Jacques Attali nous invite à considérer en bloc la cohérence de son rapport. L’analyse synthétique qui suit relève ce défi, et s’attelle à présenter sommairement les premiers éléments d’une contre-expertise.
En 316 propositions, le rapport Attali décline sous forme de mode d’emploi les grandes « réformes structurelles » recommandées par de nombreux rapports publiés au cours de la période récente, notamment les rapports Minc, Boissonnat, Virville, Camdessus ou encore le rapport de suivi du « programme national pour l’emploi » remis régulièrement, en application de la stratégie de Lisbonne renouvelée de 2005 à la Commission européenne en application des « Lignes directrices intégrées pour la croissance et l’emploi ». Prises isolément, il est toujours possible de discuter certaines de ces propositions. Mais Jacques Attali nous invite à considérer en bloc la cohérence de son rapport. L’analyse synthétique qui suit relève ce défi, en épargnant donc au lecteur le commentaire de texte citation par citation, et s’attelle à présenter sommairement les premiers éléments d’une contre-expertise.
1. Une stratégie d’ores et déjà engagée en France et en Europe
Le diagnostic établi par la commission Attali est que le déclin dont souffrirait la France est avant tout lié au poids du « modèle hérité de l’après-guerre », celui-ci ayant accouché de « conservatismes » et de « privilèges » ayant accru les inégalités, entretenu des rentes et bridé la croissance. Celle-ci serait en particulier contrainte par un système de formation inadapté, un poids excessif des dépenses publiques, une fiscalité pesant sur le coût du travail et la compétitivité, une mobilité insuffisante sur le marché du travail. Pour favoriser l’avènement de l’économie de la connaissance, le rapport Attali propose donc de poursuivre la réforme des universités (où la part du financement privé de dix pôles d’excellence pourrait atteindre 80%), de réduire d’un point par an la part des dépenses publiques dans le PIB, d’abaisser le coût du travail en fiscalisant le financement de la protection sociale à travers la hausse de la CSG et de la TVA, d’asseoir la « flexisécurité » du marché du travail, d’allonger la durée du travail et d’accroître le taux d’emploi des seniors. Enfin, pour s’attaquer à l’épineuse dégradation du pouvoir d’achat, le rapport Attali caresse l’utopie selon laquelle la concurrence, notamment dans le secteur de la distribution, suffirait à faire baisser les prix. Il comporte également des recommandations dont les effets sur la croissance paraissent marginaux ou sont loin d’être évidents (suppression de la carte scolaire et des départements, déréglementation des professions de notaires, de coiffeurs de pharmaciens et de chauffeurs de taxis).
La stratégie recommandée par le rapport Attali est celle qui est actuellement menée en Europe, notamment en application de la stratégie de Lisbonne, renouvelée en 2005, sous des variantes diverses en vertu du principe de subsidiarité. Dans cette direction, la France a déjà largement « réformé », si ce n’est détricoté, son modèle économique et social. À cet égard, le rapport Attali se trompe d’époque. La France d’aujourd’hui n’est pas celle du Général de Gaulle.
Les champions nationaux ont été destitués, au gré des quatre vagues de privatisations (1986, 1993, 1997, 2002) . Sous la surveillance de Mario Monti (membre de la commission Attali), qui fut un commissaire européen farouchement opposé à la recapitalisation d’Alstom, l’ouverture à la concurrence fut assurée. Elle est en passe de s’achever dans tous les secteurs stratégiques.
