Comme l’ont rappelé les mobilisations de l’hiver 2019, la grève semble réservée à des franges restreintes du salariat. Elle dure et se concentre dans les secteurs où l’implantation syndicale et la cohésion des collectifs de travail restent fortes, comme dans les transports publics. Ailleurs, la conflictualité est à la fois beaucoup plus rare et sporadique. La mobilisation des travailleurs et travailleuses prend alors volontiers des formes individuelles (absentéisme, refus d’heures supplémentaires…) et reste souvent en deçà de cette épreuve de force collective que représente l’arrêt de travail. La restauration rapide est emblématique de ces secteurs où les grèves sont improbables. Les modes de gestion du personnel, la généralisation du système de franchise, la composition de la main d’œuvre, la précarité des conditions d’emploi et la faiblesse des syndicats sont autant de facteurs défavorables à l’action collective. Quand des mobilisations percent malgré tout, elles réunissent des conditions si exceptionnelles qu’elles semblent difficilement réplicables. Les quelques occupations de McDonald’s ayant défrayé la chronique au début des années 2000, ou plus récemment à Marseille et en région parisienne, ont à chaque fois réuni des conditions exceptionnelles (présence d’un noyau militant dans l’établissement et de soutiens extérieurs) qui expliquent autant leur visibilité que leur rareté. Doit-on pour autant en conclure que la grève ne peut atteindre les McDo ordinaires ? L’expérience relatée ici invite à penser le contraire. Antoine est étudiant en licence et « équipier polyvalent » chez McDonald’s. Il travaille depuis le printemps 2019 dans un restaurant franchisé de banlieue1. Dans cet entretien, il nous décrit comment ses collègues et lui ont décidé d’organiser, en quelques semaines, un arrêt de travail, et comment l’employeur a réagi. Cet entretien fait partie du dossier “Grèves générales”, Mouvements n°103.
Mouvements (M.) : Pour commencer, est-ce que tu peux nous décrire ta situation, celle du McDonald’s où tu travailles et comment vous est venue l’idée de faire grève ?
Antoine (A.) : J’ai commencé à travailler en mai 2019, après mes partiels. Je me suis dit que j’allais travailler à McDo juste pour les deux ou trois mois d’été, pour me faire un peu d’argent et arrêter à la rentrée, mais au final je suis resté parce qu’il y avait une bonne ambiance, je voulais rester avec mes collègues. Ça change des cours, tu vois plus de monde…
Quand j’ai commencé dans ce McDo, il tombait un peu en ruine. Par rapport aux autres restaurants de la franchise, le nôtre est dans une cité. On n’a pas le même public que les autres où c’est beaucoup plus riche, ce n’est pas la même clientèle, pas les mêmes menus qu’ils prennent, ça change le chiffre d’affaires… La direction nous en parle tout le temps, on est souvent comparés aux autres McDo où ils font beaucoup plus de chiffre. On s’est toujours dit qu’on en avait marre de nos conditions. Les frigos étaient cassés, on mettait du scotch pour les réparer, il y avait une friteuse sur six qui marchait. Et les clients se plaignaient. Si tu regardes sur Google les avis sur notre McDo, les gens nous allument : c’est trop lent, c’est froid…
Du coup on en a eu marre. On en a tous parlé un jour, on s’était organisé une soirée de Noël avec tous les collègues, même des managers, et on a commencé à parler de la grève, mais pour rigoler… C’est venu un peu comme ça. Même une manageuse nous a dit : « si vous faites la grève, je vous suis et je fermerai avec vous ». On a commencé à en parler de plus en plus et, finalement, en une semaine on a tout bouclé et on s’est dit, c’est bon, on le fait, en une semaine on a organisé la grève ! On avait commencé à parler de ce qu’on voulait changer sur un groupe Snap2, où chacun donnait son avis. On a fait ce groupe, en rajoutant des gens en qui on avait confiance, par exemple Nathalie, une collègue avec qui on n’était pas vraiment amis, mais on savait que pour la grève, elle était super chaude, et du coup on l’a ajoutée. On savait qu’elle analyse ses fiches de paye, et qu’à chaque fois elle remarque qu’il lui manque plein d’heures. Du coup, on savait qu’elle n’a pas peur de se mouiller et de dire les choses. Alors qu’il y en a avec qui on était super potes mais qu’on a enlevés parce qu’on savait qu’ils allaient pas nous soutenir.
