Le Rojava, ou Fédération démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est, est devenu un imaginaire mobilisateur. Le projet défendu et les progrès réalisés sur le terrain font naître un récit prometteur, aussi bien sur place que dans le reste du monde. Cependant, ils sont actuellement sous la menace d’une invasion turque. Si elle n’est pas stoppée, une armée de l’OTAN va balayer les espoirs de paix et de révolution que porte cette région. L’auteur de cet article va régulièrement dans les régions kurdes au Moyen-Orient où il mène un travail de terrain auprès des populations : ce texte est écrit depuis le Rojava, où il réside actuellement.
Le Rojava défend un projet inspiré du confédéralisme démocratique. Cette philosophie, comme aiment l’appeler ses défenseurs, promeut la démocratie directe, le partage des richesses, l’écologie radicale et une forme de « féminisme »1 ». Le confédéralisme démocratique a été développé depuis les geôles d’Imrali par le leader kurde et fondateur du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), Abdullah Öcalan.
Le PKK, fondé en 1978, avait à l’origine pour objectif la création par la lutte armée d’un Kurdistan indépendant et socialiste. Dans les années 1980, Öcalan se réfugie en Syrie pour fuir le coup d’État. Il tente à de nombreuses reprises d’enclencher un processus de paix avec l’État turc, en vain. En 1998, Öcalan est expulsé de Syrie suite à un accord avec la Turquie. Après plusieurs mois à la recherche d’un refuge, il est arrêté en 1999 au Kenya dans une opération dans laquelle la CIA, le Mossad et le MIT (service secret turque) sont impliqués pour sa capture. Depuis, il est détenu par la Turquie sur l’île prison d’Imrali, près d’Istanbul, gardée par un millier de soldats où il est l’un des rares prisonniers.
La pensée d’Öcalan est bien souvent assimilée à tort à de l’anarchisme – il existe cependant de nombreux points de convergences. Si l’influence de Murray Bookchin se fait sentir dans les écrits d’Öcalan, il s’agit plutôt d’un nouveau mouvement qu’il affilie à la philosophie de Nietzsche. Öcalan souligne dans ses écrits : « Il serait plus réaliste de dire que Nietzsche est le fer de lance de la prise de position contre la modernité capitaliste. »2 Il reproche alors aux héritiers de la pensée nietzschéenne de n’avoir pas su la mettre en pratique.
Un prophète nietzschéen
Öcalan se voit donc comme un prophète nietzschéen. C’est avec ce masque qu’il entend faire accepter ses idées et réorganiser la société : « Nous allons devoir apprendre à regarder la modernité capitaliste avec l’œil d’un derviche, d’un prophète, du Bouddha ; sinon, toutes nos tentatives de la combattre ne feront que profiter au système. »3 Il reproche au marxisme et à l’anarchisme leur trop grande proximité avec le positivisme, le scientisme. Pour lui, et en référence à Nietzsche, ce n’est que l’ombre d’un dieu mort, une forme de fétichisme païen de l’objet.
La critique de l’État est cruciale dans la pensée d’Öcalan. L’État doit être réduit au minimum pour laisser place à la société civile. Quant au capitalisme, il apparaît dans ses écrits comme une religion basée sur la croyance en l’argent. Pour l’abattre il faudra proposer une alternative qui combat le système pour ce qu’il est vraiment : non pas un système économique mais religieux, avec ses rois, les accapareurs de richesses, ses prêtres, les cadres, et ses fidèles, les consommateurs. « Vous n’avez plus besoin de couronnes d’or, d’assiettes d’argent, de palais, de magnificence, de démonstration de force brute, de costumes fabuleux et de repas luxueux. Vous avez seulement besoin d’un endroit pour cacher votre argent. Vous êtes maintenant le plus grand. »4 Öcalan exprime ainsi l’idée qu’aujourd’hui, pour affirmer ou détenir le pouvoir, les apparences et les symboles de ce dernier ne sont plus nécessaires : nous sommes à « l’âge des dieux et des rois nus ». Il suffit maintenant de détenir de l’argent, le plus souvent issu d’un monopole, sans pour autant avoir les habits du pouvoir.
