ENTRETIEN—Réduite à la moitié de ses effectifs, Attac cherche à se relever d’un an de crise en réaffirmant son anti néo-libéralisme. Entretien avec ses deux co-présidents Jean-Marie Harribey et Aurélie Trouvé. 24 août 2007.

Jade Lindgaard : A l’heure de l’ouverture de l’université d’été d’Attac, un peu plus d’un an après l’élection du conseil d’administration de l’été 2006 entachée de fraude, la démission consécutive de Jacques Nikonoff et votre élection comme co-présidents de l’association, comment comptez-vous vous y prendre pour reconstruire la légitimité d’Attac ?

Jean-Marie Harribey : La reconstruction de la légitimité d’Attac est une tâche à accomplir. Néanmoins il faut aussi raison garder. La légitimité d’Attac a été malmenée mais n’a pas été anéantie. La preuve, c’est que nos analyses intéressent toujours. La crise financière, les projets de modification des financements de la protection sociale et, au niveau européen, le projet de traité simplifié : autant de thèmes sur lesquels nous avons commencé à produire des analyses. L’ensemble de l’association s’attache à redonner du temps à la critique radicale que nous avons menée du capitalisme néo-libéral et tente de passer à une deuxième phase beaucoup plus délicate : proposer des alternatives crédibles et susceptibles d’être mises en œuvre dans des délais raisonnables.

Aurélie Trouvé : Nous avons réfléchi à de nouveaux modes de fonctionnement qui puissent améliorer la démocratie en interne. Egalement, à attirer de nouveaux adhérents. Nous souhaitons refaire d’Attac un lieu de construction de campagnes en lien avec les autres forces sociales et les altermondialistes, selon trois axes principaux : l’Europe, la solidarité face aux inégalités et l’écologie en lien avec les questions sociales. Nous participerons au Grenelle citoyen de l’environnement.

Les déboires électoraux d’Attac ont été d’autant plus frappants que l’association s’était construite et développée sur une volonté affichée de renouveler la politique dans le sens d’une plus grande démocratie. Comment expliquez-vous que de telles pratiques aient pu se produire ?

Jean-Marie Harribey : Cette « expérience » nous a remémoré une chose : la construction de la démocratie n’est pas un chemin linéaire mais parsemé d’embûches. De hauts et de bas. Ce fut un bas profond. Cette malheureuse histoire nous aura au moins appris que la meilleure façon de préserver la diversité d’une association réunissant des cultures militantes aussi diverses que la nôtre, est d’organiser la confrontation des idées et non des personnes.

Pour l’avenir, nous essayons d’élaborer collectivement des règles de fonctionnement qui permettent à chaque instant d’avoir des garde-fous, des signaux d’alerte quand se produisent des dysfonctionnements démocratiques. Nous allons entamer une réforme des statuts -que nous n’avons pas réussi à accomplir jusqu’à présent- afin d’équilibrer toutes les composantes de l’association. Notre structure est originale et complexe : un conseil d’administration, un collège de membres fondateurs (associations, organisations syndicales), 200 comités locaux, un conseil scientifique et un grand nombre de commissions et de groupes de travail sur un nombre de sujets extrêmement grands.

Pourquoi cette réforme des statuts n’a-t-elle pas été possible ?

Jean-Marie Harribey : Parce que les statuts actuels prévoient un quorum de votants par rapport au nombre d’adhérents très élevé. Les fondateurs de l’association voulaient éviter une telle réforme des statuts et il faut bien reconnaître qu’ils y ont réussi car nous avons frôlé le quorum nécessaire de 50% de votants l’année dernière mais, à quelques votes près nous ne l’avons pas atteint.

Aurélie Trouvé : Cette malheureuse dérive nous a montré que nul n’est à l’abri de tels événements. Que nous devons toujours être vigilants, y compris dans une association comme Attac. Cela nous amène à réaffirmer que les moyens que nous employons sont aussi importants que les fins. Cela passe par la collégialité et la déconcentration du pouvoir. D’où l’idée d’une co-présidence à Attac, réunissant deux personnes aux origines militantes et de générations différentes. La bataille pour améliorer la démocratie en interne n’est pas terminée. Je crois qu’elle ne le sera jamais. Cette grave crise a entraîné une terrible déception pour les militants.