Le marché du travail est devenu extrêmement flexible. Le taux de turn over est supérieur à celui qui prévaut au Danemark, pays de la flexisécurité par excellence. La durée et le montant des indemnités chômage ont été corrigés et le suivi des chômeurs s’est durci. Trois millions de chômeurs dans la force de l’âge sont disponibles pour travailler sur un marché du travail aux conditions de plus en plus dégradées sans qu’il ne soit utile de chercher en vain |1| à accroître le taux d’emploi des plus âgés. Le chômage a considérablement affaibli le pouvoir de négociation des syndicats. Au cours de ces vingt dernières années, la déformation à la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée a été plus accentuée que dans les principaux pays industrialisés : la part des salaires était de 75% en 1983. Elle est aujourd’hui de 65%. Le coût du travail en France se situe dans la moyenne européenne et reste inférieur au coût salarial allemand. La durée effective du travail est la même qu’en Allemagne (41 heures hebdomadaires) et les travailleurs français détiennent la médaille de bronze de la productivité horaire. Les « baisses de charge », généralisées sur les bas salaires depuis la loi quinquennale de 1993), ont considérablement réduit le coût du travail non qualifié. La CSG est progressivement montée en puissance. La réforme des retraites a évité d’augmenter les cotisations sociales, en allongeant les durées de cotisations et réduisant les taux de remplacement. Les rigidités du marché du marché du travail se sont donc largement estompées, sans provoquer d’effets significatifs sur l’emploi : en effet, les « baisses de charges » n’ont pas suscité plus de 200 000 emplois, soit deux fois moins que les dispositifs de RTT.
En matière budgétaire, la progressivité du système d’imposition directe a été considérablement réduite par les mesures prises en 1993, 2005 et 2007. Quant à la dépense publique, sa part dans le PIB est strictement identique à ce qu’elle était il y a vingt-cinq ans (53%) et demeure inférieure à la dépense publique des pays nordiques, brandis comme modèles de « flexisécurité » à imiter. Les politiques de rigueur budgétaire ont conduit à une réduction de 5 points la part des dépenses de fonctionnement dans les dépenses de l’Etat. La loi organique relative aux lois de finance (LOLF) permet un suivi extrêmement strict des missions et des moyens attribués à chaque administration. La part des dépenses sociales dans le PIB s’est certes accrue de 2 points. Mais le creusement de la dette publique provient essentiellement de la baisse des recettes, observable depuis que s’est affirmée la stratégie dont la commission Attali préconise l’approfondissement. La dette publique représentait 36% du PIB en 1993, 58,5 % du PIB en 1996 et 64% en 2007. La baisse des recettes est due à la baisse du rendement de l’impôt, consécutive aux réformes fiscales accomplies et à l’incapacité des politiques macroéconomiques conduites à ramener la croissance française à son taux potentiel, supérieur à 3%.
Le rapport Attali aurait pu dresser le bilan d’étape de cette stratégie dans laquelle la France s’est d’ores et déjà engagée depuis quinze ans, soit plus que le moyen terme. Notons que le mal n’est pas spécifique à la France, certes plus atteinte que ses partenaires au cours de ces quatre dernières années. L’Europe, qui a initié une telle stratégie, est devenue la zone où la croissance est la plus faible du monde. Il est frappant que l’avis des macroéconomistes n’ait pas été convoqué dans une commission chargée d’étudier les freins à la croissance (les seuls économistes consultés étaient Philippe Aghion, Christian de Boissieu et Jean-Philippe Cotis), comme si, en matière médicale, le diagnostic d’une pathologie était pratiqué par les malades eux-mêmes, accompagnés de leur famille et du curé, sans tenir compte des avis, parfois contradictoires, des spécialistes.
2. Les véritables freins macroéconomiques à la croissance
D’un point de vue macroéconomique, la faiblesse devenue chronique de croissance française est avant tout due à la panne d’investissement des grandes entreprises, particulièrement dans le secteur innovant, supposé être le moteur de la nouvelle économie. La part des investissements dans le secteur des NTIC est de 15% de l’investissement total, contre 45% aux États-Unis. Les entreprises cotées peuvent pourtant se financer sur les marchés boursiers sur lesquels se porte l’abondante épargne des bénéficiaires des dividendes du capitalisme financier. Elles jouissent de surcroît de taux de marge reconstitués et disposent de capacités d’autofinancement et de fonds propres importants. Malheureusement, les profits sont majoritairement consacrés à la rémunération des dividendes et à la croissance externe, plutôt qu’à l’investissement productif. Le graphique suivant illustre ce divorce entre le taux de marge et le taux d’investissement.
