membres des associations qui se reconnaissent dans sa démarche. Les échanges ont été “francs”, pour utiliser le vocabulaire diplomatique, les membres d’Attac réaffirmant le caractère non négociable de la laïcité et de l’égalité hommes-femmes et, pour plusieurs d’entre eux, s’interrogeant sérieusement sur la nature et la portée de l’engagement de Tariq Ramadan et de ses amis, en tant que musulmans (et non pas en tant que citoyens) dans le mouvement altermondialiste.[29]

Dire que les altermondialistes sont à l’origine de l’« islamogauchisme » est pour le moins problématique. Car bien qu’il y ait eu des leaders qui se sont montrés plus accueillants à l’égard des militant·es musulman·es, ils étaient minoritaires. On a aussi vraiment du mal à citer l’exemple d’un militant quelconque qui prône un islam politique et se bat en même temps contre la mondialisation néolibérale.

Mythe n° 2 : militant·es musulman·es = islamistes ?

Le deuxième mythe est donc l’idée selon laquelle les militants issus de l’immigration impliqués dans le mouvement altermondialiste, et autres luttes connexes, étaient des « islamistes. » La plupart des personnes issues de l’immigration qui se sont investis dans le mouvement altermondialiste, même si elles étaient de culture musulmane, n’étaient même pas pratiquantes. Pour les militants dits « musulman·es », leur religiosité occupait une place souvent totalement négligeable dans leur engagement. Il n’y avait pas, à proprement parler, des islamistes dans le mouvement en France mais c’est une bonne illustration de la manière dont le terme « islamiste » est devenu un mot valise qui ne veut plus dire grand-chose.[30] Ou bien il désigne presque n’importe quel·le musulman·e qui s’implique dans la politique. La figure-clé de cette rumeur, devenue un « fait alternatif » incontestable, est Caroline Fourest. Dans son livre Frère Tariq elle affirme que « la conquête du mouvement altermondialiste est au cœur de la stratégie de collaboration de Tariq Ramadan ».[31] La Tentation Obscurantiste, ouvrage pour lequel Fourest a gagné le Prix du Livre Politique, va plus loin :

Un autre monde est possible. Mais peut-on militer pour un autre monde en compagnie d’intégristes…rêvant eux aussi d’un autre monde ? La venue de Tariq Ramadan au Forum social de Paris en 2003 a révélé combien cette question pouvait diviser les altermondialistes. L’alliance avec les islamistes est loin d’y faire l’unanimité. L’ambassadeur des Frères musulmans a même dû déployer tout son talent pour le double discours et l’entrisme en vue de glaner des alliés au sein de cette dynamique.[32]

Cette « alliance avec les islamistes » (c’est-à-dire Tariq Ramadan) devient une idée reçue, d’autant plus que le politologue Eddy Fougier décide d’inclure une réponse à l’affirmation ‘Les altermondialistes sont alliés aux islamistes et sont antisémites’ dans un livre sur le mouvement.[33] C’est au moment du forum social européen à Londres en octobre 2004 que l’idée d’un noyautage du mouvement altermondialiste par des « islamistes » et « intégristes » prend vraiment forme. Le journal satirique Charlie Hebdo titre : « FSE : un autre jihad est possible », le journaliste Claude Askolovitch parle de « gauchistes d’Allah » et même L’Humanité clame que « trop, c’est trop ». [34] Dans une tribune pour Libération, Fourest écrit que :

Les militants de l’UJM [Union des jeunes musulmans], de Présence musulmane et du Collectif des musulmans de France sont effectivement très investis dans l’organisation des forums altermondialistes mais ils sont néanmoins antiféministes, homophobes, pudibonds et réactionnaires. Il s’agit moins pour eux de devenir des altermondialistes à part entière que de tisser ce que Tariq Ramadan appelle des “sphères de collaboration”, c’est-à-dire des alliances au service de l’islam politique réactionnaire.[35]

