Eric Fassin revient sur la décision du Conseil Constitutionnel invalidant l’article 63 de la loi Hortefeux et en discute l’argumentation. En voulant disqualifier la référence à la “race”, le Conseil est entré dans une discussion qui remet en question l’approche juridique du racisme.

« Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale des réalités. » L’analyse proposée en 1981 par la sociologue Colette Guillaumin reste d’actualité. Le Conseil constitutionnel vient de le rappeler en censurant le 15 novembre l’amendement 63 de la loi Hortefeux concernant les enquêtes statistiques sur « l’origine ethnique ou raciale » : selon « le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution », la race n’existe pas – pour la loi. Et pourtant, elle existe – dans la société. En effet, la discrimination raciale est, davantage qu’hier encore, « la plus tangible, réelle, brutale des réalités. » Cette contradiction apparente renvoie à la différence entre les lois et les normes. Certes, la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » ; mais l’égalité des droits ne garantit nullement l’égalité des chances. C’est cela qu’il s’agit aujourd’hui de mesurer par des enquêtes.

Le Conseil constitutionnel ne le conteste pas ; bien au contraire, il confirme que « les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives » – à condition de n’y pas inclure « l’origine ethnique ou la race ». Bref, il affirme seulement que la race ne saurait être une « donnée objective ». En rabattant la question des discriminations raciales sur « l’origine ethnique ou raciale », l’amendement ne risquait-il pas de valider une définition objective de la race par l’origine ? Le Conseil constitutionnel s’inscrit bien dans la continuité de la critique du racisme qui s’est imposée depuis la Seconde guerre mondiale : la race n’est pas et ne doit pas être une réalité objective. Aussi ne saurait-elle être traitée comme une donnée objective par le droit, bien sûr, ni même, selon cette décision, par la statistique.

Or cette perspective est parfaitement compatible avec les recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), rendues le 16 mai 2007. D’abord, il n’y était pas question, « en l’état », d’une « classification nationale ‘ethno-raciale’ qui s’imposerait dans toute la statistique publique » – autrement dit, d’un « référentiel » inscrit dans le recensement. Ensuite, dans les enquêtes pour mesurer la diversité, les données « objectives » préconisées se limitaient à : « nationalité et/ou lieu de naissance des parents. » La CNIL ajoutait enfin une autre recommandation, essentielle pour lutter contre les discriminations sans les réduire aux origines : « développer des études sur le ‘ressenti’ des discriminations, incluant le recueil de données sur l’apparence physique des personnes. » Dans de telles enquêtes, l’apparence physique n’est pas une réalité objective, codée par l’enquêteur ; c’est l’enquêté qui se définit lui-même, en fonction de son expérience subjective de la discrimination.

Cette recommandation sur le « ressenti » n’apparaît ni dans l’amendement, ni dans les débats sommaires qui l’ont accompagné, et le Conseil constitutionnel n’en dit donc rien au moment d’annuler l’amendement. Pourtant, ce point est essentiel : il permet en effet de distinguer la « race objective » de la « race subjective » – autrement dit, la race biologique, que rejettent la science et le droit, de l’expérience de la race, dont le seul fondement est la discrimination subie en raison de la couleur de peau. La race n’existe pas (objectivement), et pourtant elle existe (subjectivement). Au contraire de la race objective, la race subjective peut donc légitimement être traitée comme une donnée objective, c’est-à-dire scientifiquement objectivée.

Nier cela entrainerait à ignorer le point de vue des victimes, et donc à occulter les discriminations raciales elles-mêmes. C’est pourtant l’aveuglement volontaire que revendique SOS-Racisme dans la pétition « Fiche pas mon pote ». En parlant de fichage et de « référent racial », comme s’il s’agissait de recensement (et non pas d’enquêtes anonymes fondées sur l’auto-déclaration), la pétition semble à première vue s’en prendre seulement aux données fondées sur la race objective. Mais en fait, l’offensive va beaucoup plus loin : « Je refuse d’accepter que le regard et l’investigation se posent sur les victimes plutôt que sur les auteurs des discriminations. » Autrement dit, l’association antiraciste récuse non seulement la race objective, mais aussi la race subjective.

Cela revient, à la différence du Conseil constitutionnel, à rejeter la mesure dans son principe. « La nécessaire connaissance de la réalité des discriminations doit passer par d’autres moyens comme par exemple, le testing », soit une démarche au cas par cas qui peut débusquer le racisme explicite, mais non la discrimination systémique. La démarche quantitative ne pourrait donc porter que sur les « auteurs des discriminations ». Parions toutefois que les résultats de telles enquêtes, auprès d’un échantillon de racistes revendiqués, nous renseigneraient bien mal sur la réalité des discriminations. En matière de vols, de violences, de viols, imaginerait-on de n’enquêter que dans les prisons ? Et oserait-on empêcher « que le regard et l’investigation se posent sur les victimes » aussi ?

C’est confiner l’antiracisme dans une définition héritée des années 1980. En effet, l’objectif était alors, sur fond de montée du Front national, de lutter contre l’idéologie raciste. Mais aujourd’hui, il nous a bien fallu prendre conscience que les discriminations raciales débordent de ce cadre d’analyse. D’une part en effet, les logiques discriminatoires ne se réduisent pas aux intentions racistes. Ainsi, l’absence des minorités visibles dans la vie politique n’implique pas nécessairement, ou pas seulement le racisme des élus ; elle signifie surtout une discrimination structurelle résultant de pratiques quotidiennes. Le problème, ce ne sont donc plus exclusivement les racistes ; c’est la discrimination ordinaire. D’autre part, l’expérience des discriminations n’est pas sans effet sur les victimes : elle contribue à les constituer en tant que sujets. Dans les années 1930, beaucoup se sont découverts juifs sous l’effet de l’antisémitisme. Cette logique de subjectivation raciale est aussi à l’œuvre aujourd’hui parmi les minorités visibles. Comment ne pas être transformé par l’expérience banalisée de la discrimination dans l’accès au logement ou au travail, dans les rapports avec la police ou la justice ?

C’est en ce sens qu’on peut parler de racialisation subjective. Et c’est pourquoi l’antiracisme ne doit plus seulement s’intéresser aux racistes, mais aussi aux victimes des discriminations raciales. Ne parlons pas à la place de nos « potes » : au contraire, faisons entendre leurs voix, au pluriel. C’est le sens des enquêtes sur le « ressenti » des discriminations, dont le travail, statistique ou pas, permettra d’appréhender la réalité diverse de la racialisation. La porte ouverte par la CNIL n’a pas été close par le Conseil constitutionnel. Ne la laissons pas refermer par d’autres qui s’en autoriseraient. Car l’enjeu est d’importance : si nous ne voulons pas condamner les minorités visibles au repli identitaire, c’est contre les discriminations qu’il faut s’engager – et non contre les enquêtes. Le parti pris d’ignorance conduit rarement à la lucidité.