M. : Mais d’où vient l’idée de la grève ?
A. : En vrai, dans notre McDo, on se plaint tout le temps. On se dit tout le temps qu’on en a marre de ça, qu’on en a marre de ci… Du coup c’est à force d’en parler, et en plus comme c’était en plein mouvement des grèves, on s’est dit : mais pourquoi nous on n’aurait pas le droit de faire grève ? Même si on travaille juste à McDo, on pourrait la faire aussi, on a des choses à dire et on veut des choses aussi ! On a vu tout le monde faire grève, on s’est dit pourquoi pas nous, même si ça ne veut pas dire qu’on se ralliait au mouvement, mais on s’est dit que c’était possible de faire grève. Et du coup voilà, c’est venu comme ça, c’est rentré dans la tête de tout le monde : après, on ne parlait plus que de ça.
M. : Quand tu évoques le mouvement des retraites, c’est le fait d’en entendre parler dans les médias ou d’y être directement confrontés qui vous y a fait penser ?
A. : C’est surtout qu’on en a entendu parler dans les médias, j’y ai pas été spécialement confronté directement.
M. : Tu avais déjà fait grève auparavant ?
A. : Moi, je connaissais rien de tout ça ! D’habitude, je ne suis pas du tout militant. Je ne suis pas quelqu’un d’engagé, je ne suis pas quelqu’un qui remet tout le temps les règles en question, ou qui en demande toujours plus. Justement, là, je me suis étonné moi-même, à motiver les autres à faire ça. J’avais déjà travaillé avant mais c’était différent, j’étais remplaçant de gardien d’immeuble. Mais dans une « vraie » entreprise on va dire, c’était mon premier travail. C’est pour ça que ça nous a mis un peu en confiance qu’Irvin vienne3, parce qu’on avait l’impression… c’est pas qu’on n’était pas légitimes, mais on n’était pas au courant de nos droits… Notre mentalité c’était un peu : on travaille à McDo, McDo c’est en bas de l’échelle sociale et c’est comme ça. On suit le train, on rentre dans le moule et voilà.
M. : Tu parlais de la grève en cours sur les retraites, mais est-ce que tu avais des exemples d’autres grèves, par exemple à McDonald’s ?
A. : Oui, on s’était dit, mais c’est pas possible, il y a pas que nous qui avons tenté des grèves à McDo, c’est pas possible qu’on soit les seuls à en avoir marre comme ça. Du coup avec Nathalie, celle qui se mouille à chaque fois, on a cherché sur internet, et on a vu que dans un restau sur Paris même s’ils n’étaient que cinq à faire la grève, au final ils avaient réussi à bloquer leur restaurant4. Du coup, on s’est dit, pourquoi pas nous ? Comme chez nous les trois quarts des équipiers sont prêts à faire grève, c’est sûr que ça marchera encore mieux, ou du moins ça sera encore plus facile à faire. Donc, ça nous a un peu motivés, ou plutôt inspirés. On a regardé ce qu’ils avaient demandé et on s’est dit « on peut aussi demander ou du moins proposer, et voir ce que ça donne ».
M. : Est-ce que tu peux nous dire comment vous avez choisi le jour pour la grève, quels étaient les enjeux ?
A. : Le restaurant allait être en travaux, donc on voulait faire grève avant, parce qu’on savait qu’il allait y avoir de nouveaux équipiers et qu’on aurait moins de poids avec des nouveaux, qu’ils n’iraient pas directement se rattacher à notre mouvement alors qu’ils ne nous connaissent pas, qu’ils ne savent pas dans quelles conditions on travaille. Donc on s’était dit, déjà, il faut le faire avant les travaux. Ensuite, il fallait choisir un jour où on serait nombreux, où ceux qui étaient prêts à suivre le mouvement seraient là, un jour où on travaille tous, et un jour qui ait de l’impact. Si, par exemple, on ne travaille pas un lundi midi, ça les atteint pas trop. On s’était dit : « mercredi midi, sorties d’écoles, sorties des collèges » – surtout qu’il y a plein d’écoles à côté, il y a un parc. On s’était dit : « là ça leur fera bien mal, c’est un des moments où on fait le plus de chiffre d’affaires, là ils vont se réveiller ». C’est pour ça qu’ils avaient les chocottes ce jour-là.