C’est faux, car ces associations ne sont ni islamistes ni rigoristes. Leurs militant·es sont plutôt modéré·es (l’équivalent musulman des cathos de gauche). En réalité, « la participation d’organisations et/ou de militant·es musulman·es dans le processus de construction du FSE de Londres a été bien moins effective qu’elle ne l’avait été pendant le FSE de Paris. »[36] En effet, en 2004 les organisations citées par Fourest ne sont plus investies dans l’organisation du forum et seulement une poignée de militant·es musulman·es français·es se sont rendu·es à Londres. Dominique Sopo, Président de SOS Racisme, décrit au forum de Londres « une série de débats organisés par des islamistes autour de leurs thèmes de prédilection » ce qui est aussi une exagération flagrante. Il note dans le même article pour Libération les « théories selon lesquelles l’islamisme représenterait un allié dans la lutte contre l’impérialisme américain. »[37]

Mythe n° 3 : Chris Harman – maitre à penser des « islamo-gauchistes » ?

Sopo faisait sûrement référence à un texte intitulé Le Prophète et le Prolétariat publié en 1994 par Chris Harman du Socialist Workers Party (mouvement trotskiste au Royaume-Uni). L’idée que ce texte représente une importante justification théorique pour une stratégie d’alliance entre la gauche radicale et l’islamisme est le troisième mythe. Cette thèse a surtout été relayée par Pascal Bruckner dans ses livres La Tyrannie de la Pénitence publié en 2006 et Un racisme imaginaire sorti en 2017. Depuis, presque chaque article dans les journaux et les revues traitant de l’« islamo-gauchisme » parle de l’importance de ce texte. Jean Birnbaum affirme, sans preuves bien sûr, que la formule de Harman « Avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais », résume le credo durable d’une partie de la gauche européenne.[38] Quelle partie exactement ?

Il est certes vrai que Chris Harman a théorisé un rapprochement entre la gauche révolutionnaire et les mouvements islamistes, bien que dans un contexte historique très différent, c’est-à-dire avant le 11 septembre 2001. Mais s’agit-il réellement d’un texte de référence pour des milliers de militants de gauche en France ou en Europe ? Lors des réunions ou des entretiens réalisés avec les militants altermondialistes pour ma recherche, personne n’a mentionné ce texte, même ceux qui étaient adhérents du Socialist Workers Party ! L’existence d’un texte n’est pas une preuve qu’il soit influent, surtout si on parle d’un théoricien presque inconnu et d’un parti politique ultra-minoritaire. Comme l’a bien montré Corinne Torrekens, cet écrit est néanmoins considéré par les pourfendeurs de l’islamo-gauchisme comme la preuve manifeste de la complaisance d’une partie de la gauche radicale avec le projet islamiste. La chercheuse belge nous rappelle que Harman prône une position beaucoup plus nuancée et stipule clairement que pour la gauche, les islamistes « ne sont pas nos alliés » et donc « faire du texte de Harman la Bible d’une soi-disant alliance stratégique entre la gauche et l’islam politique revient donc au mieux à en livrer une lecture tronquée, pour ne pas dire malhonnête. »[39]

Pour un débat d’idées plus serein

L’idée que les altermondialistes sont responsables du développement d’un « islamo-gauchisme » en France est elle-même un mythe car il n’y a vraiment jamais eu de telles alliances entre la gauche altermondialiste et les associations musulmanes ou islamistes. Bien sûr, des musulman·es peuvent être impliqué·es dans les luttes de gauche mais parler d’« islamo-gauchisme » n’a pas de sens : c’est tout au plus une manière de disqualifier les mobilisations contre l’islamophobie. La réaction contre la marche anti-raciste de novembre 2019 en est un bon exemple et montre comment ce thème reste clivant pour la gauche.[40] La participation de personnalités politiques tels Jean-Luc Mélenchon est vue comme un scandale.[41] Parmi les premiers signataires de l’appel contre la stigmatisation des musulmans de France on trouve aussi le nom de d’Aurélie Trouvé, porte-parole d’ATTAC.[42] Est-ce la preuve d’une nouvelle dérive islamo-gauchiste des altermondialistes ou, simplement, le signe que certains courants de gauche ont évolué et osent désormais défendre les musulman·es quand ils sont attaqué·es ? C’est une évolution intéressante qu’on ne peut davantage développer ici, mais il est clair qu’en vingt ans les esprits ont changé même si la gauche française demeure souvent tétanisée par rapport aux  polémiques sur l’islam.