La restauration de la part des profits dans la valeur ajoutée a pour contrepartie la faiblesse de la part des salaires et la baisse du pouvoir d’achat des ménages à bas et moyens revenus. La croissance française est exclusivement tirée par la consommation des classes aisées, bénéficiaires de l’accroissement des inégalités. Le bouclier fiscal alimente certes les revenus des classes aisées. Mais cette politique rencontre des limites, dans la mesure où la propension à consommer des ménages à hauts revenus est faible. Une telle politique fiscale risque donc d’entretenir une épargne devenue excédentaire, dans la mesure où les entreprises ne la mobilisent pas pour l’investissement. Il en résulte une situation de croissance molle, accompagnée d’un chômage persistant et de déficits publics chroniques, compte tenu de l’insuffisance de rentrées fiscales.
Dans ces conditions, il n’est pas aberrant, d’un point de vue macroéconomique, que cette épargne oisive soit mobilisée par les pouvoirs publics pour financer des dépenses porteuses de croissance (investissement public, innovation, recherche, santé, éducation). À l’heure de l’impératif de développement durable, que l’on oppose abusivement à la croissance, l’investissement public dans les énergies renouvelables pourrait ainsi être une priorité nationale. Le problème de la dette doit en tout état de cause être relativisé, dès lors que l’abondante épargne disponible se révèle férue d’obligations du Trésor que l’État peut émettre à très bas taux. La dette serait alors soutenable si elle alimentait la croissance. Celle-ci engendrerait les recettes fiscales permettant en fin de course de réduire l’endettement public. Au contraire, l’objectif fixé par le rapport Attali de réduire de 1% la part des dépenses publiques dans le PIB pourrait au final produire l’effet inattendu d’une explosion de l’endettement. Trop de rigueur tue la rigueur, à l’instar des politiques menées en application du pacte de stabilité et qui s’avèrent incapables, dans la moitié des pays de l’eurogroupe d’en respecter les critères. L’impact sur la croissance d’une politique budgétaire est toutefois suspendu à son contenu. D’importantes marges de manœuvre budgétaires ont malheureusement été gaspillées par les 15 milliards du paquet fiscal, dont l’effet sur l’investissement est quasi-nul l’impact sur la consommation extrêmement faible.
En simplifiant à l’extrême, la spécificité du mal français peut se résumer à un problème de répartition des revenus. L’excès d’épargne, consécutif à l’insuffisance d’investissement et à la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, est le véritable frein à la croissance. Elle alimente les bulles boursières et immobilières dont l’éclatement est susceptible de provoquer des effets de richesse négatifs. La répartition des revenus, stabilisée à un niveau élevé en faveur des profits, n’est pas étrangère à ce paradoxe des coûts et de l’épargne. Les modèles postkeynésiens de répartition des revenus |2|, peu connus par le grand public, montrent pourquoi ce paradoxe est inhérent aux effets des « politiques de l’offre », prédominantes en Europe au cours de ce quart de siècle. Paradoxe il y a car, bien que la baisse des coûts salariaux et la hausse de la part des profits aient gonflé l’épargne (par le biais des dividendes distribués aux actionnaires dont la propension à consommer est inférieure à 0,4), cette épargne ne trouve pas comme contrepartie le regain d’investissement escompté par le « théorème Schimdt » (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain »). La perte de compétitivité de nos entreprises, qu’illustre un déficit extérieur devenu chronique, est avant tout liée à ce déficit d’investissement dans le secteur innovant. Elle est aggravée par un taux de change de l’euro auquel nos entreprises exportatrices sont plus sensibles que les entreprises allemandes (une appréciation de 10% de l’euro plombe la croissance de 0,2 à 0,5 % et détériore aussi la situation des PME qui sous-traitent pour les entreprises exportatrices). Le retournement de la consommation amenuise à son tour les débouchés pour l’investissement (souffrant d’un effet décélérateur). Les capacités de productions sont sous-utilisées. Le potentiel de croissance endogène, lié à l’investissement dans « l’économie de la connaissance », n’est absolument pas exploité.
Les carnets de commandes des entreprises sous-traitantes sont donc peu fournis. Celles-ci souffrent certes de l’accès au crédit et des délais de paiements, comme le souligne le rapport Attali. Elles sont de plus mises en concurrence et contraintes de comprimer leurs marges, reportant les risques sur des salariés précarisés. La sous-traitance est parfois délocalisée par leurs donneuses d’ordre dans les pays à bas coût et/ou en zone dollar ; le réseau des PME sous-traitantes se délite dans chaque bassin d’emploi qui se désindustrialise désespérément. Nul doute que la double question de la préférence communautaire en matière industrielle et de la politique de change doit être posée lors de la prochaine présidence française du Conseil européen.