M. : Et comment ça s’est déroulé concrètement ?
A. : Le mardi on s’est organisé un rendez-vous chez Karima [une autre équipière], tous ensemble, où on a commencé à vraiment organiser nos idées. Ce jour-là on était cinq-six. C’est à ce moment qu’on reçoit un appel de Stéphane, notre manager qui nous dit de venir vite au McDo, parce que la grève était arrivée aux oreilles de notre superviseur, et qu’en gros c’était maintenant ou jamais si on voulait avoir une discussion avec lui. Du coup, on est tous partis au McDo, avec notre petite feuille qu’on venait juste de préparer. Il arrive trente, quarante minutes après et on part en pseudo-réunion avec lui. Il nous dit qu’il a entendu qu’il y avait un malaise dans notre McDo. On lui dit que oui, on n’est pas contents des conditions, par exemple sur les salaires, la date des virements, que ceux qui font la close [la fermeture du magasin] doivent payer leur Uber, etc. Il commence à prendre note. Là où il a accepté directement c’est pour les Uber, les closers ont pu rentrer directement en Uber dès le lendemain. Pour le reste, il nous avait donné un rendez-vous le lendemain matin, parce qu’il devait solliciter le franchisé pour voir ce qui était possible et ce qui n’était pas possible.
M. : Comment la direction a-t-elle su que la grève se préparait ?
A. : En gros, il y a eu une balance. On l’a appris il n’y a pas très longtemps. Elle était à notre première réunion, mais elle s’est sentie obligée de parler au manager parce qu’elle fait partie des délégués du personnel. Elle s’est dit que comme ça il y aurait une discussion, et que si on n’était toujours pas contents, là on pourrait faire la grève. C’était sa logique à elle. Mais on ne lui en veut pas. Ça fait plus de dix ans qu’elle travaille au McDo ; sa vie est difficile et elle est très fatiguée. Je pense que c’était aussi un moyen pour elle de se protéger : on est en train de passer en full restau5 et c’est pas évident à son âge de réapprendre une nouvelle méthode de travail. Et franchement, ce qu’on a fait, moi je l’ai fait un peu pour les anciens comme elle, parce que je sais que je ne vais pas passer ma vie au McDo. Je fais des études à côté, c’est pas pour y rester. Au pire, même si je perdais mon travail, c’est McDo, c’est pas comme si j’allais perdre un vrai boulot. Je me suis dit, au moins tu fais ça pour les autres, si ça marche pas, si au pire t’es viré, c’est pas grave, tu iras postuler à celui d’à côté !
M. : Dans votre collectif, c’était quoi la proportion entre les étudiants-salariés et les autres ?
A. : Il y a moi qui suis étudiant, et Adel, mais sinon tout le reste, c’est juste des boulots à plein temps, enfin je veux dire qu’ils font que ça. Dans notre McDo y a plein de 30h, 27h, 28h… Au final, avec les aides de la CAF, avec la prime d’activité, il suffit juste que tu grattes un peu des heures et tu peux gagner plus qu’un manager. Tu peux être swing6 ou équipier en 30h et gagner 1500 €, alors que par exemple Nathalie, elle est en 35h et elle touche à peine 1200 ou 1300. Moi je suis en 15h. Normalement je devrais gagner dans les 500 €, mais, en vrai, je suis jamais en 15h parce que soit y a jamais assez d’effectif, soit ils nous demandent tout le temps de gratter, soit ils nous rajoutent des jours. Du coup je suis tout le temps en 20h et je gagne dans les 700 €.