Ainsi, pour éradiquer le mal à la racine, il faudra créer un nouveau système de croyance où le dieu, l’être suprême, n’est ni l’État, ni la science, ni l’argent, mais la démocratie. Pour Öcalan, le mal a été créé lors de la sédentarisation et de la naissance des civilisations accumulatrices. Depuis les Sumériens, la forme fondamentale de la société basée sur le roi, le prêtre et le soldat n’a pas fondamentalement changé. Elle s’est reproduite jusqu’à accoucher de sa forme la plus dangereuse : la modernité capitaliste, système qui a réussi à neutraliser les différentes formes de contestations de l’ordre établi depuis cinq siècles. Des mouvements humanistes, en passant par les lumières et le communisme, tous sans exception ont été intégrés au système et utilisés à son avantage. Les droits de l’Humain ne sont-ils pas ainsi devenus un motif de réprimande à l’avantage des États les plus puissants contre des États plus faibles ?
La rupture doit se faire avec cinq mille ans de civilisations accumulatrices, mais aussi avec une modernité capitaliste devenue dévastatrice pour la planète. Elle doit commencer par l’origine, la première oppression créée par l’homme : l’instauration de la société patriarcale, l’exploitation de la moitié de la société par l’autre. La première tâche pour les révolutionnaires kurdes est donc d’abolir le patriarcat. La seconde est la destruction du capitalisme et de ses organisations monopolistiques. Sur la question du monopole, Öcalan s’appuie sur les écrits de Fernand Braudel – il s’agit de façon générale d’une de ses principales références – pour souligner que le capitalisme a toujours été monopolistique. Le monopole et la violence, qui impliquent un enrichissement quasi-illimité, doivent être détruits : le partage des richesses sous le contrôle des communes en est l’alternative. L’État-nation est aussi un monopole, organisé autour du scientisme, qui renforcent son culte : la décentralisation est alors un élément clé pour le déconstruire. Mais l’idée qui réunit l’ensemble est celle d’une démocratie directe, qui implique l’égalité et la liberté de tou·tes, où la société est sous un contrôle populaire assuré par une myriade de petites entités auto-gérées.
La mise en pratique du confédéralisme démocratique au Rojava
Il est important de voir le Rojava comme un processus. Un bref retour historique s’impose donc pour faciliter la compréhension de ce qui s’y joue. Avant 2011, le régime syrien menait une lutte féroce contre sa minorité kurde, en accord avec la Turquie. Il partageait des informations avec cette dernière dans le cadre de la répression du mouvement de libération nationale kurde. Parler la langue kurde pouvait coûter des séances de tortures et la prison. Les organisations politiques kurdes étaient interdites ainsi que toute manifestation culturelle. Le régime syrien avait mené une politique d’arabisation forcée pour chasser les Kurdes de leurs terres (qui sont les plus fertiles de Syrie) et les remplacer par des colons arabes venus pour la plupart de la région de Raqqa. Environs 300 000 kurdes sont devenu·es apatrides suite à un décret leur retirant la nationalité syrienne en 1961. Plus généralement, la dictature du parti Baas faisait subir de terribles injustices à toute la population syrienne, au profit d’une petite minorité lévitant autour du pouvoir de l’État-nation syrien. Par conséquent, les populations syriennes étaient éloignées de tout processus décisionnel et privées de droits fondamentaux.
En 2011, le régime commence à s’effondrer : face au soulèvement populaire, d’abord, puis, dans un second temps, face à une opposition islamiste soutenue par la Turquie, les monarchies du Golfe et l’Occident. En 2012, l’État syrien fait alors le choix stratégique de se retirer des régions kurdes, qui ont également eu leur lot de manifestations anti-régime. Il espérait que les désirs d’autonomie des Kurdes ne seraient pas tolérés par une opposition qui n’a jamais rompu avec l’histoire coloniale syrienne. Le soutien des milices telles qu’Al-Qaïda, Daech, l’ASL et toute sortes d’autres milices islamistes, par l’État turc, qui a une aversion viscérale contre sa propre minorité kurde, ne pouvait qu’encourager le régime dans cette stratégie5. Malgré plusieurs tentatives de négociations entre les autonomistes kurdes et l’opposition islamiste, des combats ont rapidement éclaté dans plusieurs points clés à la frontière turco-syrienne comme à Serekaniye (Ras Al-Aïn en arabe).