En attendant, l’accroissement de la flexibilité de l’emploi par la « séparation à l’amiable », recommandée par le rapport Attali, aura peu d’effet sur l’emploi. La flexibilisation du CDI fragilisera plus encore le pouvoir de négociation des salariés à l’heure où le pouvoir d’achat est à la traîne. Pour nécessaire qu’elle soit, la « sécurisation des parcours professionnels » ne fera qu’inverser l’ordre de la file d’attente des chômeurs. Elle ne doit pas semer l’illusion que la formation |3| est la solution miracle au chômage, alors que la véritable cause du marasme de l’emploi qualifié tient dans le fait que les entreprises n’ont pas investi dans la nouvelle économie, censée représenter le nouvel Eldorado ! L’INSEE recense tout au plus 400 000 emplois vacants. Ces derniers ne se situent aucunement dans les Nouvelles Technologies de l’information et de la communication, mais dans les secteurs traditionnels du bâtiment et de la restauration, où de nombreuses entreprises font appel à une main-d’œuvre en situation irrégulière. Alors que nombre de travailleurs sans papiers occupant des emplois dans ces secteurs en pénurie de main-d’œuvre ne sont toujours pas régularisés, le recours à une nouvelle « armée de réserve industrielle », par le biais d’un appel à l’immigration, exercera une nouvelle pression à la baisse sur les salaires.
Au final, le rapport Attali ne perçoit aucunement les conséquences de la stratégie économique dans laquelle la France s’est d’ores et déjà avancée, tant en matière d’abandon de la politique industrielle, où le bilan des privatisations s’avère désastreux (tandis que l’agence pour l’innovation industrielle, érigée au nom du patriotisme économique, n’est dotée que… d’un million d’euros !), qu’en matière de politiques fiscale et salariale, où la montée des inégalités entretient l’épargne des classes aisées au détriment de la consommation populaire.
À cet égard, si la fiscalisation du financement de dépenses universelles est naturellement souhaitable pour définir l’assiette la plus juste, le scénario proposé par le rapport Attali d’une hausse de la CSG de 0,6% et de la TVA de 1,2% est un scénario limité, aux effets macroéconomiques risqués, dès lor
s que la consommation est le seul moteur de la croissance et l’investissement relativement insensible aux coûts. La CSG est un impôt proportionnel alors que la TVA est un impôt dégressif. Leur montée en puissance est donc de nature à entamer encore plus le pouvoir d’achat des ménages à faibles et moyens revenus dont la propension à consommer est égale à l’unité. Elle s’avère contradictoire avec l’objectif de justice fiscale. Une véritable réforme moderne du financement des dépenses sociales universelles consisterait à remplacer l’actuel système par un grand impôt universel sur le revenu et une nouvelle fiscalité des entreprises. À cet effet, le scénario de fusion de la CSG avec l’impôt sur le revenu est ignoré par Attali. Il permettrait pourtant d’élargir l’assiette de l’impôt sur le revenu tout en rendant progressif le financement de la protection sociale. De même, le remplacement des cotisations patronales par une contribution fiscale sur la valeur ajoutée, plus favorable aux PME, n’est pas évoqué.
3. Comment relancer le pouvoir d’achat ?
Pour améliorer le pouvoir d’achat, le rapport Attali s’en tient à prêcher la concurrence dans la grande distribution. Les chiffres publiés en décembre 2007 par une enquête du Nouvel Observateur sont à cet égard accablants. Les prix dans la grande distribution ont augmenté en moyenne de 29% depuis le passage à l’euro et ses marges se sont accrues de 3% entre 1996 et 2004. Pour autant qu’elle soit souhaitable, l’ouverture à la concurrence dans la distribution risque, au contraire de l’objectif recherché, d’accroître le pouvoir du loup dans la bergerie. Les réseaux de grands distributeurs jouissent d’une rente liée à la double domination qu’ils exercent sur les producteurs et sur les consommateurs.
Premièrement, ils sont en situation de quasi-monopole ou d’entente oligopolistique face à la multitude des consommateurs. « Libéraliser » les implantations de grandes surfaces pourrait tuer définitivement le petit commerce local, sans nécessairement provoquer une baisse des prix.