M. : Et donc le jour J, ça s’est passé comment ?
A. : Ils avaient prévu qu’on ne viendrait pas travailler… Donc dès qu’on est arrivés, on a vu qu’ils avaient appelé d’autres managers des autres McDo de la franchise, qu’on n’avait jamais vus. Celle qui nous avait balancés et le manager travaillaient. Il y avait trois ou quatre managers d’autres McDo, le superviseur, même la directrice était là. Ils étaient venus en gros nous remplacer. Ils nous avaient donné rendez-vous à 10h, sauf que quand on est arrivés il manquait encore des gens, du coup on les a fait poireauter. La directrice n’arrêtait pas de venir nous voir pour nous dire gentiment « Le superviseur est là, venez, rentrez ». Nous, on disait : « Non, on attend tout le monde, ça va pas se passer comme ça ». On les a fait attendre deux heures.
M. : Donc il y a quand même eu un arrêt de travail ?
A. : Oui, pour ceux qui n’ont pas commencé à travailler à l’heure, le superviseur a dit « Ne vous inquiétez pas, on va vous pointer manuellement ». Même ceux qui étaient en retard pour le travail, ils les ont pointés et ils n’ont pas perdu d’heures de travail. Mais même quand on a discuté le mardi soir, moi je devais travailler, au final je suis resté peut-être deux heures à discuter, alors que je devais travailler, et le manager m’a payé mes heures alors que j’étais en train de discuter ! Certains ont même été pointer et ils sont revenus discuter.
M. : Le mercredi, vous étiez combien ?
A. : Je crois qu’on est une trentaine d’équipiers, et je pense qu’au moins vingt étaient prêts à se mettre dans le mouvement. Karima était le messager entre les équipiers et la direction parce qu’elle a plus d’expérience ; c’est une maman au McDo et elle a déjà travaillé dans d’autres entreprises. Pour nous, c’est notre premier boulot, du coup on n’a pas du tout d’expérience et on a un peu peur de ceux qui sont au-dessus. Moi j’ose pas m’imposer face à quelqu’un qui a 40 ans et qui a plus d’expérience. Après, le mercredi, de ceux qui travaillaient on était au moins treize. Et on avait aussi appelé des anciens équipiers, on avait deux, trois anciens équipiers qui étaient venus pour nous soutenir. En même temps on avait commencé à préparer des banderoles. Dès que le superviseur a vu qu’on préparait ça, sa tête s’est décomposée parce qu’il avait super peur. Il a vu qu’on préparait la banderole parce qu’il y a des caméras dans le parking. Il a même supplié Karima de ranger ça et qu’on vienne discuter à l’intérieur, il était prêt à nous écouter, et voilà. Du coup, elle est venue nous dire de ne pas déplier la banderole : « là on est en position de force, rangez-la ». Et après on a discuté avec lui et avec quelqu’un des ressources humaines qui gère les emplois du temps et les fiches de paye.
On est donc entrés dans la salle d’équipiers, on s’est tous installés. Ils nous ont un peu embobinés : ceux qui devaient travailler à ce moment-là, comme Karima, ont dû aller travailler et, du coup, on n’était pas tous là pour la discussion et, comme par hasard, c’était ceux qui étaient les plus timides qui restaient à la réunion. Ça nous a un peu déstabilisés. On a commencé à leur expliquer ce qu’on voulait et ils nous répondaient. Par exemple, pour les paiements, ils nous ont dit que c’était pas possible plus tôt. On est payés vers le 5 du mois, parfois même le 7 ; on avait demandé à ce que ce soit plus tôt parce que certains étaient toujours à découvert, avec les charges qui partent directement au début du mois, et ils nous on dit que c’était pas possible. Normalement je ne suis pas quelqu’un qui parle beaucoup et qui s’impose, mais là j’étais presque le seul à poser des questions, qui essayait de relancer si c’était possible ou pas… On n’était pas en position de force, d’autant que je m’y connais pas du tout, je ne savais pas s’ils nous embobinaient… C’était dur. Mais, sur certaines choses, ils nous ont dit oui direct ; par exemple, on avait demandé à ce que la fiche de paye soit plus claire, et, du coup, on a eu un papier explicatif directement à la paye suivante, on a eu les Uber remboursés… Avec les travaux, ils n’avaient pas du tout pensé à changer les casiers, et du coup on a eu des nouveaux casiers, plein de choses comme ça.