Fin 2005, Attac avait perdu 5000 adhérents, soit 12% de ses effectifs. La fraude électorale de l’année dernière et ses suites se sont-elles traduites par une nouvelle baisse ? Vous êtes-vous fixés des objectifs chiffrés en la matière ?

Jean-Marie Harribey : Remonter la pente des adhésions est l’un de nos objectifs principaux. Le mouvement de baisse a en effet commencé bien avant l’éclatement de la crise, sur une période qu’on aurait pu penser favorable, après la campagne sur le traité constitutionnel européen. En réalité dès 2005 nous avions atteint un palier. Evidemment, la crise que nous avons connue l’année dernière a aggravé la perte du nombre d’adhérents, divisé par deux en l’espace de trois ans, avec aujourd’hui près de 13 000 adhérents à jours de cotisations.

Aurélie Trouvé : 13 000 en août, avant l’université d’été, moment traditionnellement de recrutements. Nous espérons finir l’année à 15 000.

Jean-Marie Harribey : Le palier que nous connaissons depuis trois ou quatre ans est sans doute à rapprocher de la nécessité de passer d’une phase de critique du néo-libéralisme à une phase de propositions. La création d’Attac s’est faite sur une trajectoire de critique radicale des politiques néo-libérales et de la marchandisation du monde. Il s’agit maintenant de passer à des propositions. Cette nécessité qui est une difficulté a sans doute des conséquences sur notre capacité à regrouper plus massivement autour de nous.

A propos de Nicolas Sarkozy, vous avez parlé de « droite décomplexée ». Mais il ne vous aura pas échappé que lors de la campagne présidentielle le candidat de l’UMP a critiqué la Banque Centrale Européenne, dénoncé le coût social des délocalisations, pris la parole au nom des petits salaires…reprenant ainsi des arguments et thématiques pas très éloignés des vôtres. Quelle stratégie pouvez-vous mener face à cette mixture idéologique complexe, qui ne relève pas exclusivement du libéralisme économique ?

Jean-Marie Harribey : Je ne crois pas à cette description. Le vernis de renouveau du discours de Nicolas Sarkozy est en train de craquer. La crise financière que nous venons de vivre a montré que son discours critique de la banque centrale et d’appel à la moralisation de la finance internationale étaient creux : lorsque l’on prétend apporter une rupture et qu’en même temps on commence par adopter des mesures susceptibles de conforter la position sociale des gens les plus fortunés dans la société, il y a contradiction. Si l’on prend l’exemple du Grenelle de l’environnement, l’un des hochets agités au début de l’été par le gouvernement Fillon, les associations y bataillent dur pour que des mesures véritables puissent être adoptées, et pas seulement pour servir de plan de communication. A la rentrée Attac va s’inscrire dans les campagnes de mobilisation autour de la nécessité d’un moratoire sur les OGM, de la question des déchets nucléaires, et du programme autoroutier.

La stratégie de brouillage des cartes idéologiques de Nicolas Sarkozy, et ses emprunts aux thématiques de gauche, ne rend-elle pas caduc l’anti-libéralisme ?

Jean-Marie Harribey : Mais comment alors peut-on qualifier le paquet fiscal, ce cadeau qu’il a octroyé aux classes les plus aisées ? La première définition du néo-libéralisme, c’est l’enrichissement des riches. Or les premières mesures prises par le gouvernement enrichissent les riches. Le corrollaire de l’enrichissement des riches, c’est la limitation, voire la dégradation de ce qui permettait l’amélioration des conditions de vie des plus démunis : les services publics et la protection sociale. Or ces deux domaines sont les cibles du gouvernement. On vient d’apprendre que la SNCF allait fermer 250 gares de fret dans les prochains mois. Les capacités des services publics à répondre à la demande sociale seront encore amenuisées.

Mais Nicolas Sarkozy se fait l’avocat d’un Etat fort, interventionniste voire protectionniste, à l’opposé du délitement de l’Etat que prône l’idéologie néo-libérale.

Jean-Marie Harribey : Vous avez raison et peut être dans les années précédentes nous sommes-nous trompés dans la qualification des politiques néo-libérales. Les politiques néo-libérales ne consistent pas à démanteler l’Etat, mais, beaucoup plus astucieusement, à mettre l’Etat directement au service des classes possédantes. Beaucoup plus qu’il ne pouvait l’être autrefois, où des compromis étaient passés entre les groupes sociaux et leurs représentants.Or le néo libéralisme, c’est précisément la mise au service quasi exclusif des classes possédantes des instruments de l’Etat. C’est cela la politique sarkozienne. Il veut un Etat fort mais encore plus au service de ceux qui s’enrichissent et des marchés financiers. Je crois que c’est cela la définition même de l’Etat tel que le conçoit la droite décomplexée aujourd’hui.