Deuxièmement, les grands distributeurs sont peu nombreux (6 centrales d’achat se partagent 85% du marché) face à quelques multinationales de l’agroalimentaire et à une multitude de petits producteurs locaux (les économistes disent qu’ils sont en position de quasi-monopsone vis-à-vis des petits producteurs). La loi Galland entendait protéger ces derniers en fixant un seuil en dessous duquel la revente à perte est interdite, celui-ci excluant les « marges arrières ». Celles-ci sont des commissions versées par les fournisseurs aux distributeurs en contrepartie de la promotion de leurs produits. Seuls les industriels de l’agroalimentaire sont en mesure de payer ces imposantes « marges arrières » aux distributeurs. Ils fixent alors des prix élevés pour pouvoir souscrire au versement de ces « marges arrières », tout en préservant leurs marges (qui se sont accrues de 5 points de 1996 à 2004). Les petits producteurs locaux ne disposent naturellement pas du même rapport de force pour fixer leur prix, ni de la même capacité financière pour acquitter les « marges arrières ». La suppression de la loi Galland, proposée par Attali et revendiquée par Michel-Edouard Leclerc au nom de la mise en concurrence des producteurs pour obtenir des prix plus bas, condamnerait nombre de petits producteurs. Pour l’heure, la loi Chatel est un compromis qui maintient un seuil de revente à perte avec déduction des « marges arrières » des prix d’achat des distributeurs… qui n’ont toujours pas répercuté sur leurs prix la déduction de 20%, déjà autorisée par la loi Dutreil de 2002…
Pour contrecarrer franchement à la baisse du pouvoir d’achat, la question salariale devient dès lors incontournable. Elle pose le problème de la répartition des revenus et donc de la réduction des inégalités. Elle est malheureusement la grande absente du rapport Attali, qui prétend pourtant s’attaquer aux rentes. Or les études récentes indiquent que les hauts revenus ont littéralement explosé entre 1998 et 2005 |4|. Pour les 5 % des foyers les plus riches, les revenus déclarés ont progressé de 11%. Pour 1% des foyers, l’augmentation a été de 19,4%. Pour le 0,1% des foyers représentant le dessus du panier, elle a été de 32%. Pour les 3500 foyers les plus riches, soit 0, 01% des foyers, elle a été de 42,6 %. Dans le même temps, le revenu médian, de 1480 euros mensuels en 2005, stagnait, progressant de 0,6 % par an. En bas de l’échelle, 7,1 millions de pauvres survivent désormais en France avec un revenu inférieur 817 euros (correspondant au seuil de pauvreté de 60% du revenu médian). Le revenu réel de la grande majorité des Français a donc baissé, en raison d’une inflation de 2% par an. Pour une grande partie de la population, la perte de pouvoir d’achat est d’autant plus réelle que l’indice des prix de l’INSEE est construit à partir de la pondération des biens entrant dans le panier de la ménagère. Cette pondération sous-estime notamment le poids du logement qui est devenu le premier poste budgétaire des ménages, alors que l’indice de l’INSEE le place en troisième position (sa part estimée dans la dépense des ménages est seulement de 13% !), derrière les transports et l’alimentation.
Si l’on entre dans les détails, l’accroissement observable des inégalités est dû à l’explosion des très hauts salaires et des revenus du patrimoine au cours des dix dernières années, alors que les revenus de l’immense majorité de la population stagnaient. Les revenus des capitaux mobiliers se sont ainsi accrus de 31 % entre 1998 et 2005. Ils représentent 10% du revenu des foyers les plus privilégiés, alors que les ménages modestes n’épargnent pas, faute de ressources suffisantes. Quant aux revenus salariaux, la progression du salaire moyen de 1,5% par an depuis 1978, mis en évidence par l’INSEE ne rend pas compte de la situation du nombre croissant de salariés subissant le travail précaire et bénéficiant donc d’un nombre inférieur de jours rémunérés. C’est pourquoi l’INSEE calcule désormais le revenu salarial net, en tenant compte du fait que la part des salariés qui ne sont pas à temps complet sur l’année (en CDD, intérim ou temps partiel) est de 31%, contre 17% en 1978 |5|. Ce nouvel indicateur montre alors que le revenu salarial net moyen a stagné entre 1978 et 2000 et qu’il a baissé de 0,5% entre 2000 et 2005 malgré les revalorisations du SMIC horaire. Ces moyennes masquent enfin des disparités salariales qui se sont accrues. Entre 1998 et 2005, le salaire de 90% de la population ne s’accroissait que de 4% quand l’inflation progressait de 13% au total. Au cours de la même période, les 0,1% des salariés les mieux rémunérés voyaient leurs salaires augmenter de 29%. Les 0,01% des plus hauts salaires bénéficiaient d’une hausse de 41%. Dans certaines entreprises cotées, la hiérarchie salariale s’échelonne désormais de 1 à 300 !