La bataille sur l’« islamo-gauchisme », ainsi que les débats autour de l’islamophobie, le « décolonialisme » et l’intersectionnalité dans les universités sont révélateurs d’un fossé générationnel qui produit un climat dangereux dans lequel les universitaires des deux « camps » sont la cible d’intimidations pour leurs prises de position, soit sur les réseaux sociaux[43] soit à travers des collages sauvages d’affiches. Quel que soit le positionnement de chacun·e, il faut que cela cesse et que les principes du débat d’idées soient respectés. Il ne faut pas laisser triompher « ceux qui pratiquent la censure et piétinent la tradition d’ouverture et d’argumentation rationnelle du débat intellectuel, préférant manier l’outrance, le mépris et l’ironie ».[44] Pour y arriver, il faut en finir avec la notion d’« islamo-gauchisme ».

Timothy Peace est maître de conférences à l’université de Glasgow. Ce texte est une version abrégée et modifiée du discours d’ouverture du colloque « Islams et luttes de l’immigration » qui s’est tenu le 11 et 12 janvier 2021 à Sciences Po Toulouse: http://lassp.sciencespo-toulouse.fr/IMG/pdf/colloque__islams_et_luttes__de_l_immigration___scipotoulouse_11_12_janvier_2021.pdf.

Je tiens à remercier Olivier Esteves et Emile Chabal pour leurs commentaires et la relecture de mon texte.

[1] Timothy Peace et Emile Chabal, ‘Is academic freedom under threat in France?’ Al-Jazeera 17 novembre 2020 https://www.aljazeera.com/opinions/2020/11/17/the-battle-for-french-universities/

[2] Benjamin Tainturier, Islamo-gauchisme : carrière médiatique d’une notion polémique, INA la revue des medias, 27 novembre 2020 https://larevuedesmedias.ina.fr/islamo-gauchisme-carriere-mediatique

[3] Nicolas Roux et Pauline Perrenot, L’université menacée par « l’islamo-gauchisme » ? Une cabale médiatique bien rodée, Acrimed, 2 mars 2021 https://www.acrimed.org/L-universite-menacee-par-l-islamo-gauchisme-Une

[4] CNRS communiqué de presse L’« islamogauchisme » n’est pas une réalité scientifique 17 février 2021 https://www.cnrs.fr/fr/l-islamogauchisme-nest-pas-une-realite-scientifique

[5] Samuel Hayat, L’islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie, L’Obs, 27 octobre 2020 https://www.nouvelobs.com/idees/20201027.OBS35262/l-islamo-gauchisme-comment-ne-nait-pas-une-ideologie.html Pour cette raison, j’utilise le terme « islamo-gauchisme » entre guillemets.

[6] Robin Verner, D’où vient l’expression d”islamo-gauchisme”? BFMTV 23 octobre 2020 https://www.bfmtv.com/politique/d-ou-vient-l-expression-d-islamo-gauchisme_AN-202010230280.html

[7] Timothy Peace, European Social Movements and Muslim Activism: Another World but with Whom? Palgrave 2015 https://www.palgrave.com/gp/book/9781137463999

[8] Les dessous de « l’islamo-gauchisme » Le Point 22 octobre 2020 https://www.lepoint.fr/video/les-dessous-de-l-islamo-gauchisme-29-10-2020-2398643_738.php

[9] Timothy Peace « Où sont les musulmans dans le mouvement altermondialiste ? » dans Christophe Grannec (dir) Les Chrétiens dans la mouvance altermondialiste. Paris : Karthala, 2011.