Dans ce chaos, le PYD (Parti de l’Union démocratique) prend le leadership d’une coalition hétéroclite d’acteurs et actrices locaux·les. Il est le parti frère du PKK, dont il partage la philosophie du confédéralisme démocratique, et avec qui il entretient d’étroits contacts. L’opposition islamiste, soutenue par la Turquie, est repoussée par des milices populaires à majorité kurde, mais aussi arabes et syriaques (chrétiennes). Elles sont notamment encadrées par des combattant·es du PKK descendu·es des montagnes du Kurdistan, en particuliers celle occupée par la Turquie.
Une réorganisation complète de la société commence à s’opérer en parallèle à des évolutions militaires. Les comités de quartiers, qui avaient spontanément pris le contrôle des affaires courantes après la fuite du régime, se muent en communes. Regroupements plus ou moins larges par quartier ou village, ces petites instances se voient attribuer d’importants rôles décisionnels en matière de politique locale. Par exemple, lors de réunions de communes auxquelles j’ai pu assister, la vente de biens ou encore la mise en place de coopératives sont étroitement encadrées par un contrôle populaire. Les éventuels réaménagements urbains sont débattus. De plus, des assemblées mensuelles concernent des affaires courantes de la localité. La liberté d’expression y est respectée ainsi que les droits humains fondamentaux. J’ai pu assister à des réunions où des cadres politiques étaient vivement critiqué·es, chose courante. Par ailleurs, le Rojava a aboli la peine de mort.
Les municipalités ont aussi gagné en autonomie. Elles choisissent par exemple les langues de l’enseignement. Au Rojava, on trouve, selon les différentes régions, plusieurs langues officielles comme le kurde, l’arabe ou le syriaque pour le canton de Cizîré. Dans ces langues, les institutions diffusent les différents textes de l’auto-administration. Les progrès dans l’enseignement ne s’arrêtent pas là : la sociologie et la philosophie sont valorisées comme matières à l’école et des approches pédagogiques alternatives au système Baathis sont expérimentées.
Une politique pro-femmes est mise en place par les femmes elles-mêmes. Sous l’impulsion de la branche féminine du PYD, des assemblées de femmes sont organisées en parallèle aux assemblées mixtes. Dans les localités, elles luttent contre les violences sexistes ; et elles jouent un rôle important dans le règlement des conflits familiaux en assistant les femmes. Elles sont coordonnées entre elles, ce qui a pour résultat l’organisation de leur propre représentation dans les institutions. Des représentantes des maisons de femmes assistent aux réunions de communes pour en vérifier le bon déroulement. Chaque poste électif est coprésidé par une femme. Cela produit des assemblés d’élu·es quasiment paritaires. La participation aux communes est aussi largement le fait des femmes : à l’inverse des réunions militantes en Europe, les membres les plus investi·es sont très majoritairement des femmes. Le Congra-Star, une organisation de femmes indépendante tant sur le plan politique qu’économique (elle se finance grâce à une coopérative), regroupe toutes les organisations de femmes du Rojava – notamment les coopératives de femmes et des structures éducatives féminines. Cette autonomie des femmes leur permet d’avoir un poids extrêmement important dans la société – au point d’avoir un droit de veto sur les décisions jugées sexistes dans les assemblées. Elles éduquent les nouvelles générations contre la mentalité patriarcale. La jeunesse est également structurée sur une base similaire.
L’économie est elle aussi en train de se transformer progressivement. Le Rojava était soumis aux politiques d’arabisation forcées avec confiscation de terre par des colons arabes. Ces terres ont depuis été mises sous le contrôle des communes, et dans certains cas, redistribuées aux ancien·nes propriétaires. Le reste du Rojava est dominé par la petite propriété. Les villes sont remplies de petits ateliers et de petits commerces. L’auto-administration du Rojava encourage fortement la création de coopératives où les moyens sont mutualisés et les salaires partagés à parts égales entre les travailleurs et travailleuses. Les gestionnaires sont élu·es pour deux ans avec une limitation de deux mandats.
Une démocratisation inachevée
Malgré de nombreux progrès, les familles kurdes et arabes restent très traditionnelles et les tâches y sont genrées à l’extrême. Il reste souvent difficile pour les femmes de sortir de leurs cuisines et des tâches ménagères. Difficile aussi, dans l’immense majorité des familles, d’imaginer des rapports intimes hommes/femmes hors mariages. Les questions qui concernent les LGBT restent taboues dans de larges parts de la population ; elles peuvent facilement déclencher de l’hostilité.