Si le pouvoir d’achat a donc bel et bien augmenté pour les cadres et les actionnaires du nouveau capitalisme, il a baissé pour l’immense majorité des salariés, qui subit les conditions de plus en plus dégradées du marché du travail, et dont le taux d’endettement explose. Les politiques de rigueur salariale expliquent en grande partie le déplacement de 10 points du partage des revenus en faveur des « nouveaux rentiers ». On a su, à partir de 1983, organiser la désindexation des salaires sur les prix. L’inflation salariale a depuis disparu. Le gestionnaire public saurait, « techniquement », comment procéder pour accroître la part des salaires dans la valeur ajoutée. Il est possible de modifier le mode de raisonnement dans la fonction publique pour indiquer le chemin à suivre dans le secteur privé, de revaloriser le SMIC et d’étendre les accords de branche organisant le relèvement des minima conventionnels pour provoquer une hausse pour tous les niveaux dans les grilles salariales. Une conférence salariale annuelle réunissant les partenaires sociaux pourrait enfin fixer des règles stables de progression du pouvoir d’achat. Elle pourrait retenir l’idée qu’une hausse des salaires n’est aucunement inflationniste dès lors qu’elle est indexée sur les gains de productivité, ni plus, ni moins. Enfin, pour relancer immédiatement le pouvoir d’achat, il est également possible de baisser la TVA ; le coût de la baisse d’un point du taux de TVA est de 6 milliards d’euros, soit 2,5 fois moins que le paquet fiscal.
Conclusion
Si la cible désignée par la commission Attali est le « modèle hérité de l’après-guerre », c’est que nombre de ses membres entendent en rendre irréversible la destruction, faisant ainsi écho à un vœu récemment formulé par Denis Kessler dans la presse : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie ». L’autonomie des universités, la réforme de l’État, la suppression massive de postes de fonctionnaires, les réformes fiscales en cours ou en projet, l’achèvement de la privatisation de l’énergie, la flexibilisation du marché du travail, la réforme des régimes de protection sociale, le recours à « l’immigration choisie » sont autant de chantiers creusés par Nicolas Sarkozy et que le rapport Attali a pour fonction idéologique de légitimer.
S’il faut indéniablement adapter notre modèle social au nouvel environnement économique, il n’est pas évident que la direction vers laquelle le rapport Attali nous invite à nous enfoncer soit la plus juste socialement, ni la plus efficace économiquement.
|1| Malgré les multiples incitations, les entreprises continuent à faire partir en retraite leurs salariés âgés à 58,9 ans en moyenne si bien que le taux d’emploi des seniors reste calé à 37,8%. Le dispositif des CDD seniors est un échec total : moins de 20 contrats ont été signés en 2007.
|2| Marc Lavoie, L’Economie postkeynésienne, La Découverte, 2004.
|3| Le rapport Attali évoque le taux de chômage des jeunes (21,5%) pour justifier une nouvelle réforme du système éducatif. C’est en fait le taux de chômage des jeunes actifs (sans formation) qui est élevé. Le système de formation n’est donc pas si inadapté qu’il n’y paraît.
|4| Camille Landais, Les Hauts Revenus en France (1998-2006) : Une explosion des inégalités ?, Paris School of Economics, juin 2007.
|5| Romain Aeberhardt, Julien Pouget, Anne Skalitz, « Le revenu salarial et ses composantes, évolution et inégalités de 1978 à 2005 », Les salaires en France, édition 2007, INSEE.