Ils nous ont dit que tous les trois mois, s’il y avait un bon chiffre d’affaires, on aurait une petite prime grâce aux bénéfices. Mais on ne sait pas si c’est vrai parce qu’avec le confinement, on n’a pas encore testé. Ah oui, j’oubliais le plus important ! Notre restaurant ferme à minuit et, avant, on avait quinze minutes pour closer, pour tout ranger, tout fermer, etc. Du coup, on n’avait jamais le temps, certains finissaient même à 45, sauf qu’ils nous disaient de dépointer à 15, parce qu’on n’avait pas le droit de dépasser, mais de continuer à travailler, sans être payés. Pareil quand il y avait les inventaires et que des équipiers restaient jusqu’à 1h du matin à compter des boîtes, pendant 45 minutes ils n’étaient pas payés. Ça, maintenant, c’est plus possible, parce qu’on n’a pas le droit de travailler plus de cinq heures d’affilée, sans pause. Maintenant on peut soit prendre une pause au milieu et du coup gratter après si on n’a pas fini, soit gratter directement.
M. : Si tu tires le bilan de cette grève, comment tu l’as vécue ?
A. : Je trouve que c’était quand même stressant. Même si c’était pas grand-chose, c’était stressant, s’organiser, aller à droite à gauche, parler comme ça, enfin sans rien connaître, c’était stressant. Si c’était à refaire, j’aurais peut-être plus appuyé sur certaines choses, ou moins laissé passer. J’aurais plus questionné, ou cherché des renseignements, par exemple sur le CE [Comité d’entreprise]. Le franchisé, il a quatre ou cinq McDo. Mais il a mis des noms différents à chacun. Je crois qu’un des McDo appartient à son fils, l’autre à sa femme, l’autre à son autre fils, mais au final c’est lui qui gère. Je leur avais dit qu’avec tous ces restaurants, on pourrait largement avoir un CE, parce qu’on est plus de cinquante salariés, facile. Et il m’a directement stoppé en me disant que, dans notre McDo, on était moins de cinquante, et que même si on forçait pour avoir un CE on aurait seulement une place de cinéma par mois. Et comme on connaît rien, qu’est-ce que je pouvais répondre ? Du coup j’ai laissé passer. Il avait toujours une réponse…
M. : Est-ce que cette action vous a conduit à vous poser la question de trouver un cadre pour vous organiser, ou pas du tout ? Est-ce que vous avez parlé de syndicat, ou même des délégués du personnel, le fait d’être élu à la place des autres ?
A. : On va dire que certains ont été intéressés, par exemple, moi et Karima, ça nous a intéressés. Mais les autres, ce qu’ils voulaient c’était surtout leur rendre la pareille : ils nous ont fait chier et, du coup, ils voulaient eux-mêmes les faire chier, sans vraiment être au courant des choses. Aussi, pendant la réunion, le superviseur a fait porter le chapeau à la directrice. Et, au final, elle a été mise de côté. Après qu’elle se soit fait dégager, elle a commencé à lire la convention collective. Elle a commencé à l’analyser pour voir où ils l’avaient embobinée, et à nous demander de poser des questions en les notant dans le cahier [de la délégation du personnel], pour qu’ils en parlent pendant leurs réunions et qu’on sache le vrai du faux. Mais après je sais que pour être délégué du personnel il faut beaucoup d’ancienneté, du coup pour Karima et moi, c’est sûr que c’est mort7.
M. : Est-ce que cette grève a changé ton rapport au travail, avec tes collègues ?
A. : On a eu un nouveau directeur, un nouveau sous-directeur et un nouveau manager, qui venaient d’autres McDo et qui mettent maintenant la mauvaise ambiance. Ils essayent de faire comme dans les autres restaurants : c’est la compét’, il faut avoir les meilleurs chiffres, alors que nous on s’en fout. Avec la nouvelle manière de travailler [en full restaurant], je pense qu’on se parle moins, parce que chacun a une tâche précise, et qu’on a moins l’occasion de se rapprocher. Maintenant c’est : toi tu prépares, toi tu fais cuire les pains, toi tu garnis, toi tu mets les viandes. On n’a vraiment plus le temps de parler parce que c’est à la chaîne.