Les tribus arabes alliées à l’auto-administration ont en grande partie adhéré au projet par la force des choses. Leur fidélité n’est dès lors pas assurée. Leur politique reste conservatrice et opportuniste6. De plus, bien que la part d’auto-gestion soit importante dans les institutions politiques et le fonctionnement de la société, elle n’en est pas moins partielle. Les communes doivent appliquer des directives d’assemblées législatives issues de la coalition de partis et de mouvements politiques dominés par le PYD. L’idée d’un pouvoir politique du bas vers le haut est donc à nuancer. Les tenants de la philosophie du confédéralisme démocratique en ont conscience. L’évolution vers le confédéralisme démocratique prend du temps, mais tous les indicateurs montrent une évolution positive sur l’ensemble de la société.
Les progrès réalisés sont immenses et ont étés obtenus au prix d’un combat meurtrier contre les djihadistes et les islamistes, en particulier Daech et Al-Qaïda, soutenus par la Turquie, qui a elle-même lancé un assaut contre le Rojava le 9 octobre dernier. À son apogée, la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est occupe un territoire correspondant au tiers de la Syrie qui va bien au-delà des territoires à majorité kurde. Avec plus de 80 % des réserves pétrolières syriennes et 40 % de la production agricole avant-guerre, dont 60 % de la production céréalière, la région est peuplée d’environ 5 millions d’habitant·es. Ces atouts attirent les appétits voraces des dictatures alentours à commencer par la Turquie, l’Iran ou encore le régime syrien. À l’intérieur de la Syrie, les milices islamistes et djihadistes se sont acharnées sur le Rojava : la célèbre ville de Kobané a été détruite à 80 % par les combats, le quartier kurde de Sheikh Maqsoud à Alep a subi des dégâts équivalents de la part de milices salafistes financées par l’État turc. Et l’on ne compte plus les villages kurdes désertés à cause des mines laissées par les djihadistes de Daech. La région est étranglée de l’extérieur, soumise à divers embargos par ses voisins, qui voient d’un mauvais œil cette révolution d’inspiration socialiste – rappelant à bien des égards la situation de la Commune de Paris.
Pour éviter une invasion de son territoire et obtenir une assistance dans la lutte contre Daech, les autorités du Rojava se sont alliées avec la coalition dirigée par les États-Unis contre Daech à partir de la bataille de Kobané, premier revers pour l’organisation djihadiste. Cette collaboration ne fut pas simple : ainsi, par exemple, les États-Unis ont commencé par refuser de livrer du matériel de déminage afin de ménager leur allié turc. Brett MacGurk, alors envoyé spécial de la coalition, avait constaté que les forces du Rojava utilisaient des troupeaux de moutons pour déminer. Cette alliance tactique est très fragile. Malgré ce parrainage, la Turquie a pu envahir le canton d’Afrin en janvier 2018 et chasser la majorité de ses habitant·es d’origine kurde pour les remplacer par les familles arabes islamistes venant principalement de la banlieue de Damas, de la banlieue Nord de Homs ou encore d’Iblib. La région a été soumise à un pillage systématique par la Turquie et ses milices. Enfin, malgré une forte opposition internationale et intérieure, Donald Trump, ami de longue date de la famille Erdogan, a décidé, début octobre 2019, de permettre l’invasion du Rojava par la Turquie, probablement pour protéger ses intérêts économiques personnels en Turquie, en opposition à l’immense majorité de la classe politique américaine et aux militaires américain·es.
Le soutien international au Rojava
L’imaginaire véhiculé par le Rojava commence à jouer un rôle important en France et dans le monde. En témoignent les réactions internationales suite à la décision de Trump : partout, des manifestations de soutien à la région autonome ont vu le jour. Il est alors important de souligner que ce soutien découle de plusieurs motifs – et qui ne relèvent pas toutes d’un mouvement de gauche.