Aurélie Trouvé : Un Etat « fort » peut-être, mais pour ses tâches régaliennes. Le volet social de l’Etat est démantelé avec une force nouvelle : franchise médicale, TVA sociale, confirmation de la libéralisation du marché de l’électricité, démantèlement qui s’annonce de la SNCF… Nicolas Sarkozy s’apprête sans referendum à signer un traité simplifié européen qui entérine l’obligation de stabilité des prix et confirme l’indépendance de la BCE, en totale contradiction avec ce qu’il a dit aux citoyens français. Il s’apprête également à négocier des accords économiques qui se feront au détriment des pays du sud et poursuivront la dérégulation en leur défaveur. L’Etat néo-libéral dérégule là où ça l’arrange et garde des règles fortes là où ça l’arrange.

Quel bilan tirez vous de l’échec de la stratégie du « Tout sauf Sarkozy » qui était celle de la gauche pendant la campagne présidentielle ?

Jean-Marie Harribey : Cette déroute idéologique de la gauche traditionnelle vient de loin. Les thématiques dont, avec beaucoup d’astuce et d’a propos, s’est saisi Sarkozy, avaient été progressivement abandonnées. Dans les milieux bien pensants de la nouvelle gauche, on dissertait depuis quasiment deux décennies à grands renforts de publicité et de publications médiatiquement impulsées sur la fin du travail, ou encore la recherche de l’épanouissement personnel en dehors de la sphère du travail…cette déroute préparée par des sphères pseudo intellectuelles et relayées par les sphères politiques traditionnelles a servi de terrain à la récupération sarkozienne, pour constituer ce qui peut être considéré comme nouveau bloc idéologique, selon l’expression de Gramsci.

S’il y a une refondation des idées de gauche à entreprendre, et pas simplement des idées véhiculées par une partie de la gauche, c’est autour des nouvelles solidarités à construire dans nos pays européens et à l’égard du reste du monde. Au sein d’Attac, nous souhaitons reprendre avec beaucoup de force la dimension mondiale de notre combat. Se battre pour des services publics en France ou en Europe, se battre pour une protection sociale en France et en Europe ne doit pas être compris comme la défense de privilèges que les populations du nord de la planète voudraient préserver, mais comme la défense de valeurs démocratiques au sens fort du terme qui doivent être mises à la portée de tous les peuples de la planète. Nous pensons qu’il est parfaitement possible de les assurer à tous dans des laps de temps raisonnables. Mais ce ne peut être fait dans le contexte de la marchandisation accrue de la planète. Les instruments dont nous avons besoin pour inverser ces logiques sont à construire en terme de taxes globales : il ne s’agit plus seulement de défendre la taxe Tobin mais d’imposer l’idée que les biens publics mondiaux (droit à l’éducation, droit à l’eau potable, droit à la santé, à un air pas trop vicié, à un climat pas trop perturbé) sont des biens communs de l’humanité. Il n’y a pas de biens communs de l’humanité sans financement. Il faut donc des taxes mondiales dont le produit irait à la satisfaction de ces besoins.

Cette articulation entre échelon national et international, cette ambition redistributrice, Attac ne l’a pourtant pas assumé au niveau européen : peu mise en avant pendant la campagne du non dont les arguments ont parfois flirté avec le souverainisme, et pas assumé après-coup en l’absence aujourd’hui de voies de sorties de la crise claires et acceptables par les pays européens qui ont déjà signé le traité. La promesse du plan B a failli.

Jean-Marie Harribey : La campagne menée par les partisans du non au TCE en 2005 était composite. C’est vrai. Et dans le bilan que nous avons tiré à chaud de la victoire contre le TCE, peut être n’avons-nous pas suffisamment souligné à l’époque que les 55% de non étaient divers. Je ne pense pas que nous puissions dire aujourd’hui que nous avons mené une campagne au nom du plan B. Cette expression de « plan B » n’est pas venue de nous. Ce sont nos adversaires qui nous l’ont plaqué dessus par dérision. A Attac, jamais nous n’avons revendiqué cette expression.