M. : Est-ce qu’il y a eu des sanctions contre les grévistes ?
A. : Non, il n’y a pas eu de sanctions, mais la mauvaise ambiance est liée au fait que, dans notre McDo, des filles voulaient quand même devenir managers et, au lieu de ça, ils ont engagé un équipier qui travaillait dans un McDo à côté, ils l’ont fait passer en swing, et c’est lui qui a directement pris la place de manager. Après ils n’ont pas arrêté d’utiliser cette méthode. C’est sûr que ça a mis un froid. Une formatrice voulait juste augmenter son contrat et elle est restée à 24h, alors que des simples équipiers qui sont arrivés huit mois après elle sont montés à 30 h avant elle. Du coup, elle a démissionné. Fatou, ça l’a démotivée qu’un autre lui passe devant, elle a commencé à ne plus venir et elle s’est fait virer.
M. : Tu vois comment la suite ? Est-ce que tu te verrais refaire grève à nouveau ?
A. : Franchement, pour qu’il y ait une grève ça va être compliqué. Parce que l’été arrive, du coup y en a plein qui vont démissionner. Y en a déjà plein qui sont partis, Fatou s’est fait virer, y en a d’autres qui vont partir avec les vacances, ça va réduire beaucoup les effectifs. Et en plus de ça, avec le confinement, tous ceux qui étaient en période d’essai se sont fait dégager. Le directeur nous envoie les plannings, je vois qu’on n’est pas beaucoup sur les effectifs, et ceux qui restent c’était pas les plus engagés, donc je pense que ce sera compliqué…
Post Scriptum
Le récit d’Antoine nous donne à voir une grève qui, si elle n’avait pas rencontré un dispositif militant (ici le ReAct) ayant permis d’en consolider la réalité en amont (lors de la préparation de l’action) mais aussi en aval (dans ce travail de retranscription), aurait sans doute fini par disparaître des mémoires.
Il énumère un certain nombre de conditions ayant permis qu’un sentiment d’insatisfaction puisse se transformer en action collective. La première d’entre elles est la cohésion du collectif de travail, sans doute renforcée par le fait que la proportion d’étudiants-salariés y est plus faible qu’à l’habitude dans cette enseigne. Vient ensuite l’effet de rayonnement du mouvement des retraites, qui inscrit le recours à la grève dans l’univers des possibles. Cet aspect est décisif : comme le dit Antoine, c’est le spectacle médiatique du mouvement contre la réforme des retraites qui les conduit, lui et ses collègues, à se convaincre qu’ils ont le droit de faire grève, et par là-même des droits à faire respecter. C’est cet élan d’identification à la figure de salarié·es mobilisé·es qui les incite ensuite à rechercher sur internet des exemples de grèves passées à McDonald’s. Comme avec le conflit des retraites, la singularité de l’occupation du restaurant Magenta fait sa rareté mais lui donne aussi une portée politique qui le pose malgré tout en modèle. L’appui extérieur fourni par Irvin intervient de façon subsidiaire, à la fois pour achever de légitimer l’action aux yeux de ses protagonistes et pour leur transmettre quelques ficelles militantes, comme la confection d’une banderole ou d’une liste de revendications. La présence parmi les salarié·es de quelques personnes identifiées comme des « fortes têtes », qui ne s’en laissent pas compter par la direction, aura aussi constitué un facteur de réassurance.
Mais ce témoignage permet aussi de prendre la mesure du travail engagé par l’encadrement pour éviter toute coagulation des mécontentements. Ce travail passe d’abord par une captation managériale de l’institution des délégué·es du personnel (DP). En concevant leur rôle comme des intermédiaires plutôt que des porte-parole des salariés, les DP servent ici de canal de remontée des informations à la direction plutôt que de support à l’expression collective des salarié·es. Quand vient la grève, l’enjeu pour la direction est avant tout de la rendre invisible : en mobilisant des cadres en renfort pour remplacer les grévistes, en dissuadant ces dernier·es de déployer leur banderole, en demandant, au moment des négociations, aux salarié·es censé·es être en service de se mettre au travail. Ce déni de la grève se traduit aussi par le fait de payer les heures de travail non réalisées par les grévistes. Au sortir du mouvement, le travail de démobilisation se poursuit par une stratégie de répression à bas bruit (remplacement des cadres défaillant·es, refus de promotion ou d’augmentation des heures inscrites au contrat de travail) facilitée par le turn-over du personnel.