La première, qui fait l’unité, c’est la lutte contre les djihadistes, en particuliers ceux de Daech. L’Auto-Administration a encore 12 000 membres de Daech dans ses geôles et un affaiblissement de ses institutions risque de leur donner l’opportunité de semer le chaos dans la région une fois de plus. Loin d’être mis hors d’état de nuire, Daech est encore bien actif. Cette menace a encouragé des États comme la France à critiquer fortement la décision de Trump d’évacuer la région autonome. Aujourd’hui, le Pentagone s’oppose lui aussi au retrait car il n’a pas envie d’avoir à encadrer une opération dans la région suite à une résurgence probable du terrorisme international. Pour maintenir les troupes, il a expliqué à Trump qu’il y avait des puits de pétroles en Syrie. Ces puits ont de petites réserves et un pétrole de médiocre qualité : ils représentent un enjeu géostratégique très secondaire. Ces arguments ont toutefois suffi à convaincre l’hôte de la maison blanche de redéployer ses troupes dans les régions pétrolifères de Syrie.
Seconde raison, qui ne fait pas l’unanimité : la présence de l’Iran en Syrie, que souhaitent contrer les États-Unis. Les territoires autonomes représentent un contre-poids important à l’ingérence iranienne en Syrie qui tient à bout de bras le régime baassiste grâce à une assistance économique et militaire avec l’aide de la Russie.
La troisième raison du soutien international au Rojava est d’ordre plus idéologique. Un projet de démocratie directe au milieu du Moyen-Orient n’est pas passé inaperçu auprès de pans entiers de la gauche internationale. Elle est la principale raison d’un investissement important des rues au lendemain de l’attaque turque sur le territoire. Ce soutien est le plus important sur le long terme. En effet, la création ou le renforcement d’un mouvement attaché aux valeurs du Rojava en France est vital pour sa survie, une fois que les accords de soutien tactique avec des puissances comme les États-Unis seront devenus caduques. La France, pour défendre ses propres intérêts, a été l’État qui a le plus soutenu les Kurdes d’un point de vue diplomatique. Son ancrage au Rojava est beaucoup plus fort que celui des autres membres de la coalition contre Daech. Par conséquent, un mouvement de soutien y est d’autant plus important. La présence de troupes occidentales est décisive pour la survie de la fédération du Nord-Est syrien.
Ce soutien commence à s’imprégner des idées venues du Rojava. Les pratiques du mouvement des gilets jaunes ont ainsi été marquées par cet imaginaire. L’assemblée des assemblées de Commercy a été proposée et organisée en grande partie par des individus convaincus de la faisabilité du projet du Rojava en France. Régulièrement, durant les plénières, des délégué·es des gilets jaunes appellent à soutenir le Rojava. Bien que leur projet soit présenté comme une forme de « municipalisme », il n’en reste pas moins inspiré par l’expérience des révolutionnaires kurdes. De nombreuses listes aux élections locales ont également été initiées sur cette base. Le « municipalisme » est passé d’une force politique regroupant quelques individus à une idée qui fait son chemin dans l’imaginaire de milliers de gens participant au mouvement des gilets jaunes. J’ai moi-même été invité à animer des conférences à Commercy, Saint-Nazaire et encore à Paris par les collectifs locaux qui voulaient en apprendre plus sur le Rojava. Cependant, les principales courroies de transmission idéologique en France ont été les anarchistes. Ce vecteur a fini par faire percevoir, à tort, la théorie du confédéralisme démocratique comme relevant de l’anarchisme, notamment en raison de la grande place de Murray Bookchin dans la philosophie d’Öcalan. L’interprétation sous le seul angle de l’étude des textes de Murray Bookchin mène à cette erreur de jugement. Öcalan s’inspire en vérité d’un large panel d’auteurs dont le fil conducteur est la pensée nietzschéenne. La traduction des ouvrages d’Öcalan devrait permettre une meilleure compréhension de cette pensée complexe et fertile.
L’expérience d’autonomie du nord syrien est une occasion historique de remettre un imaginaire puissant en action au cœur de la gauche internationale. À ce stade, le soutien momentané manifesté envers le Rojava par une grande partie des forces politiques françaises est lié à des accords de circonstance : cette situation ne durera probablement pas. Cette fenêtre doit alors être l’occasion d’organiser un véritable mouvement de résistance contre les menaces qui pèsent sur le Rojava. Remettre au centre la lutte des femmes, le partage des richesses, la démocratie et un mouvement inspiré de l’écologie sociale ne peut être que bénéfique pour entamer le renouvellement dont les mouvements de contestations ont besoin au plan local et international.