L’objectif que nous nous fixons aujourd’hui c’est de tirer le bilan de la difficulté qu’il y a à passer d’une étape à l’autre : du refus de la constitutionnalisation des politiques néo-libérales à des propositions pour construire une Europe alternative. Nous n’envisageons pas la suite de la mobilisation sur les questions européennes comme s’inscrivant dans un repli souverainiste, nationaliste. Il est vrai que ces composantes existent au sein des mouvements sociaux. Mais notre volonté à Attac, avec le nouveau conseil d’administration élu en décembre 2006, est d’aller résolument dans une dynamique de réflexion pour creuser ce qui pourrait être un nouveau visage de l’Europe. En lisant le texte de futur projet de traité simplifié dont la présidence portugaise présente aujourd’hui des esquisses, on s’aperçoit qu’il s’agit toujours de nous ressortir les recettes que nous avons refusées en 2005 : la concurrence libre et non faussée (qui disparaît du texte principal mais figure dans les annexes et les protocoles). Pour nous opposer à cela il ne s’agira plus de dire : « nous ne voulons pas la concurrence libre et non faussée » mais : « voilà sur le terrain social, écologique, monétaire » ce que nous voulons que l’Europe propose.

Aurélie Trouvé : A la lecture de notre manifeste publié cette année et avançant un certain nombre d’alternatives visant à rompre avec le système néo-libéral, difficile de dire d’Attac qu’elle est souverainiste. Ainsi, nous revendiquons une augmentation du budget européen et le renforcement de règles sociales, environnementales et économiques (notamment en matière de politique monétaire) à une échelle européenne.

Vous avez fait référence à Gramsci, dont Nicolas Sarkozy lui même s’est réclamé. Aujourd’hui cela vous semble-t-il nécessaire, et possible, de réaliser à gauche un travail équivalent pour l’hégémonie culturelle ? Avec qui ? Quels rapports souhaitez-vous entretenir avec le parti socialiste ?

Jean-Marie Harribey : Il n’y a peut être pas de réponse aujourd’hui à cette question car elle est très compliquée. Est-ce que la reconstruction, la refondation d’un corps théorique permettant de structurer un mouvement politique au sens fort du terme, de grande ampleur, est nécessaire ? Evidemment oui.

Avec qui ? Je pense que cette refondation idéologique et théorique ne se structurera pas autour des appareils politiques traditionnels. Tant au sein de la gauche traditionnelle qu’au sein de la dite extrême gauche, les appareils politique ont montré leur incapacité à dépasser leur corporatisme traditionnel et leur vision étriquée des changements sociaux à entreprendre. Je pense que s’il y a une refondation idéologique et théorique autour des valeurs de solidarité dans nos pays et à l’échelle mondiale, cela viendra de l’ensemble des mouvements sociaux foisonnants et disparates qui se produisent à l’échelle mondiale. C’est pour cela que nous mettons beaucoup d’espoirs et de moyens dans la participation aux forums sociaux à tous les échelons, locaux, continentaux et mondiaux. Ce sont eux qui sont susceptibles de prendre en compte les aspirations que le mouvement ouvrier a traditionnellement portées depuis deux siècles en terme de droit du travail, de protection sociale, de services publics, de droit à l’éducation… mais aussi toutes les nouvelles aspirations qui naissent de la dégradation des conditions des populations du tiers mondes et de la dégradation écologique qui frappe la planète. C’est autour de ces questions que peut se restructurer un bloc idéologique comme le concevait Gramsci dans les années 30.

Quels rapports avec le PS qui est plus que jamais le parti dominant à gauche ?

Aurélie Trouvé : Attac reste indépendant des partis politiques et des élections, mais garde son rôle d’interpellation. Je ne peux que constater une dérive du PS vers le centre, un PS qui a baissé les bras face au système économique en place et ne propose pas de rupture radicale vis-à-vis du néo-libéralisme. Il s’est ainsi coupé des aspirations du mouvement altermondialiste. La déclaration de Manuel Valls envisageant des collaborations possibles avec l’actuel gouvernement n’en est qu’un nouvel épisode. Le PS a baissé les bras par rapport tout un ensemble de valeurs et continue sa dérive.

Propos recueillis par Jade Lindgaard.