Il n’en reste pas moins que ce débrayage a eu des effets, en apportant aux salariés quelques petites victoires, à la fois symboliques et matérielles ; surtout, en incitant l’employeur autant que les salarié·es à se référer davantage aux normes conventionnelles et, ce faisant, à davantage respecter le droit, notamment en termes d’horaires et de rémunération du travail.
Redisons-le, l’expérience de grève relatée ici est statistiquement improbable. Elle cumule en effet de nombreux facteurs dissuasifs de la conflictualité au travail, puisque nous sommes en présence d’un établissement de moins de 50 salariés, dans le secteur du commerce, à la main-d’œuvre jeune et en contrats atypiques, et sans présence syndicale. Mais sa réalité même nous rappelle si nécessaire que le discours sociologique soulignant la diversité des obstacles structurels à la conflictualité gréviste n’épuise pas la description du monde social. Documenter ces « petites » grèves qui ont toutes les raisons de passer sous les radars, parce qu’elles sont non seulement improbables mais aussi pas très exceptionnelles, contribue dès lors à lutter contre le « fatalisme du probable » qu’enregistre la représentation statistique du monde. Rendre visibles, dans une logique d’enquête militante, ces épreuves de force qui actualisent le rapport salarial, aide non seulement à fixer leur existence mais aussi à les partager et les faire prospérer. Accumuler une mémoire des luttes, de leurs contenus revendicatifs et de leurs résultats, des stratégies et des tactiques des parties au conflit, c’est aussi aider à mieux préparer les luttes futures.
K.Y.
1Dans l’organisation du travail à McDonald’s, les employé·es sont polyvalent·es au sens où ils et elles sont censé·es pouvoir occuper une diversité de postes de travail en cuisine, en caisse ou en salle, successivement ou en même temps selon l’affluence de la clientèle. Pour une présentation synthétique de ce système, voir D. Cartron, « Le cumul des contraintes dans la restauration rapide », in A. Thébaud-Mony et al., Les risques du travail, Paris, La Découverte, 2015, p. 215-218.
2Groupe de discussion sur l’application pour smartphones Snapchat.
3Après avoir pris la décision de faire grève, Antoine a repris contact avec Irvin, du ReAct, avec qui il avait échangé quelques semaines auparavant, à l’occasion de la diffusion sur les réseaux sociaux d’un questionnaire sur les droits des étudiants-salariés. C’est à cette occasion qu’Irvin a proposé aux salarié·es d’établir une liste de revendications et de réaliser une banderole. Le ReAct (Réseaux pour l’Action collective transnationale) est une organisation parasyndicale qui aide à l’organisation collective des travailleur·ses. Il participe, avec les syndicats français et nord-américains, à une campagne globale contre McDonald’s.
4Il fait référence au McDonald’s du boulevard Magenta, près de la Gare de l’Est, mis à l’arrêt et occupé pendant cinq jours en mai 2018, à l’initiative de la CGT McDonald’s Ile-de-France : « Au McDo, une grève pour des augmentations et contre l’évasion fiscale », Bastamag, 15 mai 2018, https://frama.link/duUY4pGy.
5L’organisation du travail en « full restaurant » consiste dans l’installation d’un système de fabrication des sandwichs à la chaîne grâce à un tapis roulant.
6Le swing, dans la langue de McDonald’s, ou responsable de zone, est dans la chaîne hiérarchique de l’entreprise l’adjoint du manager.
7En réalité, la condition d’ancienneté est d’un an et peut être assouplie par l’inspection du travail sous certaines conditions (art. L2314-19 et L2314-25 du Code du travail).