[10] “Islamo-gauchisme” : l’inventeur de la formule, Pierre-André Taguieff, regrette son dévoiement, Le Journal du Dimanche, 21 février 2021 https://www.lejdd.fr/Societe/islamo-gauchisme-linventeur-de-la-formule-pierre-andre-taguieff-regrette-son-devoiement-4026711 Il est curieux, donc, qu’il continue à publier les livres avec le mot dans le titre ! Voir son dernier ouvrage Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme. Editions Hermann 2021

[11] Pierre-André Taguieff, Aux sources de l’«islamo-gauchisme», Libération, 26 octobre 2020 https://www.liberation.fr/debats/2020/10/26/aux-sources-de-l-islamo-gauchisme_1803530/ Plusieurs journalistes affirment que la première l’utilisation du terme « islamo-gauchisme » se trouve dans le livre La Nouvelle Judéophobie alors que ce n’est pas vrai. Il parait que Taguieff le déploie pour la première fois dans un article intitulé ‘L’émergence d’une judéophobie planétaire : islamisme, anti-impérialisme, antisionisme’, Outre-Terre, vol. no 3, no. 2, 2003, pp. 189-226. https://doi.org/10.3917/oute.003.0189

[12] Voir l’article récent de Dominique Perrin et Samuel Blumenfeld, « Les Territoires perdus de la République », retour sur près de vingt ans de polémique autour de la laïcité à l’école, M Le magazine du Monde, 8 janvier 2021 https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/01/08/les-territoires-perdus-de-la-republique-retour-sur-pres-de-vingt-ans-de-polemique-autour-de-la-laicite-a-l-ecole_6065657_4500055.html

[13] Des années plus tard j’ai consacré mon mémoire de master et un article au discours sur le « nouvel antisémitisme » en France. Timothy Peace, Un antisémitisme nouveau? The debate about a ‘new antisemitism’ in France, Patterns of Prejudice, 43:2, 103-121, 2009, DOI: 10.1080/00313220902793773

[14] Sonya Faure et Frantz Durupt, Islamo-gauchisme, aux origines d’une expression médiatique, Libération 14 avril 2016 https://www.liberation.fr/debats/2016/04/14/islamo-gauchisme-aux-origines-d-une-expression-mediatique_1445857/

[15] Luc Cédelle, « Islamo-gauchisme », l’oxymore disqualifiant, Le Monde 18 décembre 2019 https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/18/islamo-gauchisme-l-oxymore-disqualifiant_6023255_3232.html

[16] Valentine Faure, « Islamo-gauchisme » : histoire tortueuse d’une expression devenue une invective, Le Monde 11 décembre 2020 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/11/islamo-gauchisme-histoire-tortueuse-d-une-expression-devenue-une-invective_6063006_3232.html

[17] Pierre-André Taguieff, Aux sources de l’«islamo-gauchisme», Libération, 26 octobre 2020 https://www.liberation.fr/debats/2020/10/26/aux-sources-de-l-islamo-gauchisme_1803530/

[18] Une initiative pour une rentrée sans logos Le Monde 10 septembre 2002 https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/09/10/une-initiative-pour-une-rentree-sans-logos_4252125_1819218.html

[19] Véronique Berkani, ‘DiverCité, agglomération lyonnaise. Un mélange explosif’, Territoires, n°436, 2003 http://www.adels.org/territoires/436.htm

[20] Catherine Coroller, Des banlieues au plateau du Larzac, Libération, 10 novembre 2003 https://www.liberation.fr/evenement/2003/11/10/des-banlieues-au-plateau-du-larzac_451157/

[21] Catherine Coroller, Bové des champs essaime en banlieue, Libération 21 février 2007 https://www.liberation.fr/france/2007/02/21/bove-des-champs-essaime-en-banlieue_85572/

[22] Pierre André-Taguieff, Prêcheurs de haine : traversée de la judéophobie planétaire. Paris: Mille et une nuits 2004, p878

[23]  Olivier Vial, Universités: «l’islamogauchisme? Une réalité depuis 20 ans» Le Figaro 18 fevrier 2021 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/universites-l-islamogauchisme-une-realite-depuis-20-ans-20210218

[24] ‘Compte-rendu du Bureau Attac-Rhône, du 1 octobre 2003’. Voir aussi Timothy Peace ‘European Social Movements and Muslim Activism’

[25] Xavier Ternisien, Le communautarisme, un invité dérangeant, Le Monde 11 novembre 2003 https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/11/11/le-communautarisme-un-invite-derangeant_4289956_1819218.html

[26] Bernard Cassen, ‘Altermondialisation et Islam’, Politis, n° 759, 10 juillet 2003.

[27] Pierre Khalfa, ‘Islam et altermondialisme : le défi de l’universel’, Politis, n° 768, 11 septembre 2003.

[28] Rémi Barroux et Xavier Ternisien, Tariq Ramadan, intellectuel contesté, en vedette d’un jour, Le Monde  15 novembre 2003 https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/11/15/tariq-ramadan-intellectuel-conteste-en-vedette-d-un-jour_342037_1819218.html

[29] ‘Nos relations avec Tariq Ramadan’,communiqué d’ATTAC, 10 novembre 2003

[30] Nicolas Valiadis « Le mot “islamiste” ne veut plus dire grand-chose » L’Obs 16 novembre 2016 https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-le-grand-entretien/20111217.RUE6525/le-mot-islamiste-ne-veut-plus-dire-grand-chose.html

[31] Caroline Fourest, Frère Tariq : Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan. Paris: Grasset.2004, p.388

[32] Caroline Fourest, La Tentation obscurantiste. Paris: Grasset, 2005, p121

[33] Eddy Fougier, L’Altermondialisme. Paris : Le cavalier bleu.

[34] Voir Naïma Bouteldja, Complot islamiste au Forum Social Européen ? Oumma 3 novembre 2004 https://oumma.com/complot-islamiste-au-forum-social-europeen/ M. Askolovitch a bien changé d’avis depuis, notamment avec la publication de Nos Mal-Aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas. Grasset 2013.

[35] Caroline Fourest, Les «lepénistes» de l’islam, Libération 21 décembre 2004 https://www.liberation.fr/tribune/2004/12/21/les-lepenistes-de-l-islam_503702/

[36] Naïma Bouteldja, Complot islamiste au Forum Social Européen ?

[37] Dominique Sopo Un «autre monde» mais avec qui ? Libération 14 octobre 2004 https://www.liberation.fr/tribune/2004/10/14/un-autre-monde-mais-avec-qui_495934/

[38] Jean Birnbaum, La gauche et l’islamisme : retour sur un péché d’orgueil, Le Monde 25 novembre 2020 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/25/la-gauche-et-l-islamisme-retour-sur-un-peche-d-orgueil_6061001_3232.html

[39] Corinne Torrekens, Islamo-gauchisme, La Revue Nouvelle, Numéro 5, 2020 https://www.revuenouvelle.be/Islamo-gauchisme. Voir aussi Torrekens, Islamo-gauchisme, histoire d’un glissement sémantique, AOC media, 22 février 2021 https://aoc.media/analyse/2021/02/21/islamo-gauchisme-histoire-dun-glissement-semantique/

[40] Timothy Peace et Emile Chabal, Why the French left has a problem with Islamophobia, Al-Jazeera, 17 novembre 2019 https://www.aljazeera.com/opinions/2019/11/17/why-the-french-left-has-a-problem-with-islamophobia

[41] Un an plus tard la série “Complément d’enquête” (France 2) s’interroge sur sa « complaisance envers les islamistes » pour avoir simplement marché contre l’attaque contre une mosquée à Bayonne. ‘Gauche : le piège du communautarisme’, Complément d’enquête, 10 décembre 2020 https://www.francetvinfo.fr/societe/religion/video-gauche-le-piege-du-communautarisme_4202375.html

[42] Le 10 novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! Libération 1er novembre 2019 https://www.liberation.fr/debats/2019/11/01/le-10-novembre-a-paris-nous-dirons-stop-a-l-islamophobie_1760768/

[43] Philippe Marlière, « Islamo-gauchisme » : un mot pour bastonner, L’Obs 15 décembre 2020 https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20201215.OBS37559/islamo-gauchisme-un-mot-pour-bastonner.html

[44] L’affaire des professeurs accusés d’islamophobie « est une illustration des pressions politiques et économiques qui s’exercent sur l’université » Le Monde 17 mars 2021 https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/17/professeurs-accuses-d-islamophobie-cette-affaire-est-une-illustration-des-pressions-politiques-et-economiques-qui-s-exercent-sur-l-universite_6073388_3232.html